(1944-2019)
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histoire du cinéma : naturalisme

1/ un personnage entier, révolté et controversé

Né le 17 juillet 1944 à Paris. Se décrivant lui-même comme "le fils d'une femme de ménage qui a vécu dans un rêve de cinéma", Jean-Claude Brisseau ne se destine pas de suite à suivre une carrière de réalisateur. Il emprunte les chemins de l'enseignement en étant professeur de français pendant plus de vingt ans dans un collège de la banlieue parisienne, mais ses rêves de cinéma finissent par le rattraper et il mène en parallèle une carrière de cinéaste amateur. Sa rencontre avec le célèbre réalisateur et scénariste Eric Rohmer est déterminante : il travaille peu de temps après à l'INA (Institut national de l'audiovisuel) qui produit en 1978 son premier long métrage : La vie comme ça, tout d'abord destiné à la télévision.

En 1983, Jean-Claude Brisseau entame sa première collaboration avec l'acteur Bruno Crémer, qu'il dirige dans le drame Un jeu brutal, produit par Les films du Losange. Il le retrouve en 1988 pour De bruit et de fureur, plongée violente dans la vie des banlieues mêlée à une composante surnaturelle, qui lui permet de recevoir un Prix spécial de la jeunesse au Festival de Cannes la même année.

L'une des particularités du cinéaste est d'utiliser des acteurs à l'image publique très forte afin de les détourner sur grand écran : en 1989 il s'emploie à transformer Vanessa Paradis, à l'époque vue comme l'innocente interprète de Joe le taxi, en une adolescente psychologiquement fragile et amoureuse sensuelle de son professeur dans le drame Noce blanche (son seul film qui connut un succès commercial, 1,8 million d’entrées). Puis L'ange noir en 1994 met en scène Sylvie Vartan dans le rôle d'une femme fatale aux secrets diaboliques.

Après six ans d'absence, Jean-Claude Brisseau réalise un film intensément romanesque Les savates du bon Dieu, qui ne trouve pas son public sans doute à cause du titre énigmatique et d'un renoncement au format scope qui aurait plus facilement mis en valeur les paysages et l'action dramatique. En 2002, il revient avec Choses secrètes, à un drame dans le milieu des entreprises.

En 2005, alors qu'il achève le montage de son nouveau long-métrage, Les Anges exterminateurs, Jean-Claude Brisseau est condamné à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende pour le harcèlement sexuel de deux actrices de Choses secrètes. Pour sa défense, Brisseau explique, entre autres, qu’il voulait montrer le suspense et le mouvement des corps comme Hitchcock orchestrait la montée de l’angoisse. Il avait met d'ailleurs mis un épisode étrangement similaire dans le scénario des Anges exterminateurs avec un cinéaste poussant deux jeunes comédiennes à explorer leur sexualité en vue du tournage d'un film policier. Précédé par une sulfureuse réputation, le film est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en mai 2006 et, là non plus, ne rencontre pas le succès qu'il mérite. Mais le cinéaste qui tourne coûte que coûte avec l'argent que lui rapporte le succès de Noce blanche, multidiffusé à la télévision réalise A l'aventure (2009) et La fille de nulle part (2012).

Que le diable nous emporte (2017) dans lequel le naturalisme de Brisseau s'est assagi dans un mysticisme désuet ne rencontre aucun succès d'autant plus qu'il est boycotté en salle par une partie du public suite à la prise de conscience due à l’affaire Weinstein et au mouvement #MeToo. Devant la colère et la mobilisation de groupes féministes, la rétrospective Jean-Claude Brisseau est annulée par la Cinémathèque française qui, à cette occasion, ne sait pas faire la frontière entre l'oeuvre de l'artiste, qui devait susciter le débat, et la complexité de l'homme. Celui-ci ne méritait sans doute pas une invitation personnelle tant son attitude était souvent brutale et maladroite.

Usé par le peu de soin qu'il prenait de sa santé et sa volonté sans trêve de monter de nouveaux projets, Jean-Claude Brisseau meurt le 11 mai 2019. Il serait maintenant temps de réévaluer son oeuvre, l'une des plus fortes du cinéma français.

2-un cinéaste "naturaliste" majeur

Dans l'entretien qu'il a accordé aux Cahiers à la sortie de Choses secrètes (décembre 2002, n°574), Brisseau dénigre le naturalisme:

"De bruit et de fureur avait été critiqué pour les scènes d'apparitions surnaturelles. Certaines personnes qui aimaient la partie réaliste du film, décrochaient à ce moment. Moi, je l'ai toujours dit, je n'aurais jamais fait le film si je n'avais pu tourner ces scènes. Je n'avais absolument pas l'intention de faire un film naturaliste sur la banlieue. Dans Céline, je voulais aussi coller des éléments surréalistes pour traiter de phénomènes de contagion de sens."

Le naturalisme évoque probablement pour lui le misérabilisme social, l'apitoiement sur un constat social sans espoir. En sauvegardant le terme surréalisme et en s'appuyant sur les définitions de Gilles Deleuze, on pourra pourtant démontrer que les films de Brisseau relèvent bien du naturalisme. En effet, pour Deleuze :

"Le naturalisme ne s'oppose pas au réalisme, mais au contraire il en accentue les traits en les prolongeant dans un surréalisme particulier. Le naturalisme en littérature, c'est essentiellement Zola : c'est lui qui a l'idée de doubler les milieux réels avec des mondes originaires. Dans chacun de ses livres, il décrit un milieu précis, mais aussi il l'épuise et le rend au monde originaire : c'est de cette source supérieure que vient sa force de description réaliste. Le milieu réel, actuel, est le médium d'un monde qui se définit par un commencement radical, une fin absolue, une ligne de plus grande pente. (…) L'essentiel du naturalisme est dans l'image pulsion. Les pulsions sont souvent relativement simples, comme la pulsion de faim, les pulsions élémentaires, les pulsions sexuelles ou même la pulsion d'or dans les rapaces. Elles sont inséparables des comportements pervers qu'elles produisent cannibalisme, sadomasochisme, nécrophilie. (…) L'image naturaliste, l'image pulsion, a deux signes : les symptômes et les fétiches. Les symptômes sont la présence des mondes originaires dans le monde dérivé, et les fétiches, la représentation des morceaux arrachés au monde dérivé." ( L'image mouvement, p. 174.)

Le cinéma de Brisseau s'inscrit toujours dans un contexte social assez marqué. Très évident dans ses premiers films, il l'est encore avec la bourgeoisie bordelaise de L'ange noir, les prolétaires sans espoir des Savates du bon Dieu ou de la vie des employés de bureaux dans Choses secrètes.

Ce milieu social est donc le monde dérivé dans lequel vont intervenir les forces du monde originaire. Les symptômes, présence des mondes originaires dans le monde dérivé prennent souvent la forme d'images du paradis et de l'enfer. Ces images constituent la structure dramatique du film, sa ligne de plus grande pente vers l'anéantissement. Noce Blanche propose aussi un paradis terrestre dans ce coteau fleuri surplombant une rivière où Vanessa Paradis (!) d'un délié serpentin du bras appelle Bruno Cremer. L'image finale de la mer figure un fleuve des enfers très convaincant dans lequel Cremer n'a plus qu'à s'exiler, chassé du monde dérivé de l'éducation nationale. De même dans Céline, l'enfer pourrait être cette scène au début du film où une adolescente pleure assise par terre, sous une pluie torrentielle et surtout sous le regard d'écoliers hilares. Dans L'Ange noir, ce pourrait être la jubilation des policiers devant le cadavre d'Alslanian. Dans Choses secrètes, il s'agit de la vision du père de Sandrine dans une sorte de paradis terrestre plein de fleurs et comme au dessus du monde.

Quant aux fétiches se sont les parties du corps des femmes, leur ventre nu, leur chevelure, leur regard de braise, subliment mis en scène. Ces fétiches que les hommes adorent  renvoient aux scènes d'amours collectif de L'Ange noir et de Choses secrètes.

Symptômes des mondes originaires et fétiches présents dans les mondes dérivés sont soulignés par Brisseau dans l'emploi d'une musique volontiers lyrique et des éclairages très élaborés qu'il aime à travailler comme des clichés

Cette révélation  des mondes originaires enfouis que nous nions en restant dans le pur constat social, Brisseau la veut la plus universelle possible et c'est pourquoi elle prend chez lui la forme d'un cliché, image hyper esthétisante d'une réalité simple. Ainsi Brisseau affirme-t-il :

Ce désir de simplicité m'a même conduit à utiliser des éléments que certains pourront dire "clichés" comme l'ombre sombre dans le couloir, qui représente moins la mort elle-même que l'angoisse de la mort. Ce sont des figures que l'on retrouve partout, ne serait-ce que dans le Septième sceau, qui son très fortes dans l'inconscient collectif. .. Ca me plait de les utiliser parce qu'elles renvoient - à condition de rompre les barrières de défense- à des choses universelles (CdC n°454, avril 1992 p.17).

 

3-Reveillez-vous, les morts

Abandonnant la vision sociale sans concessions de ses premiers films, Brisseau a développé des métaphores de plus en plus élaborées et violentes qui détacheront de lui une bonne partie de la critique. Télérama notamment acceptait le cheminement tragique de ses personnages lorsqu'il était sous-tendu par des explications sociales psychanalytiques ou mystiques qui le rapprochait alors de Rohmer ou de Bresson. Il n'en va plus de même lorsque ses coups de forces esthétiques révèlent la désespérance des personnages et le tragique de leur existence.

Le constat social et humain de Brisseau peut ainsi souvent paraître extrêmement noir. L'homme et la femme n'ont qu'un destin, celui de la jouissance inassouvie, fantasmée plus souvent que vécue et même les pensées vigoureuses de Freud, Nietzsche ou de la philosophie orientale convoquées dans Noce blanche n'arrivent pas à éclaircir le propos. Et pourtant en révélant la vanité des comportements sociaux et l'hypocrisie et solutions sociales pour en appeler aux forces profondes et pulsionnelles qui agitent l'être humain, Brisseau rejoint la démarche des grands cinéastes naturalistes que sont Bunuel (Los Olvidados, Viridiana, Le journal d'une femme de chambre…), Stroheim (Queen Kelly) ou Fassbinder.

Brisseau ne cesse de répéter qu'il y a bien lutte des classes ("je suis marxiste") et lutte avec le mal ("je suis chrétien"… donc le monde originaire existe). Il en fait la preuve dans ses films qui luttent dans tous leurs instants pour maintenir les deux esthétiques, celle du monde dérivé où s'affrontent les classes sociales et celle du monde originaire ou s'affrontent le bien et le mal.

Deleuze analyse les stratégies d'attaque possible du monde originaire et distingue la stratégie d'entropie chez Stroheim, celle de la répétition chez Bunuel (plus optimiste car la répétition donne parfois une chance de salut) et celle du retournement contre soi de Losey. Brisseau nous met en garde contre une autre pulsion, plus moderne, celle du sommeil et de l'engourdissement esthétique et social, qui vise à faire oublier le domaine de la lutte.

 

Bibliographie : Cahiers du Cinéma :

FILMOGRAPHIE :

1980 La vie comme ça
Avec : Lisa Heredia (Agnès Tessier), Lucien Plazanet (Le concierge), Marie Rivière (Florence), Jacques Serre (Le père de Florence). 1h35.

Agnès quitte le lycée et s'installe avec une amie dans une HLM de Bagnolet. Engagée comme employée de bureau, elle devient déléguée du personnel après le départ d'un collègue.

   
1981 Les ombres

Téléfilm. Avec : Jacques Serres (Pierre, le père), Dominique Verde (Christine, la mère), Nathalie Brevet (Nathalie), Lucien Plazanet (Lucien), Eric Lecomte (Franck), Madeleine Lemistre (La mère de Christine), Laurence Boisloret (Brigitte). 1h03.

Drolatique désespérance d'un prolo que sa femme quitte peu à peu et les problèmes qui surgissent au jour le jour... Toutes trivialités qui sont dédaignées par le fils et menées de main de maître par la fille...

   
1983 Un jeu brutal

Avec : Bruno Crémer, Emmanuel Debever, Lisa Heredia. 1h30

Ne pouvant établir une vraie relation avec sa fille infirme, un biologiste assassine des enfants.

   
1988 De bruit et de fureur
Avec: Bruno Crémer (Marcel), François Negret (Jean-Roger), Vincent Gasperitsch (Bruno), Fabienne Babe (la professeur de français). 1h35.

Sous les apparences d'un fait divers, le film raconte l'aventure initiatique d'un jeune adolescent Bruno, qui vient habiter Bagnolet et qui se retrouve confronté, par le bais d'une amitié avec Jean-Roger, autre adolescent du quartier, à un tissu social en pleine décomposition : violence, délinquance précoce, échec scolaire, parents irresponsables...

   
1989 Noce blanche
Avec : Vanessa Paradis (Mathilde Tessier), Bruno Crémer (François Hainault), Ludmila Mikaël (Catherine Hainault), François Negret, Jean Dasté, Véronique Silver. 1h32.

François Hainault enseigne dans un lycée de Saint Etienne. Il a pour élève Mathilde qui est revenue de toute croyance : famille, sentiments, culture, travail. Fasciné par son désenchantement et sa lucidité, il entreprend de lui faire réussir le bac. Il succombe à la passion amoureuse...

   
1992 Céline
Avec : Isabelle Pasco (Céline), Lisa Hérédia (Geneviève), Danièle Lebrun, Daniel Tarrare. 1h28.

Son père est mort, son amant l'a quitté, Céline se jette à l'eau. Une autre femme, Geneviève, infirmière, la sauve. Bientôt, Céline semble investie de pouvoirs de guérison.

