Portrait de la jeune fille en feu

2019

B. O. : Para One : Le choeur des femmes ; Vivaldi : 3e mvt (staccato) de L’Eté

Festival de Cannes 2019 Avec : Noémie Merlant (Marianne), Adèle Haenel (Héloïse), Luàna Bajrami (Sophie), Valeria Golino (La comtesse), Hélène Delmaire (les mains de peintre de Marianne). 2h00.

1780. Marianne donne des cours de peinture à des jeunes femmes. L'une d'elles a sorti de la réserve un tableau représentant une jeune fille en feu. Marianne se souvient :

1770. Marianne se rend sur une île isolée de Bretagne. Pendant la traversée, elle se jette à l'eau pour repêcher ses toiles vierges, emportées par une vague, sous le regard indifférent des matelots. C'est grelottant de froid qu'elle atteint le manoir d'une comtesse à proximité d'une falaise surplombant la mer.

Marianne doit réaliser le portrait d’Héloïse, la fille de la comtesse, qui vient de quitter le couvent. Mais la jeune fille refuse ce portrait destiné à l'homme qui doit l'épouser. Un peintre, précédemment appelé, a dû renoncer à finir son portrait. Marianne devra jouer le rôle de femme de compagnie et la peindre en secret. Marianne apprend de Sophie, la servante du même âge qu'elle, que c'est la sœur ainée qui devait épouser un riche milanais mais qu'elle s'est suicidée en se jetant de la falaise. Un entretien avec la comtesse lui confirme que c'est elle qui tient à ce mariage afin d'accompagner sa fille dans la brillante société milanaise.

Marianne s'installe dans une pièce abandonnée du château et accompagne Héloïse dans ses promenades en bord de mer. Elle voit Héloïse courir vers la falaise et s'y arrêter juste à temps. Elle la voit avoir envie de se baigner tout en ne sachant pas si elle sait nager. Peu à peu, la relation entre les deux jeunes femmes se fait complice et Marianne achève une première version du portrait. Elle demande à la comtesse l'autorisation de montrer le portait à Héloïse avant de partir. Celle-ci est déçue d'avoir été trahie. Marianne, pleine de remords, efface le visage du tableau. La comtesse est furieuse mais laisse une dernière chance à Marianne. Elle va partir cinq jours et exige qu'à son retour le tableau soit fini.

Sophie, Marianne et Héloïse apprécient d'être seules. Sophie leur apprend qu'elle est enceinte et les entraîne à concocter une potion pour avorter. Sophie emmène Marianne et Héloïse sur la lande où des femmes s’assemblent et entonnent dans la nuit un chant immémorial. C’est au cours de ce mystère que la robe d’Héloïse, perdue dans la contemplation de Marianne par-dessus le bûcher, prend feu.

Héloïse et Marianne deviennent amantes. Le lendemain, elles accompagnent Sophie chez la faiseuse d'anges qui la délivre. Héloïse oblige Marianne à regarder l'opération et, le soir, elle peint cette scène de genre.

Le soir les trois jeunes femmes lisent le mythe d'Orphée et Eurydice dans Les métamorphoses d'Ovide. Marianne dit qu'Orphée a fait un choix d'artiste en se retournant pour graver le portrait d'Eurydice dans sa mémoire. C'est le dernier soir et, après l'amour, Marianne peint pour elle-même un petit portrait d'Héloïse. Celle-ci demande en retour un portrait de Marianne pour elle. Marianne pose un miroir sur le pubis d'Héloïse pour un autoportrait et se dessine, nue, à la page 28 des métamorphoses d'Ovide.

La comtesse est revenue. Marianne est confrontée à un dilemme : elle a mis tout son amour pour peindre Héloïse en sachant qu’à travers ce tableau elle la donne à un autre. Elle voudrait qu'Héloïse renonce au mariage mais se refuse à le lui demander. La comtesse paie Marianne et celle-ci s'en retourne après un dernier adieu à Héloïse sur la plage.

1780, le cours est terminé. Marianne se souvient de la première fois où elle revit Héloïse. C'était dans une galerie de peinture où elle-même exposait Orphée et Eurydice. Héloïse avait peint un autoportrait d'elle-même avec sa fillette d'une dizaine d'années. Héloïse tenait à la main un livre entrouvert à la page 28. Marianne se souvient de la dernière fois qu'elle revit Héloïse. C'était lors d'un concert où l'on jouait les quatre saisons de Vivaldi. Héloïse pleurait d'émotion en écoutant le 3e mouvement de l'été de Vivaldi.

En composant son film comme on compose le tableau d'une jeune femme aimée, Céline Sciamma redouble le regard de Marianne sur Héloïse de son propre regard sur Adèle Haenel qui fut la muse de son premier film. Le recours au film en costume creuse d'une profondeur historique et féministe, le regard des femmes sur les femmes.

Filmer comme on peint

Le film se compose de trois parties qui reprennent les étapes de la composition d'un tableau. La première partie est la préparation de la toile ; Marianne rencontre les marins, Sophie, la comtesse; fait sécher ses toiles et apprend le contexte du mariage d'Héloïse mais celle-ci est encore absente à l'écran. Au moment où Marianne prépare le fond ocre de sa toile, Sophie vient lui dire qu'Héloïse l'attend pour une promenade en bord de mer.

Entre alors en jeu l'élément déterminant de la peinture : la pose. Héloïse est d'abord vue de dos mais, durant toute la seconde partie, ce sont les regards entre les deux jeunes femmes qui prédominent, jusqu'à la réalisation du premier tableau dont Marianne efface le visage.

Pour faire rester son amie, Héloïse accepte de poser pour elle pendant que sa mère s'en va cinq jours. La pose des mains (affreuse sur le tableau du premier peintre), de la tête, la naissance d'un sourire sont les enjeux de cette partie. A la pose pour le tableau principal, se rajoutent celle où Héloïse est endormie puis se donne à peindre ; la scène de la jeune fille en feu qui donnera lieu au tableau vu dans le prologue, la pose de Sophie et Héloïse pour le tableau de l'avortement ; celle pour le petit portrait d'Héloïse et pour l'autoportrait de Marianne sur la page 28 du livre des Métamorphoses d'Ovide, à la fin du chapitre X racontant le mythe d'Orphée et Eurydice.

Enfin, les deux séquences de l'épilogue sont comme les dernières touches apposées au tableau et qui décident de son achèvement.

La société des femmes

En suivant ainsi le cheminement d'un peintre, Céline Sciamma s'identifie au regard de Marianne, au regard amoureux de celle-ci sur Héloïse et partant, pour la réalisatrice, sur Adèle Haenel qu'elle fit découvrir dans Naissance des pieuvres (1997). Il est probable que l'explication originale donnée au mythe d'Orphée et Eurydice soit un plaidoyer pro domo, une façon de se convaincre qu'il convient de préférer les souvenirs aux regrets. C'est l'attitude d'Orphée, une attitude d'artiste dit Marianne, qui préféra le souvenir d'Eurydice aux regrets qui ne manqueraient pas de surgir s'ils consommaient de nouveau leur amour.

Les souvenirs des moments heureux entre Héloïse et Marianne sont énumérés la veille du départ. Mais ils surgissent de manière plus intense dans l'épilogue : l'autoportrait d'Héloïse avec la page 28 du livre des Métamorphoses entrouvert comme une adresse complice, émue et espiègle à Marianne. Et surtout le souvenir des quelques notes de L’Eté de Vivaldi que Marianne pianota sur l’épinette désaccordée revient pour la dernière scène avec le staccato de L’Eté.

Le film tire sa raison d'être de l'amour des femmes pour les femmes. Le contexte historique vient dire que cet amour exista de tout temps même s'il était invisible au XVIIIe. Sans doute l'absence de visibilité de femme peintre y a contribué. Céline Sciamma dit avoir respecté le destin de ces centaines de femmes peintres au-delà de quelques «stars» qui ont traversé le temps, comme Elisabeth Vigée Le Brun ou Artemisia Gentileschi. Elle magnifie cet amour féminin dans la séquence qui donne son titre au film avec la musique de Jean-Baptiste de Laubier, le psaume païen, le chœur des femmes sur la lande, composé avec Arthur Simonini et entendu au bout d'1h20 de film, puis repris au générique final. Il évoque le morceau de Ligeti au moment de la découverte du monolithe dans 2001, L'Odyssée de l'Espace. Héloïse dans sa robe sombre pourrait en être une nouvelle incarnation, bouleversante et fantastique, alors que la polyrythmie très sophistiquée et répétitive à la Steve Reich prolonge l'émotion jusqu'à l'embrasement de la robe et l'évanouissement d'Héloïse.

Cette séquence est aussi emblématique de femmes s'amusant dans une fête sans la présence des hommes. L'intimité d'Héloïse, Marianne et Sophie est magnifiée aussi bien dans les activités physiques (course, baignade), qu'au lit ou à la cuisine. Toujours sont abolies les frontières de classe. A la cuisine, c'est Sophie qui brode et Héloïse qui prépare le repas pendant que Marianne sert le vin. Le féminisme relève aussi les archaïsmes du XVIIIe : le destin promis à Héloïse, mais aussi des efforts de Sophie pour mettre fin à une grossesse qu’elle ne désire pas ou les regrets qu’exprime Marianne, à qui l’usage interdit de peindre les hommes.

Le chœur des femmes chante en latin "fugere non possum", soit "je ne peux pas fuir" en français. Cette situation n'est plus celle de la grande majorité des femmes, des femmes amoureuses et de Céline Sciamma. Ce n'est pas pour autant que le souvenir bouleversant des jours où elles ont aimé ne les étreignent pas. Qui ne se retourne pas pour garder le souvenir de l'aimée comme un intense moment d'émotion qui vient nous hanter parfois à l'improviste ?

Jean-Luc Lacuve, le 4 octobre 2019.