Dogville

2003

Avec : Nicole Kidman (Grace), James Caan (Le chef des gangsters), Paul Bettany (Tom Edison Jr.), Philip Baker Hall (Thomas Edison Sr.), Ben Gazzara (Jack McKay), Lauren Bacall (Ma Ginger), Harriett Andersson (Gloria), Siobhan Fallon (Martha), Chloe Sevigny (Liz Henson), Jeremy Davies (Bill Henson), Blair Brown (Mrs. Henson), Patricia Clarkson (Vera), Stellan Skarsgard (Chuck), Miles Purinton (Jason), Jean-Marc Barr (Ben), John Hurt (le narrateur). 2h58.

Un carton annonce un récit en un prologue et neuf chapitres. Placée très haut, la caméra cadre en plongée un immense parquet noir, sur lequel sont tracés des traits à la peinture. Ils dessinent le plan des maisons d'un village et le nom des rues. Quelques accessoires - un cadre de porte ici, une chaise là, plus loin un lit, ailleurs une cloche - suggèrent les éléments d'ameublement. On songe à un jeu de Cluedo grandeur nature, à un jeu de société surdimensionné. La caméra se rapproche lentement alors qu'une voix off précieusement littéraire et légèrement ironique (Elm's street ne possède pas d'arbres) entame la description du village. La caméra s'est rapprochée d'un poste de radio, en gros plan une main tourne le bouton, puis un plan moyen replace la caméra dans l'axe classique du filmage (à hauteur d'homme) pour saisir les Edison père et fils.

(Chapitre 1 : où l'on fait connaissance des habitants de Dogville) Commence alors la description méthodique de chacun des personnages, comme on définit les protagonistes d'un jeu de rôle, et la mise en place amusée de cette communauté pittoresque au temps de la Grande Dépression. Dogville, un lieu tranquille perdu dans les Rocheuses. Quinze habitants adultes et sept enfants vivent dans ce cul-de-sac loin de Georgetown, le bourg le plus proche.

(Chapitre 2 : L'arrivée de Grace) Un soir, des coups de feu surgissent au loin. Quelques heures plus tard, une femme, blonde, belle, arrive, comme traquée. Elle s'appelle Grace. Elle est poursuivie par des gangsters. Tom, qui s'est autoproclamé porte-parole de la ville, propose aux habitants de la cacher pour prouver leur sens de l'hospitalité. Ils lui accordent une mise à l'épreuve de quinze jours pour tester sa sincérité. Grace est ravie, soulagée. Mais, soudain, elle perçoit un changement dans la lumière et Tom remarque bien l'air quelque peu hostile des habitants. Il lui suggère alors de travailler pour eux en échange de leur hospitalité. (Chapitre 3 : Grace essaie une provocation) Personne cependant ne veut l'embaucher jusqu'à ce que Tom trouve une astuce, elle fera ce dont chacun dit n'avoir pas besoin... et ce n'est pas rien. Elle provoque aussi McKay, lui faisant avouer sa cécité et n'arrive pas à amadouer Chuck. Pourtant, après deux semaines, les quinze coups de cloche résonnent : Grace peut rester. (Chapitre 4 : jours heureux à Dogville) Grace travaille joyeusement mais, un jour, un policier vient placarder un avis de recherche concernant Grace. Tom lui explique que sa valeur marchande a augmenté ; elle va devoir travailler double.

(Chapitre 5 : Le 4 juillet enfin) Le jour de la fête national, Chuck veut la faire travailler au verger. Tom lui déclare son amour mais la renvoie à la table communautaire. Jack fait un discours sans ses lunettes, elle prend la main de Tom. Le policier arrive de nouveau, l'avis de recherche a changé : elle est dangereuse. (Chapitre 6 : Dogville montre les dents) Jason veut une fessé, lorsque le FBI vient enquêter dans le village, Chuck viole Grace. Tom n'intervient pas. Elle travaille double et doublement mal. (Chapitre 7 : Grace en a mare de Dogville) Grace veut s'enfuir. Elle se refuse à Tom qui ne lui a pas accordé une vie meilleure. Celui-ci la trahit, dénonce son évasion. Dans le camion de pommes, elle est violée par Ben et ramenée au village. (Chapitre 8 : où Tom s'en va pour revenir) Au retour, attachée à une lourde roue de fer, elle subit les agressions sexuelles de tous les hommes du village. Tom organise une confession publique. C'est l'échec. Tom dénonce Grace aux gangsters. (Chapitre 9 : où le film se termine) Mais, coup de théâtre, le chef des gangsters est le père de Grace. Après une dispute où ils s'accusent mutuellement d'arrogance, Grace choisit le pouvoir et décide la mort de tous les habitants du village. Elle tue Tom, elle-même. Les voitures quittent le village. Des photos de la grande dépression en noir et blanc et en couleur défilent sur la musique de Bowie.

>La caméra placée dans le ciel au premier plan du film pourrait être le contrechamp du dernier plan de Breaking the waves où des cloches divines sonnaient dans les nuages, canonisant l'héroïne sacrifiée sur l'autel de l'amour. Lars von Trier a décidément la fibre épique et chacun de ses films se présente comme une fable, une légende sur l'humanité. Il avoue ici avoir été inspiré par Brecht. Mais il s'agit du jeune Brecht, celui de L'Opéra de quat'sous encore pétri de romantisme.

La stratégie de Lars von Trier est assez semblable à celle du jeune Brecht. Sa charge contre la communauté américaine est d'une rare violence, d'une rare intelligence... mais il n'est pas bien sûr qu'elle soit très lisible.

La petite communauté campagnarde, symbole de l'Americana, de l'esprit américain, se révèle porteur des mêmes tares que la société corrompue des villes. Chuck qui a fait l'expérience de la ville le dira "Les gens sont partout les mêmes, des rapaces. Ils pensent tous à se gaver, seulement dans une petite ville ça marche moins bien". Lars von Trier va s'attacher à montrer qu'il suffit d'un peu de peur pour que tout sens moral s'évanouisse. Dogville s'ajoute alors à la longue liste des films associant la violence et la peur à la constitution de la nation américaine (Naissance d'une nation, Les rapaces, Il était une fois en Amérique, Bowling for Colombine, Gangs of New York).

Le neuvième chapitre qui sert de morale à cette histoire est politiquement incorrect et renvoie à la liberté individuelle : il y aurait arrogance à ne pas appliquer aux autres les mêmes principes qu'à soi-même sous prétexte qu'ils sont victimes des circonstances. Les photos des humiliés de la grande crise doivent alors être vues d'un regard neuf, comme débarrassées de l'habituel apitoiement. On cherche à voir si la misère morale a corrompu ou non ces humiliés. Si, parmi eux, il y a encore de "jeunes américains" pour reprendre le titre de l'énergique chanson de Bowie ou si, l'occasion d'exploiter leur avait été donnée, ils se seraient comportés comme les habitants de Dogville.

La condamnation de la misère morale est sans appel, visuellement peut-être plus forte que chez Brecht. Lars von Trier va jusqu'à l'exécution d'un bébé, pourtant sans responsabilité vis à vis de l'exploitation subit par Grace alors que les autres enfants sonnaient la cloche lorsqu'elle était violée. Seul le chien Moïse, chien errant souvent absent, est épargné. Grace lui confie aussi la mission de raconter sa vengeance et sa transformation en chien réel provoque déjà l'effet de peur qu'il est chargé de transmettre.

Grace, condamnée au monde des gangsters car, par ses frustrations, le monde de l'humanité ordinaire se révèle plus terrifiant encore, devient un ange exterminateur tragique. Sa nature profonde rejoignait en effet celle de Bess dans Breaking the Waves, de Selma dans Dancer in the Dark ou même de Karen dans Les Idiots, ces cœurs-d'or selon les termes de Lars von Trier qui vont jusqu'au sacrifice. Seule la trahison de Tom empêche ici Grace de mourir sur son lit, enchaînée, et l'amène à prendre son destin en main.

Lorsqu'elle avait surgit, créature blonde, femme fatale droit sortie d'un polar de La Warner des années 1940, elle avait organisé autour d'elle toute une trame romanesque qui constitue le cœur du film. Tous les membres de la petite communauté sont les personnages d'un feuilleton romanesque : Tom, le jeune intellectuel sentencieux et activiste ; son père, médecin hypocondriaque à la retraite ; Jack McKey, le vieil original aveugle ; Véra, la mère de famille érudite et bien-pensante et son mari Chuck, le cultivateur et leurs sept enfants : le bébé Achille, le garçon, Jason et les cinq filles dont le prénom se termine en A ; June la servante noire et sa fille infirme ; les Henson avec la mère, petite bourgeoise coincée et son mari polisseur de verre et leurs deux enfants, Bill le garçon sot que l'on destine à devenir ingénieur et Liz, beauté locale trop intelligente pour son milieu ; Ben le camionneur ; Martha, la dévote ; Ma Ginger et sa cousine Gloria qui tiennent le magasin.

Ce travail sur le romanesque est soutenu par un filmage magnifique des gros plans (l'ouverture de la fenêtre baignée de lumière orange derrière les rideaux de McKay).

Personnage romanesque lorsqu'elle croit trouver une vie équilibrée dans cette communauté et tragique à la fin, Grace est aussi un personnage de conte de fée. Elle est la Blanche-neige de cette communauté de petits êtres. Les sept figurines scellent en effet le lien entre elle et la communauté. Le ton du film est, dans sa première partie, souvent amusé, presque enfantin et on peut vraisemblablement croire Lars von Trier lorsqu'il déclare avoir eu en tête le livre Winnie l'ourson et sa division en chapitres lorsqu'il a commencé son scénario qui deviendra un manuscrit de 150 pages. Car c'est bien la force du symbole, présent dans les contes, que recherche à tout prix Lars von Trier, le dénominateur commun de la fusion entre le théâtre, la littérature et le cinéma.

Si le dispositif théâtral peut dans ses premiers moments laisser supposer qu'il recherchera à y parvenir par la distanciation, on est cependant bien vite détrompé. Certes, tout, dans le début de film, concourt à l'amusement. On sourit de l'attention des acteurs à ouvrir des portes que l'on ne voit pas, mais dont on entend le bruit ; au bruit des pas sur le gravier invisible, à la figuration à la craie de groseilliers qu'il faut éviter de piétiner. Mais bien vite on bascule dans le romanesque et le symbolisme. Mais ce dispositif, loin de mettre à distance décors et personnages, accélère au contraire l'effet d'identification. A son anti-héros, Tom qui ne sait écrire que "petit !? " et grand ?!" et prêche l'exemple illustratif, Lars von Trier oppose la profusion romanesque et le symbolisme.

La mise en scène se révèle en effet une vraie machine à penser, à désigner et à dénoncer. Chaque lieu n'a jamais été aussi bien vu qu'ici lorsqu'il est désigné par son symbole matériel (quelques étais de bois pour la vieille mine, le cloche pour l'église, les contours du dessin des groseilliers ou du chien) et souligné par l'écrit. Chaque disposition de la mise-en-scène en utilisant la profondeur de champ souligne les conséquences de chaque attitude individuelle par rapport à la communauté : la visualisation du viol en arrière plan comme accepté par la communauté, Grace allongée, enchaînée sur son lit, avec, en arrière-plan, la communauté réunie dans l'église et baignant dans sa mauvaise conscience, la roue traînée dans la neige qui trace ce qui deviendra un peu plus tard la route, empruntée par Tom, conduisant de l'église au moulin. La stylisation permet aussi ce plan magnifique de Grace, allongée sur le plancher du camion parmi les pommes, vue en semi-transparence au travers de la bâche du camion comme icône de l'innocence sacrifiée.

Jean-Luc Lacuve le 29/05/2003

 

sources : le Monde et les Cahiers du cinéma

Déclaration de Lars von Trier (Les Cahiers du cinéma, mai 2003) :

J'envisage Dogville comme un film fusionnel. (…) Mon défi maintenant, c'est de parvenir à une fusion entre le cinéma, le théâtre et la littérature (…) Il est essentiel que les éléments pris du théâtre et de la littérature ne se mélangent pas seulement avec les moyens d'expressions cinématographiques. Le tout doit fonctionner comme une fusion solide. (…)