   
1994

L'Ange noir

Avec : Sylvie Vartan, Michel Piccoli, Tchéky Karyo, Philippe Torreton, Lisa Heredia. 1h39.

Une femme abat un homme en vidant son chargeur de son pistolet puis s'effondre. Une autre, témoin muet du meurtre, la relève, la transporte sur le lit qui se trouve en profondeur de champ et la brutalise en lui arrachant ses vêtements...

   
2000 Les savates du bon Dieu
Avec : Stanislas Merhar (Fred), Coralie Revel (Elodie), Raphaële Godin (Sandrine), Émile Abossolo M’Bo (Maguette).

Fred et Élodie forment un jeune couple et vivent avec leur fille dans une HLM de Saint-Etienne. Un jour, Élodie, lassée par la générosité irresponsable de Fred, le quitte. Celui-ci se lance alors à sa recherche, accompagné par Sandrine, sa meilleure amie et Maguette, fils d’un roi africain et sorte de génie protecteur. De hold-up en courses-poursuites, cette quête les mènera jusqu’au Lubéron, havre de paix et terre d’initiation. .

   
2002 Choses secrètes
Avec : Sabrina Seyvecou (Sandrine), Coralie Revel (Nathalie), Fabrice Deville (Christophe), Roger Mirmont (Delacroix). 1h 55.

Sandrine et Nathalie, deux filles issues de milieux défavorisés, utilisent leur pouvoir de séduction pour accéder le plus rapidement possible au sommet de la hiérarchie sociale. Elles intègrent une grande entreprise. Après avoir écrasé quelques cadres importants, elles parviennent à atteindre Christophe, le fils du patron et futur dirigeant.

   
2006 Les anges exterminateurs
Avec : Frederic Van Den Driessche (François), Maroussia Dubreuil (Charlotte), Lise Bellynck (Julie), Marie Allan (Stéphanie). 1h40.

François, cinéaste, s'apprête à tourner un film policier. Il fait passer des essais pour une scène de nu à une comédienne qui lui révèle le plaisir qu'elle éprouve dans la transgression de petits interdits érotiques. Poussé par le désir d'apporter quelque chose de nouveau dans le cinéma, il décide de mettre en scène un film mi-fiction mi-réalité, tournant autour de ce qui se révèle de façon inattendue une énigme et un tabou : les petites transgressions qui donnent du plaisir...

   
2009 A l'aventure
Avec : Carole Brana (Sandrine), Arnaud Binard (Greg), Nadia Chibani (Mina), Lise Bellynck (Sophie), Estelle Galarme (Françoise). 1h44.

Lasse de son actuel mode de vie, une jeune femme décide de tout quitter. Elle fait alors des rencontres qui l’amèneront vers de nouveaux plaisirs, mais aussi au seuil du fantastique.

   
2012 La fille de nulle part
Avec : Virginie Legeay (Dora), Jean-Claude Brisseau (Michel), Claude Morel (L’ami), Lise Bellynck (Lise), Anne Berry (La mort). 1h28.

Michel, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme et occupe ses journées à l’écriture d’un essai sur les croyances qui façonnent la vie quotidienne. Un jour, il recueille Dora, une jeune femme sans domicile fixe, qu’il trouve blessée sur le pas de sa porte et l’héberge le temps de son rétablissement. Sa présence ramène un peu de fraîcheur dans la vie de Michel, mais peu à peu, l’appartement devient le théâtre de phénomènes mystérieux...

   
2017 Que le diable nous emporte
Avec : Fabienne Babe (Camille), Isabelle Prim (Suzy), Anna Sigalevitch (Clara), Fabrice Deville (Fabrice), Jean-Christophe Bouvet (Tonton). 1h37.

Camille, belle femme dans la quarantaine, ramasse le téléphone portable que Suzy a perdu dans une gare. Quand Suzy appelle son propre numéro, elles conviennent d’un rendez-vous chez Camille pour que la jeune femme puisse récupérer son bien. Pendant cette rencontre, Suzy fait aussi la connaissance de Clara, la compagne de Camille. Mais elles sont interrompues par Fabrice, amant éconduit de Suzy, ivre, qui essaye de ramener la jeune femme à lui. Pendant que Clara emmène Suzy se cacher dans un appartement au-dessus du leur, où loge déjà l’étrange «Tonton », vieux sage épris de yoga, Camille tâche de calmer Fabrice et peu à peu, le console. C’est dès lors un étrange chassé-croisé qui commence : Camille noue une histoire passionnée avec Fabrice, tandis que Tonton initie Suzy à la méditation et à la lévitation. Peu à peu, chacun trouve sa propre voie vers le bonheur, sa propre place dans le jeu des sentiments.