Les deux anglaises et le continent

1971

Voir : photogrammes, musique du générique

D’après le roman d’Henri Pierre Roché. Avec : Jean-Pierre Léaud (Claude Roc), Kika Markham (Anne Brown), Stacey Tendeter (Muriel Brown), Sylvia Marriott (Mrs. Brown), Marie Mansart (Madame Roc), Philippe Léotard (Diurka), Irène Tunc (Ruta). 2h10.

Paris, 1899. Claude, dix-neuf ans, est un jeune étudiant bourgeois qui rencontre Anne, une anglaise brune du même âge que lui, qui étudie la sculpture. Une amitié très pure les unit. Anne le fiance par la pensée à sa sœur Muriel, une jeune fille rousse de vingt ans très érudite. Claude est invité au Pays de Galles et tombe amoureux de Muriel. Malheureusement, on impose aux jeunes gens une séparation d'une année avant le mariage. Claude rentre à Paris et mène la vie d'un jeune bourgeois tandis que Muriel s'enferme dans son mysticisme. Anne revient à Paris. Elle est amoureuse de Claude et le séduit. Elle relate peu après son secret à sa sœur qui s'évanouit. Toutes deux aiment Claude, mais pour des raisons différentes. Anne vit diverses aventures qui meurent prématurément.

Des années plus tard, Muriel se donnera à Claude une seule et unique fois. Elle rentre à Londres, culpabilisée par son acte pour retrouver les orphelines dont elle s'occupe. Anne poursuit sa vie loin de Claude. Elle se mariera et donnera naissance à deux filles. Un jour, à Paris, Claude rencontre un groupe de fillettes anglaises. Il chancelle, car parmi elles, se trouve une jolie rousse qui ressemble à Muriel.

Scène clé : Au premier plan du film, la mère emplit l'écran : elle lit dans le jardin. Des cris d'enfants attirent la caméra vers son fils, Claude, qui fait l'acrobate sur une balançoire haut perchée, encouragé par la voix de deux fillettes et de deux garçonnets (celles de Truffaut et ceux de Suzanne Schiffman). La corde se rompt, saisie par un gros plan. Les cris se teintent d'effroi. Claude tombe. Il s'est cassé la jambe. La dernière image, filmée en plan éloigné et en plongée, montre la mère qui accourt vers la scène de l'accident.

Message essentiel : Cette chute en plongée marque l'ouverture des Deux anglaises sous le signe de l'échec. Cette chute se place sous le signe de la mère et du livre. Le fil qui devait guider Claude dans le labyrinthe de la vie est brisé : il ne sera pas père, exemple pour les générations futures ; il retourne vers les générations passées et restera à jamais fils sous l'égide maternelle : "Tu n'as jamais été et tu ne seras jamais un époux", lui dira Muriel en prenant congé de lui au terme du film.

Le film se déroule comme un jeu hallucinant de répétitions. Pris dans un jeu de miroirs, Claude vit son histoire dans une série de scènes parallèles où les sœurs évoluent comme deux ombres et jouent le scénario maternel de l'interdit.

Dans ce film où les personnages se déplacent sans cesse ; rien ne bouge ; tout stagne. Loin d'être désuet, le sujet des Deux Anglaises touche au cœur même du développement nécessaire de tout être humain : celui de la symbolisation du désir dont le récit nous offre la face négative. Ce sujet, clairement énoncé dès le prologue, fait toute la matière du film. Cette répétition à l'identique confère au film sa force poignante que souligne la belle musique lyrique de George Delerue.

Le système du film est destiné à immobiliser le désir, à en paralyser la circulation. Ce blocage se fait de la façon la plus économique possible : il suffit de deux femmes, de deux sœurs dont chacune reprendra tour à tour en charge l'interdit maternel. Muriel séparera Claude d'Anne puis, aussitôt après, Anne fera office de barrière entre Claude et Muriel. Truffaut disait avoir voulu dans ce film "presser l'amour comme un citron". C'est dire que l'amour est amer.

Après sa chute, on retrouve Claude en train de descendre l'escalier de la maison sur des béquilles. Une domestique passe à ses côtés pour monter en courant. Au masculin castré répond un féminin mobile et rapide, à la descente, l'ascension poursuivant le motif sexuel.

Claude rentre seul dans le salon où il rencontre pour la première fois Anne Brown, fille d'une amie d'enfance de madame Roc. Celle-ci les rejoindra et proposera à Anne d'apprendre l'anglais à Claude. L'anglais, peut-être parce qu'il n'arriva jamais à le parler, est toujours chez Truffaut le langage du désir. Car le désir surgit avec Anne Brown. Lorsqu'elle relève sa voilette, elle dévoile sans crainte son regard. Ce geste, qui annonce par contraste le sévère bandeau sur les yeux de Muriel, ressemble à une invite amoureuse. Au moment où Anne révèle son désir intervient pour la première fois en voix off le commentaire de Truffaut : "lorsque la jeune Anglaise releva sa voilette, Claude eut l'impression d'une nudité pudique et charmante". La proximité promise par l'image est annulée par la distanciation imposée par le texte.

