Shutter Island

2010

Genre : Film noir

D'après le roman de Dennis Lehane. Avec : Leonardo DiCaprio (Teddy Daniels), Mark Ruffalo (Chuck Aule), Ben Kingsley (John Cawley), Emily Mortimer (Rachel Solando), Michelle Williams (Dolores Chanal), Max von Sydow (Docteur Jeremiah Naehring), Jackie Earle Haley (George Noyce), Elias Koteas (Andrew Laeddis). 2h28.

En 1954, le marshal Teddy Daniels et son coéquipier Chuck Aule sont envoyés enquêter sur l'île de Shutter Island, située à environ une heure au large de Boston, dans l'hôpital psychiatrique Ashecliffe où sont internés de dangereux criminels. L'une des patientes, Rachel Solando, a inexplicablement disparu. Teddy est pris du mal de mer et prie son nouveau coéquipier de ne pas trop l'interroger sur sa vie privée : sa fiancée Dolores Chanal, qu'il aimait tendrement, est morte. Il était revenu trop tard d'une mission et l'avait découverte étouffée par les flammes d'un incendie criminel (il la revoit).

Arrivés sur l'île où la tempête menace, ils découvrent des gardes inquiets. Leur responsable leur confisque leurs armes avant de les laisser s'expliquer avec le docteur John Cawley. Celui-ci leur montre des photos en noir et blanc de Rachel et Teddy a une première réminiscence du camp de Dachau. Cawley leur indique que la meurtrière a réussi à sortir d'une cellule fermée de l'extérieur et à échapper à la vigilance des soignants.

Teddy découvre sous une latte de la cellule une feuille de papier sur laquelle on peut lire deux messages mystérieux : 'La loi des 4, Qui est le 67 ?". Sur l'île, les recherches continuent sans entrain mais Teddy se demande ce qui se passe exactement à l'intérieur du phare de l'île. Teddy réunit le personnel soignant qui met une certaine mauvaise grâce à répondre à ses questions, un infirmier confirme néanmoins avoir délaissé son poste pour aller aux toilettes ce qui aurait pu permettre à Rachel de s'évader. Mais comment Rachel a-t-elle pu s'éloigner de l'hôpital pieds nus ?

Le soir, le docteur John Cawley les invite chez lui. Dans son luxueux appartement, ils font la connaissance du docteur Jeremiah Naehring en qui Teddy croit reconnaître un ancien officier allemand. Peut-être un tortionnaire des camps. Il est hanté par sa découverte du camp de Dachau où il laissa agoniser l'officier supérieur qui avait raté son suicide. Jeremiah Naehring dirige le conseil d'administration de l'hôpital et il refuse au marshal l'accès aux dossiers des malades ce qui met Teddy en colère. Il menace de repartir dès le lendemain.

Dans la nuit, Teddy est assailli par des rêves. Il revoit les jours heureux avec Dolores. Celle-ci lui affirme que Rachel est toujours sur l'île et que Andrew Laeddis s'y trouve aussi. Une tempête les bloque sur l'île,

Il interroge les patients et leur demande s'ils connaissent Andrew Laeddis. Tous répondent négativement et se contentent de répéter tous un peu le même discours sur Rachel. L'une d'elles, qui a tué son mari à la hache, écrit "fuyez" dans son carnet.

Teddy craint que Dolores n'ait été enterré dans le cimetière qu'il visite en compagnie de Chuck. La tempête les oblige à se réfugier dans une petite chapelle. Teddy avoue alors à Chuck qu'il a choisi exprès de venir dans cette île. Moins pour y retrouver Andrew Laeddis l'incendiaire qui causa la mort de sa femme et dont il appris qui y était interné que pour vérifier les révélations de George Noyce qu'il interrogea à son propos et qui lui révéla les horreurs qui se commettaient dans l'hôpital psychiatrique d'Ashecliffe. La vengeance il en a été dégoûté en exécutant sommairement les gardes nazis du camp de Dachau. Sa mission est de révéler au monde les atrocités commises sur les cobayes humains de l'hôpital. Chuck lui fait alors remarquer que sa venue sur l'île est peut-être un piège. Il a été attiré ici pour être enfermé.

Le gardien chef ramène Teddy et Chuck à l'hôpital. Ils doivent se contenter d'habits de soignant car leurs vêtements sont trempés. Une réunion de crise réunit le conseil d'administration. La tempête augmentant, il s'agit de savoir quoi faire des prisonniers dangereux. En totalisant les patients des pavillons A, B et C, Teddy parvient au chiffre de 66. Le 67ème est-ce Rachel ? Est-ce lui ?

