Les fraises sauvages

1957

Voir : photogrammes du film

(Smultronstället). Avec : Victor Sjöström (Professeur Isak Borg), Bibi Andersson (Sara), Ingrid Thulin (Marianne Borg), Gunnar Björnstrand (Evald Borg), Jullan Kindahl (Agda), Folke Sundquist (Anders), Björn Bjelfvenstam (Viktor), Naima Wifstrand (Madame Borg, la mère d’Isak), Gertrud Fridh (Karin Borg, l’épouse d’Isak), Gunnar Sjöberg (Sten Alman), Max von Sydow (Henrik Åkerman), Yngve Nordwall (Oncle Aron), Per Sjöstrand (Sigfrid Borg), Gio Petré (Sigbritt Borg). 1h31.

Isak Borg, 78 ans, est docteur. C'est un vieillard solitaire qui s'est réfugié dans l'étude scientifique. C'est la veille du 1er juin et où il doit se rendre à Lünd en avion pour fêter son jubilé, l'anniversaire de sa thèse soutenue trente ans auparavant. Dans la nuit, il fait un cauchemar. Il se promène dans une ville aux murs délabrés et déserte. Il remarque une horloge sans aiguilles. Quand il veut vérifier l'heure, il s'aperçoit que sa propre montre est, elle aussi, sans aiguille. Son cœur bat sourdement. Il voit un homme devant lui qu'il veut interroger mais qui se révèle être une baudruche : quand il le retourne, sa tête se dégonfle ; il tombe à terre et de l'eau ou du sang se répandent. Dans le soleil aveuglant, surgissent deux chevaux qui tirent un char funèbre. Le char s'immobilise en heurtant un bec de gaz. Une roue du char se détache et vient s'écraser près d'Isak. Le cercueil tombe à terre. En surgit une main puis un visage. C'est celui d'Isak. La main s'accroche à lui et tente de le tirer dans le cercueil. Isak résiste.. et se réveille. Il est 5h30.

Isak habite Stockholm et devait prendre l'avion. Au grand déplaisir d'Agda, sa gouvernante, il décide de faire le voyage en automobile et de partir immédiatement. Le voyage doit prendre une huitaine d'heures au lieu d'un peu plus d'une heure seulement en avion et il a donc quatorze heures devant lui . Marianne, sa belle-fille, qui a quitté son mari, Evald, et vit chez lui depuis un mois, demande à l'accompagner.

Les relations sont tendues entre Isak et Marianne. Celle-ci reproche à son beau-père d'être insensible aux difficultés de son fils, Evald, et de réclamer le remboursement d'une dette qui l'épuise au travail. En réponse aux certitudes égoïstes de Isak, Marianne lui déclare qu'Evald comprend et respecte son père mais qu'il le déteste aussi. En cours de route, Isak éprouve le besoin d'aller vers la maison où il passait ses vacances durant sa jeunesse. Il retrouve facilement le coin aux fraises sauvages... Il revoit sa fiancée Sara... Il la surprend avec son jeune frère Sigfrid, s'embrassant sur un tapis de fraises sauvages... Il est réveillé de sa rêverie par une jeune fille qui ressemble étrangement à Sara. Elle fait du stop avec deux garçons, Anders et Viktor. Ils sont en partance pour l'Italie. Avec Marianne, ils proposent de les mener jusqu'à Lünd.

Ils manquent de peu d'entrer en collision avec une voiture conduite par une jeune femme, Berit, qu'ils prennent avec eux ainsi que son mari, Sten Alman. Le couple, un ingénieur et une ancienne actrice, ne cessent de se disputer... Ils se giflent, Marianne leur demande de descendre. En chemin, ils s'arrêtent à une pompe à essence tenu par le couple Åkerman. Henrik, le mari, se souvient très bien du jeune docteur qu'il fut autrefois, attentif à ses patients. Henrik est honoré de pouvoir lui témoigner de sa générosité passée en lui offrant le plein d'essence.

Ils s'arrêtent déjeuner près du lac Vattern. Henrik et Marianne profitent de la pause pour revoir la vieille mère d'Isak. L'orage gronde. Âgée de 96 ans, elle se plaint de son isolement. Elle a pourtant eu dix enfants, tous morts sauf Isak. Ses 20 petits-enfants et 15 arrière-petits-enfants ne viennent la voir que lorsqu'ils ont besoin d'argent. Isak et Marianne rejoignent la voiture où Sara leur explique que Viktor et Anders se sont disputés au sujet de l'existence de Dieu.

Une fois la chamaillerie éteinte, Marianne prend le volant et des rêves étranges assaillent Isak. Alors que des oies sauvages traversent la demi-nuit suédoise, Sara, sur le tapis de fraises sauvages, lui tend un miroir dans lequel il voit son visage terrifié au bord de la mort. Sara tente cruellement de le faire sourire en lui déclarant qu'elle épouse son frère. Elle s'en va s'occuper du bébé de Sigbritt, sa sœur ainée. Elle le berce, lui déclarant de ne pas peur du vent des oiseaux, des vagues de la mer bientôt. "Il va faire jour. Je te tiens dans mes bras" dit-elle. Isak voit ensuite le couple de Sara et Siegfried, heureux. Puis la nuit se reflète sur les carreaux. Il est ensuite accueilli par Sten Alman devenu examinateur qui le soumet à une première expérience bactériologie auquel il échoue : il ne voit rien d'autre que lui-même. Il ne se souvient ensuite plus du premier devoir du médecin qui serait de demander pardon. La troisième épreuve est d'examiner Berit qu'il déclare morte... mais qui rit soudainement. Sten Alman écrit le verdict sur son carnet : incompétence, froideur, égoïsme dureté. Isak est enfin confronté à sa femme, Karin, dans cette journée du 1er mai 1917, où elle fut infidèle. Elle est morte depuis trente ans, reprochant à son mari sa froideur. Isak est condamné à la solitude.

À son réveil, il déclare à Marianne qu'il vient de rêver qu'il est mort alors qu'il est vivant. Celle-ci lui explique qu'Evald ressent la même chose alors qu'il n'a que 38 ans. Elle lui explique les raisons de sa querelle avec Evald, son mari. Elle l'avait amené au bord de la mer, un jour de pluie pour lui dire qu'elle était enceinte et voulait garder son enfant. Evald se sent déjà mort, n'a aucune confiance en la vie et refuse qu'elle garde l'enfant; lui donnant le choix entre l'enfant et lui. C'est pourquoi elle est venue depuis un mois à Stockholm.

À Lünd, ils arrivent enfin chez Marianne et Evald à 16h15 pour se préparer pour la une belle cérémonie qui a lieu, en latin, dans la cathédrale. Isak se décide à écrire ce qui s'est passé dans cette journée. Il tente un rapprochement avec sa gouvernante mais celle ci, bien certaine de l'attachement d'Isak, n'en éprouve pas le besoin. Anders, Viktor et Sara viennent lui chanter une aubade avant de partir. Evald et Marianne sont rentrés pour changer de chaussures avant d'aller au bal. Isak suggère à son fils d'écouter sa femme. Evald lui déclare l'avoir déjà fait, ne pouvant pas vivre sans elle. Isak renonce aussi à ses exigences sur la dette de son fils. Il s'endort en se souvenant des beaux jours de son enfance, tel celui ou son père et sa mère vivaient en harmonie près du lac, où le père péchait sous l'œil bienveillant de sa femme. Il s'endort heureux.

Avec Le septième sceau, son précédent film, prix spécial du jury à Cannes en 1957, Bergman avait présenté sa quête vaine d'une recherche du sens de la vie en interrogeant différentes figures : l'athée, l'innocent, la mort. La conclusion était qu'il n'y a pas de possibilité de dialogue direct avec Dieu avant d'être mort. Cette fois, Bergman propose une vision moins symbolique, plus humaine mais aussi très panthéiste du sens de la vie dans laquelle la confiance dans le monde inculquée par les parents tient la place centrale. Avec dix ans d'avance sur les américains, Bergman invente le road-movie, forme qui permet un récit très libre fait de rencontres (les auto-stoppeurs), d'échanges privilégiés avec sa compagne de route (Marianne, la belle-fille) et de retours sur son passé avec les rêves et cauchemars qui assaillent Isak.

Examen de conscience devant l'approche de la mort

C'est la première fois que le cinéaste choisit pour héros un vieil homme, dont les initiales ne sont autres que "I.B." Le réalisateur ne regarde pas le passé avec nostalgie mais livre un film aux accents préfigurateurs : le lent voyage entrepris par le personnage d'Isak est celui d'une vie qui s'achève, où les rencontres sur le chemin ravivent les bribes de son histoire qui le submergent petit à petit. Isak traverse le no man's land de l'existence comme s'il flottait entre le monde des vivants et celui des morts. Peu estimé par ses proches, il découvre que son apparent égoïsme cache de profondes failles. Des réminiscences, comme autant d'aveux de faiblesse, de déceptions et de tromperies, qui permettent au personnage de se poser des questions existentielles : "Quel type de personne ai-je été, qu'ai-je vécu ?". Le bilan n'est pas fameux, et le portrait qu'il dresse est sans concession, révélant un homme qui a tout sacrifié au profit de son travail. La rencontre avec Henrik Åkerman (Max von Sydow) est éclairante : médecin attentif et généreux, Isak s'est transformé en docteur savant et misanthrope. Isak s'était donc trompé en jugeant son métier comme un pénible gagne pain qu'il aurait transformé en passion pour la science.

A l'heure où il reçoit tous les honneurs avec le jubilé, les trente ans écoulés depuis la remise de sa thèse, Isak est assailli par les doutes. Cette solitude dans laquelle s'est enfermée Isak est en partie due à la froideur de ses parents. "Je suis transie de froid, surtout au ventre, pourquoi ?" demande la mère d'Isak à son fils qui évacue la question. Bergman lui déclare : "J'avais l'impression que certains enfants naissent d'utérus froids. Je trouve que c'est une pensée ignoble, ça, des petits fœtus qui tremblent de froid. C'est cette réplique qui m'a incité à mettre la mère dans l'histoire. Mais elle devrait normalement être morte depuis longtemps. Dans la scène où elle montre ses jouets, Marianne l'observe et comprend alors la liaison, l'enchaînement héréditaire de la froideur, de l'agression et du dégoût".

C'est en redoutant que son fils rate sa vie à cause de lui qu'Isak change d'attitude. "Je n'ai aucune pitié pour les souffrances de l'âme, ne vient donc pas pleurer dans mon giron" avait-il dit à Marianne au départ de Stockholm. Il s'ouvre désormais au monde, même de façon un peu ridicule et comique avec Agda sa gouvernante.

Road-movie avec rêves, flash-back et rencontres

Ces décrochages humoristiques et cette matière hétérogène est permise par la structure libre qu'est le road-movie dont Les fraises sauvages (1957) est un précurseur ; ce que ne peut revendiquer vraiment Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1952) et avant Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965). Au cours des huit heures du trajet entre Stockholm et Lünd vont se succéder les rencontres avec la nouvelle Sara et ses deux compagnons, avec le garagiste Åkerman, avec le couple Alman et avec la mère d'Isak.

Mais ce sont les rêves qui restent l'élément formel le plus récurrent.. Ils donnent lieu aussi à quatre séquences mais réparties sur l'ensemble du film alors que les rencontres se situent toutes entre le deuxième et le troisième rêve. "L'horloge sans aiguilles, les chevaux qui tirent le char funèbre et qui soudain se figent, le soleil aveuglant et le visage du vieil homme tandis que son squelette le place dans le cercueil. Qui peut oublier de telles images ?" déclarait Woody Allen en 1998. La première représentation du rêve comme champ de symboles est pourtant un peu datée. Le cauchemar initial évoque l'angoisse de la mort prochaine avec ses montres sans aiguilles qui se révéleront être une réminiscence de celle du père mort et qui sera offerte par sa mère à son neveu, le fils aîné du frère d'Isak, Sigfrid, qui va avoir 50 ans. Les battements du cœur sont assimilés aux battements du temps ; ils marquent le passage des secondes qui pourraient donc bien s'arrêter. La ville déserte est à l'image de la solitude d'Isak. L'attente des femmes (1952) avait déjà mêlé par ses espaces urbains déserts et géométrisés l'angoisse de la mort et la solitude. Bergman est aussi assez proche des espaces géométrisés d'Un chien andalou (Luis Bunuel, 1929) et la vision surréaliste se confirme avec l'apparition du char funèbre puis de la roue, symboliquement celle du temps, qui vient se rompre près d'Isak. Le cadavre d'Isak qui vient le tirer dans son cercueil est aussi motif surréaliste.

Les fraises sauvages (1957)
(voir : montres)

Bergman se montre plus léger dans le second rêve, celui des fraises sauvages où Isak se promène avec son âge actuel au sein des personnages de sa jeunesse qui ne le voient pas. Le fait qu'il puisse les approcher, se déplacer au milieu d'eux sans être agressé place ce rêve sous le signe de la rêverie et de la méditation.

La troisième séquence de rêve revient aux cauchemars. Cette fois c'est Sara et l'examinateur qui l'agressent alors que lui-même est séparé par une vitre de la pièce où Sigfrid et Sara vivent heureux. Les oies sauvages et la demi-nuit suédoise accentuent l'aspect fantastique de ce troisième rêve. Bergman y renouvelle complètement sa façon de représenter la mort : elle devient moins terrible qu'ironique comme un châtiment trop simple et trop rapide. Ainsi, Sten Alman demande-t-il à Isak d'examiner une patiente, Berit, que Isak déclare morte et qui lui rit alors au nez. Le motif de la fausse mort et donc du désir de fuir un monde trop dur sera repris dans Persona (1966) et L'heure du loup (1968). La mort est refusée au médecin qui va devoir subir l'épreuve de l'examen de sa propre vie conjugale. Le châtiment sera, "la solitude, comme toujours".

Les fraises sauvages (1957)
(voir : cauchemar)
L'heure du loup (1968)
(voir : cauchemar)

Vient enfin le quatrième et dernier rêve, réconciliateur avec la jeunesse. Placé sous le signe de l'automne et du vent, il passe brusquement au printemps avec le champ de fleurs dans lequel Sara conduit Isak à sa vision de ses parents heureux.

Le flash-back est traité avec la même simplicité que l'apparition de la Sara moderne. "Il occupait la même place que vous" déclare Marianne et, dans le contrechamp, Evald occupe la même place qu'Isak.

 

Lumière dans l'obscurité

L'antagonisme entre Anders et Viktor sur la croyance en Dieu est resté stérile même si Bergman continue de croire en la présence de Dieu qui imprègne toute chose. lors du repas de midi, Isak, Marianne et Anders récitent successivement les vers d'un cantique suédois du XIXe : "Mais où est donc l'ami que partout je cherche. Dès le jour naissant mon désir ne fait que croître et quand le jour s'achève, c'est en vain que j'appelle. Je vois ses traces, je sens qu'il est présent partout où la sève monte de la terre, où embaume une fleur et où s'incline le blé doré. Je le sens dans l'air léger dont le souffle me caresse et que je respire avec délice. Et j'entends sa voix qui se mêle au vent d'été ". Ce cantique sera repris comme un poème d'amour par Téchiné dans Ma saison préférée et c'est bien ainsi que l'entend Viktor.

"Je veux me dire quelque chose que je me refuse à entendre lorsque je suis réveillé : lorsque je suis fatigué ou triste j'ai l'habitude d'évoquer le monde de mon enfance pour me calmer, c'est ce que j'ai fait ce soir." Et Isak d'évoquer ce moment heureux où père et mère vivaient en harmonie. Cette soudaine lumière apportée par le souvenir clôt les séquences nostalgiques et cauchemardesques. Tout aussi soudaine avait été l'apparition de la Sara moderne, littéralement descendue d'un arbre pour réconcilier par son enthousiasme, Isak avec sa jeunesse.

Formellement splendide, inhabituellement optimiste, avec des traces d'humour (le recul d'Isak devant le jeu d'échec allusion transparente au septième sceau, Agda à son service depuis 40 ans aussi attentive au sort de Marianne et Evald que Isak et qui laisse sa porte entrouverte durant la nuit). Les fraises sauvages obtient l'Ours d'or au Festival de Berlin en 1958 et reste l'une des œuvres les plus marquantes de Bergman.

Jean-Luc Lacuve, le 12/03/2014.

Bibliographie : Le cinéma selon Bergman, entretiens recueillis par Stig Bjökman, Torsten Manns et Jonas Sima, cinéma 2000/Seghers. Stockholm, 1970. Paris, 1973. Cinquième entretien, 1968, pages 157 à 175 :

critique du DVD
Editeur : Opening. 2006. VOST
critique du DVD

Edition double DVD avec L'attente des femmes ou inclus dans le coffret Ingmar Bergman