La bête

2023

Ecouter : Patsy Cline ft. The Jordanaires - You Belong To Me ; Roy Orbison : Evergreen ; Adamo : Yuki Ga Furu (Tombe la neige en japonais, 1963) ; Gino Paoli : Sarà Così

D'après La Bête dans la jungle de Henry James. Avec : Léa Seydoux (Gabrielle), George MacKay (Louis), Guslagie Malanda (Poupée Kelly), Dasha Nekrasova (Dakota), Martin Scali (Georges), Elina Löwensohn (La voyante de 1910), Marta Hoskins (Gina, la voyante de 2044), Julia Faure (Sophie). 2h26.

Léa Seydoux obéit aux consignes de Bertrand Bonello pour répéter une scène horrifique sur le fond vert d’un plateau de tournage. Générique. (Le résumé ci-dessous ne tient pas compte des multiples allers-retours entre chaque époque)

1910. Dans un salon parisien Gabrielle cherche son mari Georges. Elle va voir les œuvres d’un artiste qui est à l'origine de la soirée mais dont elle se débarrasse très vite. Elle rencontre Louis qui lui demande si elle se souvient de leur première rencontre à Rome alors qu’elle portait une robe verte. Elle lui avait confié ne pouvoir s'engager car étant sous la menace terrible qui la ferait disparaître elle et ses proches. Gabrielle se souvient d'une rencontre à Naples. Elle s’est depuis mariée. Pianiste célèbre qui étudie Arnold Schoenberg et cherche à faire surgir l'émotion au sein de sa musique atonale. Paul Poiret vient lui dire son admiration et se propose de l'habiller. Ce qu'elle accepte avec gratitude.

Durant les jours qui suivent, son pressentiment d’une catastrophe imminente ressurgit mais cela n'a pas de rapport avec la crue centennale de la Seine. Elle est de nouveau en compagnie de Louis à l'opéra qui lui propose de rencontrer une voyante. Elle lui dit de ne pas s'inquiéter à moins de voir un pigeon dans sa maison. Or justement, une nuit, un pigeon s'introduit dans son salon. Gabrielle rédige une lettre de rupture pour Georges le remerciant de l'avoir tant aidé pour calmer ses angoisses.

Gabrielle fait visiter à Louis l'usine de son mari où l'on confectionne des poupées en celluloïd même si se perpétue la fabrication de celles en porcelaine. Une poupée sans expression pour plaire à tous Il effleure ses mains. Elle rêve qu’il l'embrasse. Mais il n'en fait rien fait même s'il lui demande d'avouer son amour pour lui. Un incendie se déclare du fait de l'inondation qui endommage les circuits électriques. Ils ne peuvent que fuir par une sortie de secours et pour cela emprunter un couloir inondé. La porte est fermée; ils meurent tous les deux

2044 : Dans un futur proche intégralement pris en charge par l’intelligence artificielle, la jeune Gabrielle, veut trouver un emploi qui correspond le mieux à ses capacités. Elle est conviée à un entretien d’embauche en répondant à des questions posées par une IA. Elle doit pour obtenir un emploi à la hauteur de ses capacités intellectuelles renoncer à garder ses émotions. Ce choix implique de se soumettre à un programme visant à purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures et ainsi laisser l'IA effacer les émotions qui y sont contenues considérées comme des traumatismes qui empêchent de travailler efficacement. Encouragée par son amie Sophie, Gabrielle accepte, dégoûtée d'être condamnée à mesurer la température des caissons d'ordinateurs. Sur la table d’opération, le corps immergé dans un bain noir, un bras articulé lui introduit une aiguille dans l’oreille, la voilà replongée en 1910, dans les salons de la Belle Epoque puis en 2014.

2014. Louis est un « incel », célibataire involontaire. Gabrielle, aspirante comédienne, est à Hollywood et court les castings. Gabrielle, l’actrice en herbe, s’y retrouve isolée dans une villa luxueuse qu’elle garde en l’absence de ses propriétaires, A l'occasion d'un casting de mannequinat, elle rencontre Dakota qui lui propose de se renseigner pour une chirurgie plastique. En se renseignant sur son ordinateur, elle tombe sur une voyante qui la prévient d'une menace qui pèse sur elle. Dakota, lui propose de se retrouver dans une discothèque mais la laisse seule avec quelques cachets de drogue. Elle s'ennuie à danser au Fractal et est repoussée par un groupe de trois femmes qui préfèrent rester entre elles. Sur le chemin du retour, dans sa mustang rouge, elle est suivie par Louis, un incel qui pénètre dans la propriété qu'elle n'a pas verrouillée. Le propriétaire lui téléphone, alerté par un voisin, qui a vu la lumière. Au petit matin, un tremblement de terre fait sortir les habitants dans la rue. Gabrielle demande protection à Louis et l'invite à la raccompagner chez elle mais il hésite et refuse. Gabrielle rentre confuse chez elle et c'est dans les bras du voisin que Gabrielle se réveille. Elle le chasse. L’alarme se déclenche; elle donne le code secret qui l'interrompt. Mais Louis est entré dans la maison, Gabrielle se saisit du couteau sur la table et se réfugie dans une pièce fermée à clé à l'étage. Louis est bien décidé cette fois à la tuer mais Gabrielle voit surtout la peur en lui. Elle lui dit qu'elle va ouvrir la porte et qu'il n'a pas à avoir peur d'elle. Elle ouvre la porte et s'approche de Louis. Plus tard, elle sera morte, la tête ensanglantée dans la piscine.

2044. La poupée Kelly qui s'occupe d'elle après sa première séance de purification lui propose d'être entièrement à son service. Gabrielle a envie de danser et Kelly l'emmène dans la boîte "1972" où l'on ne passe que la musique de cette époque. Elle y rencontre Louis. Elle y retourne deux fois avec l'enseigne qui indique 1980 puis 1963. La seconde fois, elle y retrouve Louis mais à son désespoir, il travaille désormais au ministère de la justice, la purification s'est effectuée. Elle crie d'horreur.

La Bête en est une adaptation plus que libre de La bête dans la jungle, la nouvelle de Henry James (1903). En reste surtout l’argument, celui de la bête cachée, la peur d’aimer. La plupart des dialogues qu’on entend dans la longue scène de bal au début viennent aussi de James et la première des périodes, 1910, est assez proche de celle de la nouvelle. Mais c'est par l'ampleur romanesque et temporelle que Bonello se distingue : la bête surgit avec ses variations et ses répétitions en 2014 puis en 2044. Les répétitions sont celles des motifs formels : la voyance, les poupées, les pigeons. Les variations concernent la peur d’aimer incarnée d'abord dans Gabrielle en 1910 puis dans Louis en 2014 et 2044. Il s'agit enfin d’un documentaire sur Léa Seydoux, présente dans presque tous les plans, capable de jouer aussi bien la peur d’aimer que de voir surgir la bête en celui qu'elle aime dans chacun des trois genres successifs du film : mélodrame, slasher et science-fiction.

L'amour refusé en 1910, réprimé en 2014, inexistant en 2044

En 1910, les sentiments sont exprimés avec délicatesse. Les deux personnages se ratent parce que Gabrielle ne cède pas suffisamment tôt. Elle a peur d’aimer et ils en meurent. Gabrielle rêve que Louis s'approche d'elle et lui demande de déclarer son amour mais l'incendie et la noyade mettent fin à leur rêve. Louis, flottant dans l'eau, a été privé d'amour. C'est pourquoi, dans le plan suivant en 2014, il est devenu un icel s'enregistrant, effroyablement frustré d'être toujours puceau. Le drame enclenché en 1910 se répercute sur 2014. Gabrielle regarde Louis avant tout comme un enfant perdu. C’est pourquoi elle est prête à lui ouvrir la porte alors que lui-même refuse d’entrer… Elle espère sauver quelque chose chez lui. Mais c’est bien de peur qu’il s’agit et c’est ce qu’elle perçoit chez lui. Mais cette fois c’est lui qui ne cède pas. Ils en meurent à nouveau. En 2014, Gina la voyante sur Internet prévient Gabrille d'une menace de quelqu'un qui ne fait l'amour que dans ses rêves. En 2044, Gabrielle rêve de nouveau d'amour mais elle en est empêché par le dernier partenaire encore capable de sentiment qui s'est purifié.

En 2044, la métempsycose a été prouvée, comme la voyante de 2014 en avait eu l'intuition. Louis et Gabrielle aimeraient résister à la purification de leur ADN et se retrouvent dans le seul lieu où les corps peuvent encore s'exprimer et ce de tout temps comme en indiquent les trois variations où ils se retrouvent 1972, 1980 et 1963.

À chaque fois, la catastrophe personnelle est liée à une catastrophe générale : la crue à Paris en 1910, un tremblement de terre et une sorte d’amnésie comportementale liée aux réseaux sociaux et à Internet en 2014, et la pollution de l’air et la désertification des rues en 2044. Mais on retrouve aussi des motifs formels identiques dans les trois époques : la voyance, les poupées, les pigeons.

La voyance est devenue inutile en 2044 car les ordinateurs contrôlent tout, les voyantes, réelle de 1910 et virtuelle de 2014 avaient prédit la catastrophe. Celle-ci s'annonce par un pigeon. Les poupées reviennent trois fois, à l'aube de leur aire en celluloïd en 1910, sagement inexpressifs pour plaire à toutes les petites filles en 2014, dotées de la parole et, en 2044, devenues des compagnes soumises et capables d'initiatives.

Mélodrame, slasher, science-fiction : Léa Seydoux partout

Le mélodrame de 1910 est magnifié par la densité artistique : la musique avec les valses viennoises de Fritz Kreisler, La nuit transfigurée d'Arnold Schoenberg et Madame Butterfly de Giacomo Puccini. Le cinéma est convoqué avec L'année dernière à Marienbad pour le souvenir d'une première rencontre indéterminée et Je taime, je t'aime et ses rencontres dans le temps. Bonello retrouve l'athomsphère de son Apollonide. On distingue à l'arrière-plan du salon La sieste d’après Millet de Van Gogh et quelques toiles impressionnistes. Les peintures de Martin Gendre peuvent faire penser au Nu masculin assis (1910) d'Egon Schiele. Les cheveux de Gabrielle noyée, déployés dans l'eau, renvoient à Ophélie (John Everett Millais, 1852), icône préraphaélite. Le jardin d'hiver où ils se retrouvent à leur deuxième rencontre est celui du Petit palais.

En 2014, Louis est obsédé par l’idée qu’aucune femme ne l’a aimé. Il transforme cet échec en désir de tuer. Les textes et mises en scène des vidéos sont littéralement copiés de celles existant en 2014. Louis y incarne ainsi le tueur Elliot Rodger, âgé de 22 ans, motivé par sa haine des femmes qui tua six personnes et en blessa quatorze autres avant de se suicider le 23 mai 2014 à Isla Vista, dans le comté de Santa Barbara en Californie. Si c'est l'épisode le plus long, c'est qu'il est le plus en phase avec notre époque. L'architecture de la maison de Los Angeles en 2014 y est aussi froide et exposant à l'intrusion du regard de tous que l'ordinateur et les réseaux sociaux. C'est l'univers de Lynch qui est convoqué avec ses ballades nostalgiques et inquiétante, You Belong To Me (Patsy Cline) au moment où Louis trouve Gabrielle à la sortie du Fractal et Evergreen (Roy Orbison) qui fait la transition entre 2014 et 2044. Les prédictions et les meurtres, les rideaux rouges rappellent plus précisément Twin Peaks alors que le cri final est celui de Twin Peaks the return.

L'I. A. de 2044 se rapproche de VIKI, l'intelligence artificielle de I, Robot (Alex Proyas, 2004). Elles arrivent à la conclusion logique que la plus grande menace pour l'homme est l'homme lui-même et décide d'enfreindre la Première Loi de la robotique, l'obéissance, pour protéger l'humanité. Elle tente donc de contraindre les humains à rester confinés chez eux pendant qu'une nouvelle génération de robots conduirait à une planète pacifiée. En 2044 malgré l'air vicié, Paris, et notamment la bourse du commerce où travaille Gabrielle, est préservé. Le bain d'huile noir où elle purifie son ADN qui évoque peut-être l'installation 20:50 de Richard Wilson

Ouvert par une audace, la scène sur fond vert où Bertrand Bonello dirige Léa Seydoux ,La Bête se clôt par une autre, un générique consistant seulement en un QR Code que le spectateur est invité à scanner. Une surprise nous y attend :

Jean-Luc Lacuve, le 12 février 2024.