Ce n'est pas Rachel, lui affirme alors Cawley. Rachel, en effet, est réapparue. Elle se jette dans ses bras et il perçoit en songe ses enfants exigeant qu'il prenne soin d'eux. Rachel se met soudainement en colère et lui demande qui il est.

Après cette découverte, Teddy est de plus en plus mal, ne supporte plus les éclairs et doit prendre une aspirine. A moitié groggy, il est conduit dans le pavillon des patients et s'endort. Il se revoit errant dans le camp de Dachau en habit de marshall et s'extraire de la pyramide des corps, Rachel et son enfant. Il est ensuite chez Cawley et, à la place de Nearing, c'est Laeddis, le balafré à l'œil de verre, qui lui parle. Il entend ensuite un cri. C'est Rachel ensanglantée avec, à ses pieds, ses trois enfants morts qu'elle lui demande de faire disparaître. Il les conduit dans un lac avant de marcher à reculons. Il se réveille. Il consulte son carnet, regarde la porte. C'est Dolores qui vient lui affirmer que Laeddis et Rachel sont toujours là.

Teddy se réveille vraiment. L'ouragan a frappé l'île, causé de multiples dégâts et beaucoup de patients se sont éparpillés dans la nature. Teddy et Chuck en profitent pour enquêter sur le pavillon C où Teddy croit que des expériences ont lieu. Ils tombent sur un patient torse nu, halluciné, Peter Breene qui se jette sur Teddy lui affirmant qu'il n'a aucun intérêt à sortir d'ici. Il est ramené en cellule par un infirmier et Chuck. Teddy continue seul sa route dans le pavillon C, allumant allumettes sur allumettes pour trouver son chemin parmi les prisonniers de cellules qu'il croit voir. Il tombe enfin sur George Noyce qui lui confirme les expériences horribles qui se passent sur l'île, et qu'il doit se méfier de Chuck.

Chuck a pourtant trouvé la fiche d'admission de Andrew Laeddis mais Teddy n'a plus confiance en lui et exige de poursuivre seul ses recherches vers le phare. Ne pouvant y accéder, il retourne sur ses pas et découvre le corps de Chuck en bas de la falaise. Il descend pers du corps, pour s'apercevoir qu'il ne s'agissait que d'une illusion d'optique. En suivant la fuite des rats, il aperçoit une lumière dans une grotte de la falaise. Il y découvre la vraie Dolores qui renforce l'idée qu'il n'a pas d'amis sur l'île et qu'il est coincé ici.

Quand Teddy revient à l 'hôpital, il découvre que Chuck est porté disparu et qu'on tente de lui faire croire qu'il n'avait pas de partenaire avec lui. Il essaie alors de s'échapper, fait exploser la voiture du docteur et se dirige vers le phare.

Il vole le fusil du gardien et pénètre en haut du phare où il ne découvre que Cawley. Celui-ci lui affirme qu'il est Laeddis, et qu'il a assassiné sa femme, il y a deux ans. Trop violent depuis qu'il s'est réfugié dans son rôle d'ancien marshal à la recherche d'un complot, il risque maintenant la lobotomie. Cawley et "Chuck" (en fait son psychiatre référent) ont inventé un jeu de rôle afin de lui permettre de faire face à la vérité. La "loi des quatre" est un double anagramme : Dolores Chanal et Rachel Solando d'une part, Edward  Daniels et Andrew Laeddis de l'autre.

Teddy se rend compte alors qu'il a tué sa femme après que celle-ci aie tué leurs enfants dans un accès de folie. Le spectre de la lobotomie menace toutefois encore Teddy car deux mois auparavant il avait accepté aussi la vérité et avait régressé vers la folie.

Teddy comprend la situation. Toutefois, il préfère simuler une nouvelle régression dans la folie afin de subir la lobotomie qui lui permettra d'échapper à la vérité de ce qu'il a vécu. "Vaut-il mieux vivre comme un monstre ou mourir comme un type bien ?". Il s'éloigne accompagné par des gardes. Le phare de Shutter Island se tient dressé à la pointe de l'île.

Shutter Island est l'adaptation du roman de Dennis Lehane (2003, traduction Rivages noirs en 2006) qui a connu un succès considérable aux Etats-Unis comme en France. Mais si Scorsese s'en est emparé c'est qu'il est extrêmement proche de la problématique qui hante son cinéma, basée sur l'angoisse de ne pas arriver à sortir de soi et d'ignorer ainsi le monde extérieur. Et si Shutter Island est un grand film, c'est qu'il témoigne de l'évolution d'un style où les motifs symboliques ont pris la place des motifs expressionnistes. Il s'agit moins de décrire un corps adolescent cherchant à s'affronter au monde que l'angoisse d'un cerveau confronté à une modernité incarnée par la violence de la nation américaine des années 50.

Une adaptation fidèle avant l'ultime scène, l'ultime phrase et l'ultime plan.

Le film comme le roman utilisent cinq ressorts dramatiques identiques pour dévoiler progressivement l'irrémédiable destin de Teddy. La liaison incendie-Dolores d'une part, et le camp de Dachau avec l'exécution des gardiens d'autre part sont deux traumatismes vrais mais insuffisants à expliquer la folie. Se dessine ensuite l'invention paranoïaque de Teddy, les expériences qui seraient menées sur des cobayes humains et la menace du piège qui se refermerait sur lui, au courant de ce secret d'état. Le quatrième ressort, détendu dans le phare, est la réalité du traumatisme de Teddy et la révélation du jeu psychiatrique mis en place pour le guérir. Et le cinquième est l'inévitable régression dans la folie.

Scorsese rajoute pourtant une phrase que l'on ne trouve pas dans les deux dernières pages du roman qui narrent la régression de Teddy dans la folie et son inévitable condamnation à la lobotomie. Cette phrase : "Vaut-il mieux vivre comme un monstre ou mourir comme un type bien ?" révèle au docteur Sheehan que Teddy n'est peut-être pas si fou et que c'est lucidement qu'il se dirige vers la mort mentale.

L'ultime plan sur le phare viendrait confirmer ce doute fondamental. Le phare dans l'imaginaire associé à l'eau est le point d'indécision entre la terre et la mer. Si, de nuit le phare éclaire pour éviter aux bateaux de s'échouer, de jour sa fonction de vigie disparaît au profit de toutes les angoisses liées à l'enfermement. Teddy rejette tout ce qui est associé à l'eau : il a le mal de mer sur le bateau, et il y a cette scène ou une patiente interrogée demande un verre d'eau, qui devient invisible lorsque la caméra passe du côté du point de vue Teddy. Motifs remarquablement utilisés ici comme dans de nombreux films liés à l'imaginaire de l'eau au cinéma.

Ce sixième ressort dramatique est loin d'être une pirouette scénaristique de Scorsese qui voudrait se montrer plus virtuose encore que Lehane dans la manipulation de son spectateur. Ce choix vient, comme une proposition incertaine, développer toute une série d'harmoniques qui enrichissent le film autour du point psychologique fondamental qu'est la décision de Teddy préférant ne pas avoir à affronter les conséquences de ses actes. L'harmonique médicale est de savoir s'il est utile de guérir des malades dont la révélation du traumatisme ne les aidera pas à vivre. L'harmonique politique est celle d'un monde tellement pourri qu'il vaut mieux, comme le disent les patients, rester enfermé. L'harmonique symbolique est celle de Scorsese cinéaste.

 

La psychiatrie moderne, la guerre froide, Dachau, la bombe, un condensé d'horreurs.

Si la corde psychologique se suffit à elle-même, les autres dimensions harmoniques trouvent dans ce comportement de Teddy l'aboutissement de préoccupations travaillées tout au long du film.

Comme le docteur Cawley le confirme, la psychiatrie est en guerre en 1954. La prise en charge par l'écoute est prise en étau entre la pharmacologie excessive et la chirurgie radicale. La psychiatrie sous forme de jeu de rôle, bien américaine, est certes éloignée de la psychanalyse freudienne. Mais cette thérapie douce est grandement menacée par une autre, bien plus violente. Déjà les médecins sont placés sous l'autorité du directeur. Cette subordination est figurée dès l'entrée dans le bureau de Cowley par la grande baie vitrée qui découvre les gardiens surveillant les prisonniers...ou l'inefficacité supposée de la psychiatrie.

C'est là une composante d'un monde qui s'enfonce dans la guerre froide et ses tentatives de lavages de cerveau de toute sorte. La guerre de Corée vient juste de se terminer et les expérimentations barbares vraies ou supposées menées par les Coréens du Nord sur leur prisonnier sont l'objet de tous les fantasmes et les volontés d'imitation (Un crime dans la tête, John Frankenheimer, 1962).

Ce monde de qui se prépare à la guerre froide est la conséquence directe des deux traumatismes collectifs qui fondent le monde moderne. La bombe H est évoquée comme une des horreurs du monde extérieur par Mme Kearns. Mais c'est surtout Peter Breene qui l'évoque longuement lorsqu'il ceinture Teddy.

La shoah est le traumatisme principal. On pourra regretter ici une utilisation des camps de la mort au service de la fiction. Mais on ne peut à proprement pas parler d'une esthétisation de la mort. L'errance dans le camp est vue comme un cauchemar et l'exécution sommaire des soldats nazis qui gardaient le camp sous forme d'un long travelling ne relève pas de "l'abjection", pour reprendre la terminologie rivettienne. Il est un équivalent de la colère qui saisit les soldats. Il est moins racoleur que psychologiquement exact.

La phrase finale de Teddy peut donc aussi s'interpréter comme un refus de vivre dans le monde monstrueux de 1954 dévasté par son passé et s'apprêtant à la répression.

 

Le symbolisme, une esthétique qui proteste face au monde moderne.

Ce rejet de la réalité associée à une modernité effroyable avait été vécu intensément par ceux qui à la fin du XIX s'opposèrent au positivisme scientifique et au naturalisme bourgeois. Le progrès de la science, le développement de l'industrie et de la technicité, la fièvre du commerce et la naissance du socialisme avait suscité aussi une angoisse profonde sur le sens de la vie et le destin de l'homme. Le progrès technique avait créé un besoin spirituel, de symbole sous forme plastique, mot ou phrase mélodique, signifiant toujours un contenu qu'il transcende. Jailli spontanément de l'inconscient le symbole manifeste une réalité invisible.

Scorsese a incité ses acteurs à voir Vaudou le film de 1943 de Jacques Tourneur dans lequel on voit le tableau L'île des morts d'Arnold Böcklin, l'un des principaux représentants du symbolisme allemand.

Le décor de l'île de Shutter Island est directement dérivé du tableau de Böcklin. Teddy s'en allant vers la trépanation, est comme un mort acceptant d'être conduit sur l'autre rive par Charon tel que le figure Böckin avec le mort debout dans son linceul blanc conduit par le rameur assis dans la barque.

Les enfants noyés flottant dans l'eau rappellent aussi une autre tendance du symbolisme, celle des préraphaélites alors que l'entrée dans le pavillon est proche de William Blake, précurseur du symbolisme. Le personnage de Dolores, ange maléfique susurrant son venin paranoïaque à Teddy fait penser à l'ange des Voix de Gustave Moreau.

C'est cette splendeur symbolique que travaille Scorsese dans ses flashes-back. Ainsi de la pluie de papiers qui tombent dans la pièce où agonisent les soldats nazis, ainsi de la pluie de cendres dans les souvenirs des jours heureux avec Dolorès, ainsi de la pluie neigeuse dans le camp de Dachau.

L'île des morts,
Arnold Böcklin, 1896
Los entrant dans le tombeau
William Blake, 1820
Les voix
Gustave Moreau, 1867

Adapter dans le sens de la vision et non de la manipulation

Le geste final de Teddy qui se laisse conduire consciemment vers l'île des morts n'est ainsi pas une pirouette scénaristique pour manipuler le spectateur mais l'aboutissement d'un parcours symbolique constamment travaillé dans le film et dont le surgissement de chaque motif provoque l'émotion à chacune de ses nouvelles visions.

Tout ce qui relève de la résolution de l'énigme dans le livre est travaillé dans le sens d'une recherche plastique en adéquation avec le symbolisme du film. Si Daniels est un nom d'emprunt, Scorsese lui rend sa force biblique, Daniel étant le prophète capable d'interpréter les songes.

Ainsi le premier plan du bateau surgissant au milieu de la brume peut-il être considéré comme un équivalent du mystérieux prologue du roman constitué d'un extrait du journal du Docteur Lester Sheehan daté du 3 mai 1993 dans lequel il décrit minutieusement l'îlot de Shutter Island, ainsi que l'hôpital Ashecliffe qui se dressait dessus celui-ci. A la fin de l'extrait de son journal, le docteur Sheehan repense à la tragédie qu'il y a eu dans la famille de Teddy Daniels, marshall qui avait perdu son épouse Dolores Chanal. Il précise aussi que Teddy / Dolores et Andrew Laeddis / Rachel Solando, sont des "jumeaux de l'angoisse".

Dans le livre, toute l'attention consciente du lecteur et de Teddy se passe à résoudre le série d'énigmes inscrites sur le papier et se perd dans la psychologie de Dolores, en proie à de violentes crises de colère et de jalousie. Scorsese a simplifié la suite de chiffres et de lettres sans signification apparente que Lehanne s'ingénie à faire déchiffrer à son héros comme à son lecteur pour n'en garder que deux ("Qui est le numéro 67 ?" et "la loi des quatre"). La loi des quatre est un double anagramme: Dolores Chanal / Rachel Solando et Edward  Daniels / Andrew Laeddis. Scorsese a aussi considérablement réduit la psychologie de Dolores faisant quasiment disparaître tout ce qui a trait à son passé excepté la scène finale pour en faire un ange du mal.

Scorsese condense aussi visuellement ce qui n'était que juxtaposé dans le roman de Dennis Lehane. Dans celui-ci, Teddy est marqué par ce qu'il a vu à Dachau mais ce traumatisme ne fusionne pas avec la mort de ses enfants. Scorsese utilise le fantastique à la Tourneur pour laisser noir le centre du visage du fantôme qui se relève du monceau de cadavres lorsque l'enfant qui s'accroche à la mère morte gelée vient lui réclamer des comptes, lui reprocher de ne pas l'avoir protégé.

Autre élément symbolique purement visuel qui n'a pas d'équivalent dans le roman, le rouge, celui du sang qui couvre l'officier nazi suicidé, du sang que couvre Rachel et ses enfants dans le rêve et du sang qui inondera Dolores. Le rouge est aussi la couleur de la porte lors de la fausse fin du rêve de Teddy par laquelle Dolores vient l'empoisonner mentalement une nouvelle fois.

L'incertitude sur la réalité de la tempête est une autre transformation par rapport au roman. Certes l'orage a pu être prévu pour s'accorder à la situation voulue par le jeu de rôle. Cette explication est donnée dans le roman. Mais ici la tempête apparaît souvent comme manifestement fausse. Ce sont les hallucinations sonores de Teddy, ses éclairs mentals qui déchirent son cerveau qui en font une tornade capable d'empêcher le départ du ferry et les arbres amoncelés devant l'hôpital ressemblent davantage à une mise en scène qui sera rapidement nettoyée qu'à de vrais arbres déracinés. Ce n'est qu'après que le directeur lui ait dit qu'il voyait un arbre dans son salon que, dans le cauchemar de Teddy qui le conduit à faire exploser la voiture que l'on voit les plus gros dégâts. Or cette vision est un cauchemar qui se termine par l'apparition de Dolores et l'enfant surgissant devant les flammes.

 

Mutation d'un style

En dépit de son scénario haletant, le film est ainsi profondément mental et exempt de la violence que l'on rencontrait habituellement chez Scorsese. Emblématique du refus de la violence expressionniste, la longue séquence où le directeur de l'hôpital ramène Teddy vers vers Ashecliffe filmée dans un champ contrechamp en mouvement. Le directeur est un équivalent des personnages interprétés par Joe Pasci dans les anciens films de Scorsese mais, ici, il n'arrive pas à provoquer une violence qui pourrait être libératrice.

C'est ainsi par de nouveaux motifs visuels que Shutter Island prolonge la thématique constante des films de Scorsese. La trajectoire de ses personnages qui les conduit habituellement à être submergés par l'angoisse de ne pas arriver à sortir de soi ne se décline plus selon les motifs expressionnistes d'une double opposition mère/femme et intérieur/extérieur mais selon des motifs fantastiques ou symbolistes où dominent les images de l'enfermement mental.

Ici Teddy ne veut pas sortir de lui-même. Ce sont les soignants qui veulent le faire échapper au rôle dans lequel il s'est enfermé. De même, le fantôme de Dolores, loin de l'aider à s'adapter au monde, lui intime au contraire l'ordre de rester dans le jeu de rôle qu'il s'est fabriqué pour la retrouver indemne du meurtre de leurs enfants. Ainsi davantage qu'une esthétique expressionniste, c'est bien plutôt le symbolisme qui semble présider à Shutter Island.

Au début des années 2000, l'arrivée de Leonardo DiCaprio à la place de Robert De Niro comme acteur principal des films de Scorsese marque une inflexion dans sa mise à scène. L'expressionnisme, encore très présent dans Gangs of New York disparaît progressivement derrière un symbolisme (évident dès Taxi driver) de plus en plus manifeste. En quelque sorte, le visage de Leonardo Dicaprio remplace le corps de Robert de Niro. Aviator et surtout Shutter Island sont représentatifs de cette évolution ou la violence expressionniste disparaît au profit d'un cinéma mental. Le format large du cinémascope met en valeur les plans de visage où le regard occupe les trois quarts de l'écran alors que le format large classique du 1.85 permettait l'affrontement de deux corps dans une rue. L'image numérique permet d'accentuer les couleurs, les gris de la mer, l'orange de la grotte et du pavillon C ou de noircir les visages.

 

Scorsese et les Maîtres

En convoquant toutes les splendeurs techniques du cinéma moderne, Scorsese réalise une version grandiose du magistral du Shock corridor de Samuel Fuller où étaient convoquées toutes les tares de l'Amérique pour se retourner contre le personnage principal, finalement incapable de les maîtriser et qui finissait fou dans son asile.

En déclinant dès son affiche les motifs du visage, de la raison vacillante avec l'allumette enflammée et du puzzle mental sous forme de photos se recouvrant partiellement pour former l'image de Shutter Island, Scorsese s'inscrit dans la tradition des grands films mentals où l'intrigue se développe à l'intérieur du cerveau des personnages.

Il est cependant très éloigné du naturalisme de Lynch, des corps pulsionnels de Mulholland drive ou de Inland empire qui ne savent plus comment s'incarner. Le film se révèle aussi bien moins maniériste que le Femme fatale de De Palma avec ses signes insistants sur les horloges. Scorsese se refuse aux flashes-back "éclairants", venant préciser l'écart entre la réalité et la paranoïa de DiCaprio. Dans Le dahlia noir, quand Bleichert se rend compte, à la fin, des supercheries de son coéquipier, De Palma rejoue, pour appuyer sur le souvenir, la scène du tremblement de terre où Blanchard avait en fait eu un comportement suspect. Scorsese ne joue pas sur des coups de force narratifs mais, sur une construction purement mentale qui se dévoile petit à petit. Il est ainsi assez éloigné de l'expressionnisme de Cronenberg, d'ExistEnz avec son jeu de plateau et son indécision finale ou du formidable Spider et ses seize flashes back.

La révélation finale est proche de celle du Sixième sens que l'on apprécie aussi mieux la seconde vision, grâce au travail du cadre chez Shyamalan, grâce au travail sur l'image chez Scorsese. Mais c'est probablement avec le Shining de Kubrick que Shutter Island a le plus de points communs avec son personnage qui parvient à s'enfermer dans sa folie pour ne pas affronter son impuissance créatrice. Shutter Island est plus sombre encore car il n'y a pas trace ici de renaissance d'un fils.

Dans son Voyage dans le cinéma américain, Scorsese range Tourneur dans ce qu'il appelle les "contrebandiers" dont il rappelle la déclaration à propos de La féline "Il ne faut pas montrer le monstre, moins on en voit, plus on y croit. Il ne faut jamais imposer sa vision au spectateur. Il faut qu'elle s'insinue en lui peu à peu. Le sujet de La féline est la psychologie d'une jeune épouse effrayée par sa propre sexualité. A chaque fois qu'elle éprouve du désir pour son mari, elle est submergée par la honte et se sent coupable. Elle est possédée par ses démons intérieurs. Tourneur remet en cause un principe essentiel de la fiction, comme quoi les personnages sont maîtres de tous leurs actes. La malédiction qui repose sur les êtres, ne tient pas au destin comme dans la tragédie mais est au fond de leur être. Pour Vaudou (1943) il déclare : "Lorsque des spectateurs sont assis dans une salle obscure et qu'ils reconnaissent leur angoisse en voyant celles des personnages sur l'écran, ils acceptent les situations les plus invraisemblables et suivent le réalisateur là où il veut les amener..."

A 70 ans, Scorsese délaisse les oripeaux de son cinéma expressionniste pour se déguiser en contrebandier et nous conduire vers l'île des morts. Magistrale et angoissante traversée symbolique que tout spectateur pourra accomplir comme une psychanalyse de ses angoisses à ne pas vouloir sortir d'une salle de cinéma après une expérience aussi intense. Scorsese, un phare entre l'intérieur et l'extérieur de la salle de cinéma.

 

Jean-Luc Lacuve le 08/02/2010
(merci à tous ceux qui sont intervenus lors du ciné-club du jeudi 4 mars 2010 et qui retrouveront ici quelques-unes de leurs idées. Merci aussi au forum des Spectres pour les mêmes raisons)