Choses secrètes

2002

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Avec : Sabrina Seyvecou (Sandrine), Coralie Revel (Nathalie), Fabrice Deville (Christophe), Roger Mirmont (Delacroix) 1h 55.

Sandrine et Nathalie, deux filles issues de milieux défavorisés, utilisent leur pouvoir de séduction pour accéder le plus rapidement possible au sommet de la hiérarchie sociale. Elles intègrent une grande entreprise. Après avoir écrasé quelques cadres importants, elles parviennent à atteindre Christophe, le fils du patron et futur dirigeant. Or, le jeune homme est un libertin qui va les manipuler et les faire souffrir.

Dans Choses secrètes, Brisseau porte au plus haut point son talent de cinéaste naturaliste. Il accumule les images pulsions qui révèlent un monde originel, violent et désespéré, grouillant sous l'apparente tranquille des mondes dérivés qui ne permettent d'accéder qu'à une vérité partielle.

Le premier plan du film se divise en deux par un rideau avec, du côté du monde dérivé, Nathalie débutant son spectacle érotique et du côté du monde originaire une femme voilée portant un aigle et accompagnée du tic-tac incessant d'un bruit de pendule, figuration probable de la mort attendant son heure.

La même symbolique figurait dans De bruit et de fureur. La mère absente apparaissait à son fils sous la forme d'une fée portant un aigle et l'entrainaît vers la mort, l'aigle dévorant le canari auquel s'était identifié l'enfant.

L'enfer et le ciel

Le monde originaire se manifeste par son excès à la fin de la séquence du streap-tease lorsque les spectateurs se ruent sur Nathalie : l'exaspération érotique se transformant en désir de viol. Les spectateurs agressifs sont sortis de la boîte par des videurs.

Ensuite, lorsque Nathalie et Sandrine refuseront le marché sexuel proposé par le patron, elles seront littéralement jetées dans le caniveau. Ces images en excès sont les premiers symptômes du monde originaire. Elles renvoient, par exemple, au dépôt d'ordures sur lequel on jette un cadavre dans Folies de femmes et Los Olvidados.

Le monde originaire c'est aussi celui de la plus grande pente du ciel vers l'enfer. Or c'est bien une figuration du ciel à laquelle on assiste lorsque Sandrine retourne voir ses parents. Sa mère parle du traumatisme de son père, au chômage après avoir été viré de sa boîte. On voit alors le père (Brisseau lui-même, démiurge créateur) filmé au travers de la vitre arrosant un jardin extrêmement fleuri. Ce jardin, vu comme un triptyque pictural, est filmé avec trois des composantes majeures du  Paradis terrestre. Le Livre de la Genèse décrit le jardin planté en Eden par le Seigneur comme plein de fleurs et de fruits. L'eau y abonde, grâce à un fleuve qui sort d'Eden pour irriguer le jardin. A la fin du Moyen âge, le jardin terrestre est entouré d'un mur d'enceinte avec, en son milieu, une fontaine gothique, construite au-dessus de la source des fleuves du paradis (Frères Limbourg, Très riches heures)(1). Ce jardin fleuri, arrosé et cerné par l'encadrement de la fenêtre est un Paradis terrestre non seulement parce qu'il a vu la naissance choyée de Sandrine mais surtout parce qu'il est le lieu où le père est heureux, protégé de la réalité sociale qui l'a rejeté.

Le monde dérivé de la vie de bureau

C'est sous le monde dérivé de la vie de bureau que se manifeste aussi la présence des mondes originaires. Le monde social rejette les jeunes filles qui ne parviennent même pas à obtenir un entretien d'embauche comme vendeuse à la FNAC. Rejetées du paradis terrestre et exclues de la société, elles n'ont plus qu'une solution : aller chercher la puissance dans les entrailles de la terre. Le démon du sexe les prendra donc dans le métro. Une première fois, sur la rame, quand elles enlèvent leurs sous-vêtements. L'homme qui les voit ne peut les rejoindre car il est prisonnier du monde social dérivé, en l'occurrence d'un de ses symboles les plus notoires : le métro.

 

Les jeunes femmes descendent alors plus à fond dans le tunnel pour jouir ensemble pour la première fois autant de leurs caresses que du pacte d'ascension sociale qu'elles viennent de conclure. Par là, elles échappent au caniveau dans lequel elles avaient été jetées par les patrons libidineux de la boite. 

 

Jardin d'éden, entrailles de la terre, caniveau autant de plans qui, pour Deleuze, sont des images - symptômes de l'existence d'un monde originaire. Les jeunes femmes vont maintenant s'attacher à proposer au monde dérivé des fétiches qui appartiennent au monde originaire.

 

Les fétiches qui conduisent à la mort et la rédemption

Ces fétiches, ce sont les gros plans de leurs cuisses, de leurs regards de braise, de leur bouches jouissant d'un plaisir simulé que les hommes vont compulsivement vouloir posséder.

En écho à ces gros plans visuels, la présence du monde originaire se révèle aussi par l'emploi "forte" de musique d'opéra ou de musique religieuse qui sort le film du milieu dérivé pour l'enfoncer dans le monde originaire. La combinaison du gros plan et de la musique matérialise ainsi efficacement la jouissance lorsque, après les caresses échangées en plans moyens pour saisir la sœur, Sandrine et Christophe, Brisseau atteint le sommet de la séquence par un gros plan de Christophe sur fond rouge avec l'augmentation du volume sonore.

Les fétiches se sont encore ces grands pans de couleurs pures qui tapissent les lieux traversés par les personnages : le rouge de la scène initiale, les grands murs violets de la chambre de Nathalie lorsqu'elle exprime sa morale sur la vie, le grand bureau jaune -orange (les flammes de l'enfer) de Christophe auquel s'oppose le bleu du tableau (la nuit de l'enfer). Plus tard dans les toilettes tapissées de jaune où Nathalie et Sandrine feront l'amour sur l'ordre de Christophe, celui-ci apparaîtra aussi sur le fond nuit-bleu de la porte ouverte.

Ces grands pans de couleurs pures des mondes originaires, sont relayés par les peintures modernes dans le bureau de Delacroix (!) et les reproductions de Matisse dans le bureau de Sandrine : La desserte rouge, lorsqu'elle est seule auquel s'ajoute un tableau de la période niçoise lorsque Nathalie vient la rejoindre. Ces décorations reflètent la classe sociale de leur propriétaire : des originaux pour les riches, des reproductions pour les classes moyennes.

Expérimentant la transgression, les jeunes femmes vont franchir les portes de l'enfer, trouver leur maître dans celui qui s'adonne moins au libertinage que, plus profondément, à l'exercice du mal. Christophe est moins un séducteur classique qu'un être sublime (comme le décrit Sandrine la première fois) incarnation de l'excès, du trop. Comme Prométhée s'attaquait aux Dieux, il s'est fixé lui aussi pour but de s'attaquer au soleil. Est-ce pour avoir révélé la présence du mal ou sa vulnérabilité que Christophe est condamné à avoir le foie dévoré par un aigle ? A-t-il révélé sur quel pan de réalité hors norme agissent les maîtres du monde ? Les grands patrons savent que nous jouons des personnages ("votre personnage m'intéresse") et se placent sur un autre plan de réalité que les bons bourgeois comme Delacroix presque endormi au monde. Sandrine initiée à la transgression par Nathalie ne retirait rien de cette quête, elle n'apprendra pas plus de la fréquentation du mal, si ce n'est d'en avoir connaissance. Seule Nathalie agit peut-être avec justesse abattant Christophe au bout de son parcours.

Car, Nathalie a bien droit à sa rédemption, à sa réintégration dans le monde dérivé. Sandrine n'a pas cette chance. Echappée de la descente aux enfers après l'orgie qui présida à ces noces mais veuve richissime de Christophe, elle a glissé dans le monde originaire (comme les héroïnes de Bunuel, Viridiana ou Tristana). Or, comme le rappelle Deleuze, s'abandonner au monde originaire conduit à la mort :

"Chez les pauvres ou chez les riches, les pulsions ont le même but et le même destin : mettre en morceaux, arracher les morceaux accumuler les déchets, constituer le grand champ d'ordures et se réunir toutes dans une seule et même pulsion de mort. Mort, mort, la pulsion de mort, le naturalisme en est saturé"(2).

Probablement parce qu'il n'en avait pas les moyens financiers, Brisseau n'a pas filmé la scène de Christophe enfant assistant à la mort de sa mère et la veillant quinze jours en silence et sans prévenir personne alors qu'elle se décomposait. Mais on peut imaginer quelle danse macabre autour du cadavre il en aurait fait.

Brisseau se rattrape toutefois magnifiquement avec la scène finale sous la pluie. La Limousine qui vient chercher Sandrine est bien un corbillard. Maquillée, blanche et blafarde, insensible à la réalité de la pluie, Sandrine est un fantôme qui se demande si c'est bien à elle à qui s'adresse Nathalie qui lui demande pardon, probablement de l'avoir abandonnée là.

 

Une révolte essentielle

Choses secrètes laisse parfois entre apercevoir un plaisir possible dans le monde dérivée comme une alternative à la lutte violente et subtile pour échapper à la dégradation du monde originaire. L'amitié, la transgression, la simulation et le contrôle du plaisir sont, à chaque fois, porteur de joie. En témoignent les scènes de masturbation, de promenade nue sous l'imper ou d'effeuillage dans le bureau de Delacroix. Brisseau aurait pu s'en contenter pour faire un film gentiment libertin. Pas assez de violence à son goût probablement. L'arrivée de Christophe dans le film, en voiture jaune, relève du coup de force, ou mieux du champ d'expérimentation.

Elle permet en effet de se poser de nouvelles questions. La transgression conduit-elle à une impasse ? Ou si l'on veut, la drogue douce du plaisir conduit-elle à la drogue dure de la jouissance ? Repousser sans cesse les limites du plaisir conduit-il à l'insensibilité ? On se gardera bien de répondre par l'affirmative. Si les femmes tombent, ce n'est pas tant du fait même de la jouissance que du fait que celle-ci supprime la distance avec l'autre. Pire que tout, cette jouissance se prolonge en amour par identification avec l'objet du désir. Quand l'esclave adore son maître, ne reste plus que la solution du crime passionnel, refuser d'être l'autre, soit se supprimer soit supprimer l'autre. 

Jean-Luc Lacuve le 14/09/2003 (après article du 15/11/2002 publié dans les cahiers du cinéma de juin 2003)

(1) Michel Pastoureau : La bible et les saints, guide iconographique, Flammarion 1990.