Une belle fille comme moi

1972

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Avec : Bernadette Lafont (Camille Bliss), André Dussollier (Stanislas Previne), Philippe Léotard (Clovis Bliss), Claude Brasseur (Monsieur Murene), Charles Denner (Arthur), Guy Marchand (Sam Golden). 1h38.

Un jeune sociologue, Stanislas Prévine, préparant une thèse sur la criminalité féminine, profite de l'occasion pour se rendre à la prison interroger Camille Bliss, une belle fille accusée de divers crimes et tentatives de meurtres. Il se rend à l'évidence que les amants de Camille ne durent pas. Elle prononce une phrase bizarre à ce sujet: " Mettez-vous à ma place, j'avais quatre mecs sur les bras, j'aurais pas couché avec eux sans raison, j'suis pas comme ça, moi! "

En fait la dernière conquête de la jeune femme est la victime qui l'a conduite en prison. Après de longs interrogatoires Stanislas comprend qu'Arthur, le dératiseur catholique, s'est suicidé. En fait, Camille n'a pas vraiment aidé Arthur à passer de vie à trépas.

A la suite d'une lutte difficile, le jeune Stanislas Prévine réussit à innocenter la belle mademoiselle Bliss. Mais là fut sans aucun doute son erreur. Il aurait mieux fait de la laisser où elle était, sous les verrous car la belle, une fois libre, le fait accuser d'un de ses meurtres et condamner à sa place !

Une belle fille comme moi est  comme une suite et une réponse aux Deux Anglaises. Une suite par un thème identique, le refus de l'amour romantique, et un traitement différent, la dépression pour Les deux Anglaises, la vitalité pour Une belle fille comme moi. Dans ce film ci, Truffaut jette son héroïne dans une jungle où tout critère moral est exclu. Alors que les personnages masculins sont victimes de leurs pulsions, Camille ira jusqu'au bout de son idéal, être une chanteuse reconnue. C'est bien ainsi, de nouveau, un autoportrait que livre Truffaut,  certes plus secret que dans la série des Antoine Doinel, mais tout aussi important en ce qui concerne son art poétique. L'art ne peut être un simple enregistrement de la réalité, il nécessite un jeu avec elle, une mise en forme.

Un miroir aux Deux Anglaises

"Dans Les deux Anglaises (…) j'essayais de détruire le romantisme en étant très physique, d'où cette instance sur la maladie, la fièvre, les vomissements, etc.. Une belle fille comme moi était la continuation de cette destruction : c'est la dérision de l'amour romantique, c'est l'affirmation de la réalité brutale, de la lutte pour la vie (le cinéma selon Truffaut, p. 291)

Après Les deux Anglaises et l'évocation de ce que le cinéaste appelait une dépression nerveuse d'époque, Camille réagit ainsi avec une énergie sidérante. Elle est l'enfant insupportable qui refuse de se laisser étouffer par son environnement en le détruisant. Comme le remarquera Hélène, la secrétaire du sociologue d'un air pincé , c'est l'environnement qui est victime de Caille Bliss et non le contraire. En qualifiant ses manœuvres criminelles de "pari avec la fatalité" , elle affirme d'ailleurs sa croyance en un contrôle magique du réel qui accompagne cette expérience.

Une belle fille comme moi use d'un argot extraordinairement dynamique. Comme le remarquait Truffaut, cette langue n'est pas moins travaillée que celle des Deux Anglaises : "C'était seulement une autre forme littéraire qui m'attirait: après la belle langue de Roché, faite de phrases courtes, d'une préciosité incroyablement raffinée, je m'attachais à un langage complètement inventé, un argot très grossier, certes, mais aussi peu vulgaire que le Queneau des Aventures de Sally Mara" (p . 291).

La reine de la jungle

Camille Bliss illustre une notion essentielle chez Truffaut, à savoir "le sens de la survie". "Elle lutte pour la vie tout au long de ce film et les notions de sympathie ou d'antipathie ne me préoccupent absolument pas, et quand les gens sont venus me dire que c'était une vraie garce, j'étais très étonné. Je me suis dis qu'ils ont mal regardé le film (p. 295)"

Le monde où Truffaut jette son héroïne exclut en effet tout critère moral. C'est une jungle où dominent l'indifférence à l'autre et des pulsions aussi primitives qu'égoïstes : "C'est un film cruel sans une once de sentiment, un comique de la dérision où tout est bafoué, mais j'espère que c'est trop gai pour être amer (p. 292)".

Deux chutes mémorables encadrent le film. La première est celle du père de Camille : enfant retirait subrepticement l'échelle dont il s'était servi pour monter dans la grange de la ferme familiale. Il ne s'en apercevait pas et tombait. C'est l'exemple d'un pari avec la fatalité. Ce meurtre indirect vaut la maison de correction à la fillette. La seconde chute est celle de son amant, Arthur, le dératiseur puritain, qui s'acharne sur les bêtes malfaisantes avec autant de passion qu'il réprime sa sexualité. Ayant découvert l'imbroglio pervers où l'a entraîné Camille, son "pauvre petit oiseau", il décide qu'il ne leur reste plus qu'à se tuer ensemble. Camille le laissera sauter seul du haut de la cathédrale. Ces chutes manifestent sa vigueur. Elle les provoque sans jamais les subir. Elle ne tombe pas; elle refuse de sauter. Il n'y a pas en elle la moindre tendance suicidaire. Camille demeure bien accrochée à la vie car elle a un but qui la guide et oriente ses efforts.