La scène suivante confirme ce schéma d'élan et de répression généré par la voix du narrateur. Claude et Anne visitent un musée. Alors qu'ils sont entourés des statues de femmes nues de Maillol, Anne encourage le jeune homme à abandonner sa canne : "Claude, je suis sûre que vous n'avez plus besoin de ça." Il la lui remet et monte sans soutien quelques marches. La nudité des corps féminins, les marches gravies, l'effacement des marques de la chute, tout suggère ici une libération de la tutelle maternelle. Pourtant, accompagnée d'un commentaire en voix off, Anne a aussi présenté à Claude dans cette scène la photo de Muriel petite fille. Au sein d'un mouvement vers le monde adulte surgit l'indice de l'enfance ; à la chaleur immédiate du corps d'Anne s'oppose la vision d'une femme qu'elle voue au désir de Claude. Comme dans Jules et Jim, la Sirène du Mississippi ou La nuit américaine, la femme idéale est celle dont on perçoit le reflet avant d'en rencontrer la réalité charnelle. Le mécanisme est amorcé qui condamne le héros à la quête d'un objet absent. La place du désir sera toujours celle d'un manque. Cette photo de Muriel réapparaîtra dans les derniers instants du récit pour consacrer l'échec de cette quête.

Claude, ayant retrouvé ses ailes, vole vers la liberté dans les plans suivants. Une locomotive l'emporte en Angleterre chez les sœurs Brown. La voix du narrateur déclare : "La mère de Claude ne fit aucune objection à ce voyage". Mais, en surimpression de l'image du train, apparaît à cet instant même le visage grave de madame Roc qui paraît freiner l'élan vers cet envol.

Le film se déroule alors comme un jeu hallucinant de répétitions. Pris dans un jeu de miroirs, Claude vit son histoire dans une série de scènes parallèles où les sœurs évoluent comme deux ombres et jouent le scénario maternel de l'interdit. Deux scènes dans le jardin : la première avec sa mère qui lui parle de peinture ; la seconde avec Anne qui l'entretient de sculpture. Sa mère lui reprochera d'écrire à Muriel ; Anne dira à Muriel sa surprise de le voir envoyer un colis à Claude. Mrs Brown cachera à Claude la présence d'Anne à Paris, Anne celle de Muriel. Il y aura deux séductions dans l'atelier d'Anne (la sienne et celle de sa sœur) ; deux déflorations (Anne et Muriel) ; deux séparations (Claude et Anne se quittants sur l'île ; Muriel et Claude à Calais) ; deux morts (madame Roc et Anne). Le voyage de Diurka vers la maison des Brown reprendra même celui de Claude au début du film.

L'épilogue du film est un des passages les plus forts de l'œuvre de Truffaut. "Quinze années ont passé comme un souffle" : Mrs Brown est morte et Muriel, mariée au Pays de Galles, a eu une fille. Claude se promène dans le jardin du musée Rodin et contemple les statues du grand sculpteur. Un groupe de petites collégiennes anglaises courent en riant à ses côtés...Et si l'une d'elle était la fille de Muriel ? Un travelling circulaire fait le tour de la statue de Rodin, le Baiser. Claude s'approche d'un taxi pour le prendre. Il n'est pas libre ; le chauffeur attend quelqu'un. Claude s'écarte mais aperçoit dans la vitre de la voiture son image. Il murmure "Mais, qu'est-ce que j'ai ?.. J'ai l'air vieux aujourd'hui". Il se dirige vers la sortie et disparaît, entouré des petites anglaises, derrière les portes entrouvertes du parc.

L'image de Claude dans la vitre du taxi consacre de façon pathétique l'échec de la formation d'un couple adulte. Vieil enfant, il contemple son reflet aliéné, étranger, que le temps a défiguré à son insu. Ce taxi ne l'emportera plus nulle part. Dans un film où les moyens de locomotion -bicyclettes, trains, voitures- interviennent sans cesse pour figurer les mouvements impatients du désir, ce taxi dont l'usage lui est interdit marque la fin du voyage. Chassé de ce grand jardin dont l'image, sous des formes diverses, a ponctué le récit, marquant chaque fois la promesse d'un renouveau, Claude disparaît derrière de lourdes portes qui figurent le seuil ultime de la vie. On a rarement réuni en si peu d'images tant de signes de l'exclusion, de finitude et de mort.

L'expérience est une lanterne aveugle, elle n'éclaire pas ceux qui la vivent. Elle pourra peut-être servir à ceux qui la regardent, comme l'espérait Claude au début de son récit.

Bibliographie : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu