Ingmar Bergman et la musique

Crise (1946) : Beethoven...
... et le jazz

La musique n'est d'abord pour Bergman qu'une activité bourgeoise comme une autre. Elle acquiert cependant une importance grandissante dans son œuvre lorsqu'il établit une équivalence entre les indications données à l'acteur et celles que doit suivre l'interprète musical et lorsque la musique exprime les sentiments et aspirations de ses personnages. Deux types de répertoire sont alors privilégiés : celui des spiritualistes : Bach et Mozart et celui des romantiques : Chopin, Schumann, Schubert et Bruckner.

La musique distraction et symbolique bourgeoise

C'est sous le signe de Beethoven que commence l'œuvre de Bergman. Ingeborg Johnsson, la mère adoptive de Nelly dans Crise (1946) survit modestement en donnant des leçons de piano. Un buste du compositeur trône sur le piano et le gamin, comiquement, imite sa moue. La musique n'existe ici que comme référence à l'enfance (le supplice des leçons de piano) et Beethoven y est un gag ("Il faut mettre toute son âme dans le jeu" dit Ingeborg au petit Kalle... Tu as de la chance que Beethoven soit sourd)". Plus tard, le jazz, qui fera danser les adolescents jouera un rôle perturbateur vis à vis du récital bourgeois de province avec son ennuyeuse cantatrice.

Pour dire sa sentimentalité un peu velléitaire, Bengt dans Musique dans les ténèbres (1948) jouera le début de la sonate Clair de lune, un classique du sentiment. De même la carrière difficile de Stig (Vers la joie, 1949) se déroule sous le signe de Beethoven : une longue séquence montre l'orchestre jouant le début de la Première symphonie -description un peu passe partout, pupitre par pupitre, de ces professionnels de la profession d'artiste musicien, jouant parce qu'il faut bien jouer. Le film se conclura par un grand prêche du chef, à la veille de jouer l'ode à la joie, où Beethoven est l'éponyme de la douleur surmontée, de la faiblesse transcendée, de la vanité humaine acceptée. On aperçoit encore d'autres bustes de Beethoven fugitivement et jusqu'à un portrait du musicien sourd, plus inattendu dans la loge de Désirée dans Sourires d'une nuit d'été (1955).

Elle meuble durant le premier épisode, la longue soirée de Noël, avec le répertoire classique : Schubert, Beethoven, Schumann et Chopin.

L'acteur comme interprète musical

Kabi Laretei, quatrième femme de Bergman, inspire le personnage de Charlotte dans Sonate d'automne, joue tante Anna dans Fanny et Alexandre. On retrouve Kabi Laretei dans En présence d'un clown mais invisible. C'est elle qui joue pour de vrai ce que font semblant de jouer les acteurs, tout ce Schubert qui inonde le film, La pianiste dans Sonate d'automne mène une vie de tournées internationales, d'applaudissements de tracs et de pannes exactement comme un acteur ; la leçon d'interprétation qu'elle donne à sa fille est proche, dans l'esprit, de ce qu'un metteur en scène comme Bergman peut souffler à ses acteurs : non pas " fais ceci, fais cela" mais une indication sur le sens, sur le caractère sur la conséquence esthétique (voire technique) d'une conception du morceau ou du rôle. La musique, comme l'art de l'acteur, est cette pratique éminemment émotionnelle qui exige technique, rationalité, savoir et presque froideur. "Vif mais sans expression" indique le morceau de Hindemith que doit jouer Karin dans Saraband.

Le répertoire romantique : Chopin, Schumann Schubert

Le pathos associé au répertoire romantique est la pire des erreurs. C'est la leçon implicite et a contrario, des deux films de jeunesse sur des musiciens. Le pianiste de Musique dans les ténèbres échoue au concours d'entrée au conservatoire parce qu'il n'a pas su rationaliser froidement. Son morceau de concours, une pièce de Schumann intitulée Aufschwung (élan) réclame tout autre chose que l'élan confus, trop rapide et mécanique qu'il lui imprime.

De même le chef de Vers la joie, Sonderby est donné comme un homme honnête mais usé toujours prêt à bâcler quelque peu ; quant à Stig, le héros de ce film, il est lui aussi très en dessous du statut de virtuose qu'il espère, et sa prestation en soliste dans le concerto de Mendelssohn est une catastrophe. L'affect n'est pas le pathos, qui pathétise ne sent rien, ne fait rien ; c'est la mésaventure cruelle qui arrive à Eva dans Sonate d'automne, le cœur ne suffit pas, il faut l'intelligence.

L'élan spirituel : Jean-Sébastien Bach et Mozart

Bach au début de Persona mouvement lent d'un concerto pour violon qui fait entrer Elisabet Vogler dans la pénombre de l'âme. Dans Les fraises sauvages, Sara jeune, vue en rêve, suspend le temps avec l'aide d'un prélude -lent et rêveur du clavier bien tempéré. Dans Le silence, c'est une des variations Goldberg (25e, sensuelle et rêveuse), entendue très bas, à la radio, qui autorise le seul mot commun entre Ester et le garçon d'étage (comme le nom de Bach était le seul mot compréhensible sur le journal feuilleté par Anna dans le café). Dans A travers le miroir (dédié à Kabi), puis dans Cris et chuchotements, dans Les deux bienheureux, dans Saraband, des suites pour violoncelle) L'évêque de Fanny et Alexandre joue du Bach à la flûte solo, la sarabande jouée par l'énigmatique Kreisler de L'heure du loup.

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