De bruit et de fureur

1988

Avec : Bruno Crémer (Marcel Rophy), François Negret (Jean-Roger Rophy), Vincent Gasperitsch (Bruno), Fabienne Babe (la professeur de français), Lisa Hérédia (L'apparition ), Thierry Hélaine (Thierry Rophy), Sandrine Arnault (La soeur de Jean-Roger), Victoire Buff (L'amie de Thierry), Antoine Fontaine (Le principal du CES), Fejria Deliba (Mina). 1h35.

"Le sang fut versé aux temps anciens avant que des lois humaines eussent adouci les mœurs" Shakespeare (Macbeth)

Par un matin gris, Bruno, 13 ans, sort de la station de métro Gallieni portant une cage à oiseau presque aussi grande que lui. Sa mère lui a griffonné sur un papier le plan vers la barre d'immeubles toute proche de Bagnolet où il doit la retrouver. Le gardien de l'immeuble l'accueille et lui donne la clé que lui a laissée sa mère pour le 15e étage. Arrivé au 10), Bruno surprend, Jean-Roger, jeune de son âge qui fait flamber les tapis de sol devant les appartements de ses voisins. Pris par le gardien de l'immeuble, Jean-Roger est conduit devant l'appartement familial mais le père frappe violemment le gardien, lui reprochant de s'en prendre à son fils sur lequel il a seul autorité et le prouve à sa façon en le giflant.

Dans l'appartement, Bruno trouve des mots de bienvenue très attentionnés de sa mère. Elle lui téléphone pour l'assurer que maintenant que sa  grand-mère qui l'élevait est morte, ils vont vivre heureux ensemble. Elle ne sera là que le lendemain occupée à gagner de l'argent pour quitter cette citée. Bruno fait tourner la K7 que sa mère lui a préparé, Bonjour Paris et regarde sa cage. L'oiseau s'emble s'être envolé et transformé en un aigle que tient une femme en habits aristocratiques au bout du couloir. Bruno approche de l'apparition, nue sur le lit et qui  s'offre à lui. Bruno la caresse mais moment où il va toucher son sexe, l'oiseau s'envole et lui griffe le visage

Etant passé par de nombreuses familles d'accueil, Bruno a un niveau scolaire très bas, il entre ainsi en 5e dans une classe expérimentale d'un Collège d'Enseignement Secondaire où il n'aura qu'une professeure (excepté pour l'anglais). Il l y retrouve aussi Jean-Roger, la terreur de l'établissement. Les deux garçons deviennent amis observant les agissements de la bande à Mina et, puisque Bruno ne veut pas malmener un chien, jouant un tour pendable à deux clochards assis sur un banc en faisant flamber leur bas de manteau avec du papier journal.

Jean-Roger admire son père, Marcel, un ancien militaire devenu truand. qui règne en maitre sur le quartier même s'il voit avec regret son fils ainé, Thierry, vouloir suivre la voie d'un travail honnête, coursier pour le journal Le Monde et vivre une histoire d'amour qu'il trouve conventionnel avec une journaliste. Jean-Roger d’éclanche une grande pagaille des élèves en sortant par la fenêtre pour escalader la façade du collège. Une assistante sociale est envoyée chez lui. Là, elle est menacée de mort par Marcel qui lui met un pistolet sur la tempe. Elle s'enfuit et démissionne.

Jean-Roger voit Bruno sensible à l'attention que lui porte sa professeure qui lui enseigne la gravité grâce à une mappemonde et son petit personnage mécanique. Jaloux, il écrit une lettre anonyme dénonçant "des cochonneries" entre la professeure et son élève. Le proviseur interdit la poursuite des cours du soir quand il surprend Bruno et sa professeure  dansant sur l'air tendre du petit cordonnier. Jean-Roger est aussi jaloux des conseils que donne son père à son frère ainé qu’il considère comme un homme, à la différence de lui.

Pour faire partie de la bande à Mina, Jean-Roger doit prouver qu'il est un homme et violer une fille du quartier. Quand la fiancée de son frère l'attend en bas de l'immeuble, c'est elle qu'il désigne. Thierry intervient, mais il est matraqué et capturé par la bande. Le père le sauve, muni d'un fusil. Il tue trois des participants au tabassage de Thierry. Jean-Roger, qui a un pistolet, riposte et tire, sans vraiment le vouloir sur son père. Pour couvrir Jean-Roger, Mina décide de pendre Marcel agonisant au seul arbre du terrain vague.

Jean-Roger, complètement saoul assiste, détaché, au spectacle qu'il a provoqué et tire sur le serin de Bruno qui s'était échappé de l'appartement. Bruno trouve le serin mort et le pistolet que Jean-Roger, ivre, a abandonné ; désespéré de la mort de son seul vrai ami, Bruno retourne l'arme contre lui et se suicide. Jean-Roger finit en prison à Fleury-Mérogis. Quelques mois plus tard, son ex-professeure principale, reçoit sa lettre d'excuse et de regrets. Il se dit fidèle à la mémoire de son ami Bruno qu'il a cru voir emporté par son apparition dans le ciel et briller dorénavant comme une étoile.

Devant une réalité trop dure, Bruno s'échappe dans le rêve et s'identifie à son oiseau qui prend son envol. Ce petit oiseau, un serin, devenu un aigle dans le rêve a besoin du perchoir d'une femme pour s'envoler. L'apparition guide ainsi Bruno vers la sortie de ce monde sans espoir. C'est en partie une mère de substitution, celle qui l'appelle poussin, face à celle toujours absente. Mais c'est aussi une femme plus dangereuse que la professeure principale, ange de bonté et de pureté qui, comme l'assistante sociale finira par renoncer et partira du collège. L'apparition, dérivée en partie de La femme au perroquet, ne peut être l'initiatrice sexuelle que Bruno désire.

Au moment où, en rêve, sa main approche du sexe de la femme, l'aigle s’envole et lui griffe le visage. Sa face apaisante n'en est que plus redoutable : consolatrice elle entraine Bruno vers la mort.

Gustave Courbet : La femme au perroquet (1866)

Le danger latent du rêve Brisseau l'exprime dès la première apparition avec des moyens très simples alors que Trenet chante Revoir Paris : "Roulant joyeux / Vers ma maison de banlieue / Où ma mère m'attend / Les larmes aux yeux / Le cœur content / Mon Dieu, que tout le monde est gentil". Sur "Mon dieux n'est ce pas un rêve", se fait entendre le tic-tac d'une montre hors champs. Un traveling avant en caméra subjective figure la conscience de Bruno qui se retrouve face à la femme à l'aigle, ancienne incarnation du serin comme lui-même se rêve alors un homme face à cette femme, nue, qui s'offre à lui.

Ce rêve d'évasion qui n'aboutit pas

Même rêve d'évasion pour Jean -Roger lorsqu’il sort par la fenêtre de sa classe et parcourt la façade du CES appelant touts les élèves à la liberté et la révolution. Cette possibilité du fuir par le rêve, Thierry l'exprime aussi en ouvrant la fenêtre du 10e étage de l'appartement familial et menaçant de se jeter dans le vide.

René Magritte : L'entrée en scène (1953)

Le père, Marcel, auquel Bruno Crémer donne une puissante incarnation est le seul à pouvoir survivre sans vouloir s'échapper; il pactise avec les petits délinquants et empêche quiconque d'empiéter sur son territoire « Vise pas trop haut et tu seras libre. »Y a pas de Dieu, pas de punition [...] Rien que le grand trou noir à la fin... [...] La seule chose qui compte, c'est soi-même

Le père est finalement adapté à son milieu; l'effondrement viendra du fils. Jean-Roger, associé dès le départ au feu, va tout détruire: le feu aux tapis de sol, le feu aux manteaux des clochards, le feu des cocktails Molotov sur la voiture de la bande ennemie et bientôt sur la police et enfant le grand bucher final allumé pour torture son frère. Le milieu originaire sort de dessous terre et menace là de tout détruire dans un crépitement de bruit et de fureur.

 

Pour Thierry Jousse dans Les Cahiers du cinéma n°408, mai 1988 :

" Bruno est privé de regard. Dès son arrivée à Bagnolet, l'enfant-adolescent est le témoin d'une scène de violence entre voisins qui ne laisse aucun doute sur l'ambiance du lieu. Au contact de Jean Roger, il va se transformer peu à peu en voyeur, comme dans cette séquence mi-sexuelle, mi-violente, de règlements de compte dans les caves des HLM, ou dans cette autre séquence qui fait alterner la réunion des instances scolaires délibérant le cas de Jean-Roger et le regard des adolescents qui rend dérisoire toute initiative de punition. L'aboutissement de ce voyeurisme est une absence de regard qui caractérise Bruno dans toute la dernière partie du film. Bruno ne voit plus rien, il lui est devenu intolérable de regarder, il ne peut plus supporter l'insupportable, comme dans cette séquence du meurtre du père, sorte de vision hallucinante, presque fantastique. A cette vision réelle, Bruno tente de substituer une vision imaginaire incarnée par un oiseau et une sorte d'ange au féminin, dont les apparitions ponctuent le film.(…) En fait, cette apparition est sans doute trop faible esthétiquement comme psychologiquement, pour contre-balancer l'hallucination permanente du film. C'est la réalité qui est hallucinante, mais comme naturellement, sans qu'il soit besoin de la forcer.

A cet égard, le film de Brisseau multiplie les séquences littéralement incroyables, depuis la séance d'entraînement au fusil de chasse dans l'appartement, jusqu'à la longue séance d'embrasement qui aboutit au suicide de l'enfant, séquence qui met en jeu l'alcool, le feu et la pendaison du père, image proprement faulknérienne (pour rester fidèle à la référence du titre). La violence n'est jamais plaquée, jamais gratuite ; elle semble suinter comme naturellement de l'espace et des corps ; elle nous atteint en pleine poitrine, spectateurs cloués à notre fauteuil, impliqués que nous sommes dans cette jungle d'avant l'homme.

Le sentiment dominant du film est ce sentiment de terrible qui ne cesse de nous étreindre. Il y a là quelque chose d'impossible à combler, d'implacable d'inexorable et c'est là que le film atteint au tragique. (..) Sorte de milieu originaire qui génère des pulsions incontrôlables, le film excelle à saisir ces moments de basculement où un détail suffit à installer l'irréparable, comme dans cette magnifique séquence d'affrontement dans la salle de classe, entre Fabienne Babe et Jean-Roger. Tout semble encore pouvoir s'arranger mais, excédée, elle gifle Jean-Roger et d'un coup se retrouve seule face à la marée humaine de la classe en délire

A travers ces existences gâchées, ces destins joués d'avance, De bruit et de fureur fait le portrait d'un monde investi par le mal. Si l'enfant se suicide à la fin c'est que Bruno a un corps trop frêle pour supporter un univers aussi absurde, aussi intolérable et qu'il n'a pu trouver la grâce en ce monde-ci. Son geste rejoint celui de l'enfant d'Allemagne année zéro, il est la réponse inacceptable à un monde inacceptable. "

Thierry Jousse dans Les Cahiers du cinéma n°408, mai 1988