Hitchcock au travail

Bill Krohn

Par Bill Krohn et Simone Mouton Di Giovanni. Editeur : Cahiers du cinéma, novembre 1999. Collection : Beaux livres. 53 €.

Bill Krohn, collaborateur régulier des Cahiers du cinéma, est l'un des dix critiques mondiaux les plus pertinents du cinéma. Son livre sur Hitchcock est aussi incontournable pour la connaissance du maître que celui de François Truffaut.

Au sein d'études toujours pertinentes, nous retiendrons particulièrement les analyses de L'ombre d'un doute, La corde et des Amants du capricorne.


Analyse de L'ombre d'un doute
(photographie tronquée, scannée à partir du livre)

Alfred Hitchcock n'a jamais caché que L'ombre d'un doute était une de ses œuvres préférées. Il a d'abord souligné, à la fin de sa discussion avec Truffaut sur Cinquième colonne les conditions de rédaction du premier scénario avec Thirnton Wilder, l'auteur d'Our Town, l'un des plus éminents auteurs dramatiques américains. C'est à lui que l'on doit la précision, la justesse de ton et la sensibilité qui ont contribué à rendre si parfaite cette évocation de l'atmosphère d'une petite ville américaine. Le rôle de Sally Benson dont Vincente Minnelli portera à l'écran les Kensington stories dans Meet me in saint Louis a également été important dans l'élaboration de ce cadre de vie. Ses révisions améliorèrent considérablement la caractérisation des enfants Ann et Roger, leur attribuant leurs propres monomanies qui font pendant à celles de Joseph Newton "Jo" Herbert Hawkins "Herb" qui pimentent leur existence quotidienne en faisant appel à leur imagination par l'évocation de diverses énigmes criminelles ; en inventant la veuve coquette qui sera la prochaine victime de l'oncle Charlie; en introduisant Catherine, l'amie féline de Charlie; en modernisant la famille et en ajoutant l'histoire du mystérieux accident de bicyclette de l'oncle Charlie enfant la rattachant ainsi à un drame authentique, celui de Earle Leonard Nelson, responsable de plusieurs meurtres, notamment à Hanford (Californie) et pendu à Winnipeg. L'homme avait semble-t-il été victime d'un traumatisme durant son enfance.

Mais ces collaborations ont contribué surtout à la facette lumineuse de ce film : la description presque sans égal d'une petite cité américaine, Santa Rosa, petite ville californienne sans histoires où tout le monde se connaît et où manifestement il ne se passe jamais rien. En 1986, lorsque Francis Ford Coppola aura besoin d'une petite ville typiquement américaine pour Peggy Sue s'est mariée, il choisira Santa Rosa.

Or cette face lumineuse appelle son exact contraire. Face à la personnalité sympathique mais terne du policier, l'oncle a l'élégance des grands criminels hitchcockiens, c'est un être brillant, volontiers cynique et toujours prêt à poursuivre sa mission destructrice. Le film se déroule au son du leitmotiv obsédant de l'air de la valse de La veuve joyeuse, le symbole de l'assassin.

La jeune Charlie souffre de cet environnement terne et sclérosant et, par une très curieuse coïncidence, son oncle se manifeste alors même qu'elle cherchait à le contacter. Symboliquement l'oncle et la nièce portent le même prénom comme s'ils n'étaient que les deux faces, l'une positive l'autre négative, d'une même personnalité. Charlie Oakley dit d'ailleurs à sa nièce : "Nous ne sommes pas seulement un oncle et sa nièce. Nous sommes comme des jumeaux". Hitchcock a dès le début joué sur cette dualité en montrant pour la première fois chacun des deux Charlie dans la même position, allongé sur un lit la tête à gauche de l'écran. Mais, contrairement à sa nièce, Charlie Oakley est un homme dangereux et c'est sans la moindre retenue qu'il laisse éclater sa haine des veuves en déclarant :

"Les villes sont remplies de femmes, de veuves entre deux âges dont les maris sont morts, des maris qui ont passé leur vie à édifier des fortunes, en travaillant et en travaillant encore. Et ensuite ils sont morts et ils ont laissé leur argent à leur femme, des femmes sottes. Et qu'est-ce que ces femmes en font, ces femmes inutiles ? Vous les voyez dans les hôtels, les meilleurs hôtels, chaque jour par milliers, buvant l'argent, mangeant l'argent, perdant l'argent au bridge, jouant toute la journée et toute la nuit, puant l'argent, fières de leurs bijoux et de rien d'autre. Des femmes horribles, fanées, grosses et cupides. S'agit-il d'êtres humains ou de gros animaux poussifs, hein ? Et que fait-on aux animaux lorsqu'ils sont devenus trop gros et trop vieux ?


Interrogé par Joseph Cotten sur les motivations de son personnage, Hitchcock lui répondait (1) :

"Oncle Charlie ne ressent aucun sentiment de culpabilité. Pour lui l'élimination de ces veuves est une mission, une contribution sociale à la civilisation. Souvenez-vous que lorsque John Willkes Booth sauta sur la scène du Ford's Theatre après avoir tiré le coup de feu fatal, il a été extrêmement déçu de ne pas avoir été ovationné par une salle debout"

Ces tirades tirent Hitchcock vers le naturalisme, vers la pulsion de mort que Bill Krohn, partant de l'analyse du fondu enchaîné décrit plus haut, analyse avec force dans Hitchcock au travail :

"De nombreux indices suggèrent que l'Oncle Charlie est un vampire : La première image où tout habillé, il est étendu sur le lit dans l'obscurité en pleine journée; la façon miraculeuse dont il échappe à la police; sa couchette pareille à un cercueil dans le Pullman vers Santa Rosa et son refus d'être photographié. Mais c'est surtout le fondu enchaîné qui l'associe au vampire de Nosferatu de F. W. Murnau (1922) : quand Nina, l'héroïne de Nosferatu sent que son mari revient de Transylvanie, les gros plans de son visage, suivis du carton intertitre "il arrive" sont entrecoupés d'images du bateau infesté par la peste qui transporte le cercueil de Nosferatu à Brême. Comme l'oncle Charlie, un vampire ne peut se rendre que là où il est invité, ce qui est rendu possible par le lien télépathique avec sa victime ; et, comme Nosferatu, l'oncle Charlie sera détruit par la femme dont il a entendu l'appel.

Bill Krohn note aussi que les critiques qui avait déjà associé le personnage de l'oncle Charlie au mythe du vampire n'ont fait qu'extrapoler un indice inséré dans le dialogue par Hitchcock. Dans la scène devant l'église, où le jeune inspecteur de police demande à Ann de lui raconter une histoire pendant que son partenaire parle à Charlie, Wilder et Hitchcock lui font dire : "raconte -moi l'histoire de Dr Jekyll et M. Hyde. Cette allusion à la double nature de Charlie figure encore dans le découpage technique ; mais dans le film, le policier dit "raconte à Catherine l'histoire de Dracula".

Environ un quart des scènes furent filmés sur des sites réels. Entre autres les premières scènes situées à Passaic, New Jersey, furent tournées non loin de là à Newark et sur un parking de Manhattan par une équipe des Actualités sous la direction d'Hitchcock, avec des doublures de Cotten et des acteurs interprétant les policiers à sa poursuite. Elles furent ensuite montées dans les studios d'Universal avec des plans des acteurs devant des transparences. Newark se situant comme Santa Rosa, très au-delà du rayon de quelque cinq cent kilomètres dans lequel s'appliquaient les règles d'Hollywood, Hitchcock s'assura à nouveau le concours d'amateurs : quelques garçons qui jouaient au ballon près du lieu du tournage se retrouvèrent dans le film. Des ouvriers des usines locales, déguisés en clochards, apportèrent la touche miteuse du premier panoramique le long du Pulaski Skyway Bridge
"


1: Vanity will get you somewhere de Joseph Cotten, Columpus Books, Londres, 1987


Analyse de La corde (1948)

Hitchcock tourna La corde en technicolor trichrome (le monstre cubique derrière le réalisateur) qui pouvait être déplacée sur un nouveau prototype de chariot travelling inventé pour Le procès Paradine et spécialement mis au point pour Hitchcock par son chef opérateur, Lee Garmes.


(photographie tronquée, scannée à partir du livre)

Le film achevé est constitué de huit bobines de dix minutes qui semblent d'un seul tenant grâce à la focalisation de la caméra sur un seul et même objet avant et après le changement de bobine.

Les murs y compris, tous les éléments du décor des trois pièces de l'appartement new-yorkais s'escamotaient devant la caméra conçue pour rouler à travers n'importe quoi "comme un mastodonte" pour reprendre les termes d'Hitchcock dans un article de 1948 intitulé Mon film le plus excitant.

Le panorama de New York était une maquette trois fois plus grande que le décor lui-même, avec des nuages en laine de verre et six mille petites lumières allumées à la tombée du jour. Les immeubles, les nuages et le coucher de soleil furent réalisés d'après photographies et les bruits extérieurs qui montent jusqu'aux fenêtres de l'appartement furent préenregistrés dans la rue.

La caméra devant être constamment en mouvement, la matière de chaque bobine fut répétée en détail par la caméra et les acteurs comme un ballet pouvant être déréglé par la moindre erreur. La pression tourna au cauchemar pour la star, James Stewart à qui Hitchcock avait infligé le handicap supplémentaire d'une chaussure sans talon pour obtenir une légère boiterie du personnage.

Les déplacements de la caméra étaient affichés sur un tableau noir et des repères numérotés étaient collés au sol. Pendant que la caméra tournait, une sorte de chef de piste indiquait du bout d'une baguette, le point suivant vers laquelle elle allait se diriger.

Hitchcock a avoué à Truffaut qu'il redoutait de regarder la première prise. Il couvrit ses arrières en filmant des gros plans de scènes de dialogue avec lesquels il pourrait transformer les prises de dix minutes en un film plus classique, au cas où le produit de sa technique révolutionnaire se révélerait inutilisable.


Analyse des Amants du capricorne (1949)

Avec Les amants du capricorne, Hitchcock affina la technique des plans longs qu'il avait employé pour La corde. Les intérieurs furent tournés dans un studio anglais, dans un décor encore plus élaboré que la maison crée par Robert Doyle pour L'ombre d'un doute. Une pression sur un bouton et les murs et les plafonds s'escamotaient ; les sols insonorisés permettaient à une énorme grue de rouler en silence à travers des scènes qui se déroulaient parfois sans coupure dans six pièces différentes du rez-de-chaussée à l'étage.

Devant éclairer jusqu'à six décors pour une seule prise, l'opérateur anglais Jack Cardiff installa des projecteurs sur les grues, le chariot de travelling, les perches et même sur les techniciens : tout et tous étaient assez mobiles pour éclairer un plan et sortir du champ tandis que l'encombrante grue suivait les acteurs d'une partie à l'autre du décor.

Les tables construites par Robert Doyle pour L'ombre d'un doute n'étaient que des ébauches comparées à la table régence du chef décorateur Tom Morrahan, articulée en quatorze sections qui s'écartaient pour livrer passage à la caméra. "Les acteurs mirent souvent la main à la pâte, a écrit Cardiff : au fur et à mesure que la caméra s'approchait des personnages confortablement assis, c'était vraiment bizarre de les voir attraper une section de table avec candélabre et assiette garnie, et tomber tout d'un coup hors champ sur des matelas posés pour amortir leur chute… emportant leur morceau de table avec eux. Un lit tout aussi bizarre fut construit pour Ingrid Bergman : il pouvait basculer à 45 degrés pour des plans en plongée sur l'actrice"


Notes sur Vertigo (1958)

Hitchcock achète les droits du roman en 1955 et demande à Maxelle Anderson une première adaptation en parallèle avec Angus McPhail. Pui il travaille avec Alec Coppel. C'est ensuite Samuel Taylor qui rejoint l'équipe de réalisation. Samuel Taylor a insufflé la vie dans les personnages dès sa première version. Il élimina le petit ami de Judy (issu du roman) et attribua à Scottie une fiancée attentionnée (Midge). Dans ses versions de Sueurs froides, le changement discuté (dont Hitchcock et lui revendiquent tous deux la paternité) est d'ordre structurel : le flashback de Judy sur le meurtre dans le clocher. Le flashback révèle que Judy est Madeleine dès que Scottie la rencontre. Voulant garder une surprise en réserve, Hitchcock et Taylor avaient d'abord prévu de ne révéler qu'à la fin que Scottie a reconnu le collier que porte Judy : mais un peu plus tard, ils optèrent là aussi pour le suspens plutôt que pour la surprise.

L'invention par Taylor de Carlotta Valdez, l'ancêtre de Madeleine, a été moins appréciée. Elle allait pourtant affecter la totalité du film, de son style visuel à la musique incomparable de Bernard Hermann. Taylor créa aussi le personnage de papa Leibel, le libraire à l'accent allemand inspiré d'un personnage réel de San Francisco qui raconte l'histoire de Carlotta.


Notes sur Psychose (1960)

Scène emblématique du film, le mérite de la séquence de la douche a été revendiqué par Saul Bass dans un magazine d des années 70. Auteur d'un story-board sur les indications d'Hitchcock, Saul Bass déclara avoir dirigé la réalisation de la séquence de la douche, déclenchant des réactions indignés des collaborateurs d'Hitchcock qui déclarèrent que Saul Bass n'avait jamais été présent sur le plateau : le mythe des story-boards menaçait de priver Hitchcock du mérite de l'une de ses plus impressionnantes réussites. Les réfutations prirent la forme de descriptions détaillés de la réalisation de la scène qui étaient à la fois hyperboliques (78 plans de coupe et 7 jours de tournage) et vagues (donnant l'impression qu'Hitchcock avait travaillé sa relâche pendant sept jours de rang pour transposer sur la pellicule une vision préexistante. D'après les rapports de production voilà comment il la réalisa.

La première répétition devant caméra avec Janet Leigh eut lieu le 10 décembre 1959 avec une Mitchell BNC et une caméra portable, désignée Eclair, sans doute une Eclair Cameflex fabriquée en France...

Janet Leigh se déshabilla et entra sous la douche le 17 décembre. Elle fut doublée par le modèle Marli Renfro pour les tests destinés à déterminer ce qui serait visible à travers les divers obstacles voilant la nudité de Marion; la vapeur, l'eau, le rideau... Anthony Perkins étant absent, l'ombre projetée sur le rideau fut "interprétée par Ann Dore, dont les yeux brulants, légèrement perceptibles sur certaines copies, ajoutent une note particulièrement horrible lorsqu'elle ouvre le rideau.

Après que Janet Leigh eut pris une semaine de vacances... les plans de Marion hurlant à la vue de son assaillant et les suites immédiates du meurtre furent filmés avec Leigh, Reno et Dore le 28 décembre et les coups de couteau le 29. Janet Leigh rentra chez elle à 16 heures tandis que les doublures continuèrent à travailler jusqu'à 18 heures. Le 30, des plans supplémentaires avec Renfro et Dore seules furent enregistrés en deux heures. Hitchcock avait alors suffisamment de matériau pour que George Tomasini entreprenne un premier montage.

Après ce premier montage, des plans complémentaires de l'abandon de Marion au plaisir de la douche ainsi que des plans de coups de couteau furent filmés le 11 janvier avec Leigh, Renfro et Dore, mobilisant trois caméras, deux assistants et un assistant opérateur supplémentaire engagé pour la journée afin de permettre un tournage simultané sous trois angles différents. Une Moviola fut installée sur le plateau afin qu'Hitchcock et ses collaborateurs puissent visionner le premier montage dans lequel les nouveaux plans qu'ils filmaient pourraient être insérés. Apres quoi Leigh quitta le tournage. Renfro et Dore étaient de retour le lendemain pour des retournages avec les deux Mitchell. Des prises supplémentaires des cris furent effectuées en mars avec Janet Leigh.

En dépit de la complexité du tournage et des importantes contributions de Stefano, Bass et Tomasini et du chef opérateur John Russel, une unité d'intention se dégage du premier scénario de Stefano à la séquence finie... Comme l'a écrit Stefano, le passage à un style montage déchire le film et nous prive de la maitrise que nous exercions sur les événements du film par l'intermédiaire de la caméra : nous sommes soudain bombardés d'impressions trop fragmentaires et trop rapides pour être déchiffrées : nous ne percevons que des images fugaces de la lutte où les deux personnages dans le champ sont flous et déformés par la prise de vue en plongée tandis qu'entre eux, la tringle de rideau traversant l'écran en diagonale barre symboliquement la vue de l'événement.

La métaphore visuelle la plus inspirée d'Hitchcock était destinée, comme l'indique le scenario, à faire des coups de couteau de l'ombre une attaque de l'écran lui même, représenté par le rideau tailladé puis par la surface blanche du ventre intact de Marion sous le couteau prêt à frapper le nombril. En dehors des significations sexuelles des coups de Norman portés au nombril et à cette cicatrice qui symbolise la séparation d'avec la mère, le nombril est aussi un œil. Très logiquement après l'attaque, la victime est représentée par son œil sans vie; après quoi le pouvoir de la caméra se réaffirme dans le lent travelling émérite jusqu'au journal contenant l'argent et à la fenêtre, à travers laquelle nous voyons et entendons Norman qui réagit au crime de "Maman".