J'avais plutôt un livre comme Winnie l'ourson en mémoire, quand j'ai écrit le scénario. On peut y lire par exemple, au début d'un chapitre : "Dans lequel Winnie et Porcien partent à la chasse et attrapent presque un Woozle. Des préludes pareils chatouillent l'imagination. Un de mes films préférés est Barry Lyndon qui lui aussi est divisé en chapitre. (…) Bien sur, le film s'est inspiré de Brecht ; je dirais plutôt une inspiration de seconde main. Ma mère adorait Brecht (…). Brecht était une sorte de maître à la maison pendant mon enfance, tandis que la génération à qui j'appartiens a considéré Brecht comme un génie un peu démodé. C'est une affaire de goût et les goûts changent tout le temps, c'est connu. Certes Dogville est inspiré de Brecht. La chanson de Jenny-des-corsaires dans L'Opéra de quatt'sous était en effet un point de départ (..) Je l'ai écoutée souvent et j'étais séduit par le terrible motif de vengeance de la chanson : "ils me demandaient quelles têtes tomberaient et le silence enveloppait le port quand j'ai répondu : toutes !" (…)

Le plus intéressant serait d'inventer une histoire qui par sa construction montre tout ce qui mène à la vengeance. En plus, je me suis mis dans la tête que je ne ferais que des films qui se déroulent aux Etats-Unis. Peut-être parce qu'à la sortie de Dancing in the dark on m'a reproché de réaliser un film sur un pays que je n'avais jamais visité. J'ai des difficultés à comprendre cette critique. Je pense de toute façon que la vraie motivation de cette cabale se trouve plutôt dans la charge contre le système judiciaire américain. J'ose prétendre que je connais mieux l'Amérique à travers les images qu'elle choisit de renvoyer d'elle-même par les médias que les Américains ne connaissaient le Maroc quand ils ont tourné Casablanca (...) Aujourd'hui il est difficile de ne pas avoir d'information sur l'Amérique : 90 % des actualités et du répertoire cinématographique viennent de là (...) Kafka a écrit un roman très intéressant intitulé Amériques et lui non plus, n'est jamais allé aux Etats-Unis. Pour le moment en tout cas, Dogville se déroule dans les Rocheuses, un paysage qui pour moi a toujours symbolisé les Etats-Unis, un paysage imposant, parsemé de ravins profonds...

 

L'opéra de quat'sous (retour à l'analyse)

Second opéra de l'écrivain Bertolt Brecht, écrit en collaboration avec le musicien Kurt Weill. En 1928, Brecht et Weill avaient déjà composé Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, un opéra qui raconte en vingt tableaux la fondation d'une cité fabuleuse par un groupe de trappeurs de l'Alaska, son ascension vertigineuse et sa chute. L'ouvrage, divertissement écrit pour le plaisir du spectateur, ne fut créé qu'en 1930.

Bien qu'écrit postérieurement à ce premier ouvrage, L'Opéra de quat'sous fut monté en 1928. Il fit connaître le nom de Brecht un peu partout en Europe. On peut se demander si ce succès ne reposait pas sur un malentendu. Epopée lyrique et cynique des bas-fonds, L'Opéra de quat'sous prétendait projeter dans le monde des mendiants l'arrogance, l'hypocrisie, l'exploitation tyrannique, la veulerie, en un mot toutes les tares propres à la société bourgeoise. Des banderoles déployées sur la scène avertissaient le public qu'il ne s'agissait pas d'une séduisante imagerie, mais, à travers elle, d'une impitoyable critique. Les Berlinois aimèrent la crudité du texte, son cynisme, les songs avec leur allure de rengaine triste… mais nul ne se sentit visé.

Adapté de L'Opéra des gueux de John Gay, qui date de 1728, L'Opéra de quat'sous n'en renouvelle guère l'intrigue : Polly, Peachum et Jenny-des-Pirates avaient déjà connu un succès considérable. L'adaptation de Brecht ne se séparait réellement de L'Opéra des gueux que par l'utilisation des techniques épiques et par une violence destructrice née d'une authentique indignation. La connivence des criminels avec les gardiens patentés de la loi et de l'ordre public, élevée à la hauteur d'un postulat et présente à travers toute la pièce, semble à première vue peu faite pour susciter l'enthousiasme d'un public bourgeois. En bien d'autres passages une certaine désinvolture anarchique et romantique, très proche de Villon, jointe à l'originalité des songs et des techniques de scène, atténuait les plus cruelles critiques, leur donnait le charme ambigu de ce qui pourrait être dangereux, mais reste juste en deçà. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, renonçant aux impulsions, aux formes et même au vocabulaire romantique, Brecht va s'engager dans la voie austère des pièces didactiques.

Dictionnaire des œuvres, coll. Bouquins.