Deux forces gouvernent les rapports humains : l'argent et le sexe. Les liasses de billets, volées ou extorquées, circulent allègrement; tous les personnages sont mobilisés par leurs pulsions sexuelles. Même la jeune bourgeoise très digne qui tape la thèse de Stanislas manifeste par ses paroles et ses actions l'emprise qu'exerce sur elle le sociologue. les amants de Camille reproduisent le même schéma sous une forme moins éthérée : Clovis, le mari, maître Murène, l'avocat marron, Sam Golden, le chanteur et Arthur le dératiseur ne pensent qu'à se jeter sur l"héroïne. Les deux derniers font d'ailleurs preuve de solides tendances fétichistes : le premier a besoin pour passer à l'acte d'entendre un disque reproduisant les bruits de moteur des voitures à la course d'Indianapolis et le second d'un scénario très étudié lui laissant croire que sa chute sur le corps de Camille est in accident imprévisible du processus de dératisation ! Camille assume vaillamment, comme elle l'explique à Stanislas, l'insatiable demande sexuelle de ces quatre hommes, mais il est clair qu'elle n'est à aucun moment comme eux, esclave de ses instincts : "Stanislas : Est ce que vous vous rendez compte, Camille que vous aviez des rapports intéressés avec chacun d'eux ? Camille : Ah ben, j'espère bien, dites j'aurais jamais couché avec eux sans raison, j'suis pas comme ça moi !"

Camille est le seul personnage du film à ne pas renoncer à son idéal. C'est une artiste qui veut devenir célèbre. La sincérité de sa vocation ne fait pas de doute. Fillette, elle tue son père parce qu'il a défoncé son banjo d'un coup de pied. Elle en réclamera un à Stanislas en prison et manifestera une joie enfantine en le voyant. Dans un des moments les plus sincères du film, elle avouera son admiration pour Sam Golden, dont le nom étalé sur le mur du cabaret miteux où il chante l'a éblouie: "J'ai toujours eu un vache de respect pour les gens qui peuvent s'offrir leur nom inscrit sur les murs : j'me dis qu'ils savent vraiment la vérité de la vie.. un truc comme ça non ?

A la fin, les journaux annonceront la libération de Camille et l'emprisonnement du sociologue. Lorsque ce dernier voudra lire la lettre où il raconte la vérité, il ne trouvera que son codétenu pour l'écouter et il n'arrivera même pas à le convaincre de son innocence. Les mensonges de Camille captivent au contraire les foules : la dernière image la montre en train de donner une interview à la télévision tandis qu'un bulldozer détruit les preuves de sa culpabilité.

Un art poétique

La profession de foi esthétique de Truffaut oppose l'enregistrement mécanique du réel au moyen d'un magnétophone (et sa retranscription dans un livre essai) au nécessaire détournement de la réalité que met en forme l'œuvre d'art et particulièrement le cinéma.

Le prologue du film sanctionne l'échec d'un essai de sociologie. Une jeune femme entre dans une librairie pour y chercher un ouvrage dont la parution a été annoncée. Il n'est pas sorti. Lorsqu'à la fin du flash-back, Stanislas lui monte son manuscrit, Camille s'exclame en lisant la retranscription exacte de son récit "Ah ben ! putain merde, dites mais... qu'est-ce que c'est mal écrit ! Moi je croyais que vous étiez professeur. Stanislas lui répond que ses paroles sont ses empruntes digitales. En le jetant aussitôt en prison, Truffaut dénonce l'impuissance narrative du sociologue. Un livre ne doit pas se contenter d'enregistrer le réel sans médiation. Il doit avoir un auteur qui en maîtrise l'ordre et organise le sens. Une œuvre d'art implique nécessairement une manipulation de la réalité.

La structuration du film, autour de l'enregistrement d'une expérience, rapproche le film de L'enfant sauvage: "C'est Bernadette la sauvage, et cette fois on est contre l'éducateur qui n'a rien compris à la vie (p.294)".  Stanislas prend  en effet les déclarations de Camille pour argent comptant. La bande-image vient pourtant souvent dénoncer dans le film les mensonges de la bande-son où Camille relate à sa façon son histoire (l'échelle enlevée pour laver les carreaux, ou chez la mère de Clovis "J'ai été très digne j'ai fait celle qui n'avait pas remarqué qu'on lui avait zigouillé sa télé"où avec Sam où elle couche dès la première nuit). On note aussi l'épisode hilarant des gants jaunes que Camille prétend avoir tricotés elle-même alors qu'elle les a volés à une codétenue qui les destinait à son ami, gardien de foot. Pire même Stanislas refuse d'écouter les révélations, qu'il pressent terribles, du vieux gardien de prison originaire du même village que Camille.

Aux critiques qui l'avaient accusé de ridiculiser les intellectuels, Truffaut avait répondu : "Le film a été vu comme méprisant, c'est une erreur car on ne se méprise pas soi même. Le film a été fait contre moi, c'est cela qui n'a pas été compris. Le film est ambigu dans le sens où il est secrètement mais pas moins autobiographique que mes autres films. Dans Une belle fille comme moi, je suis les deux personnages : Camille Bliss et Stanislas, le sociologue. Je me moque de quelqu'un qui s'obstine à voir la vie d'une façon romantique: je donne raison à la fille qui est une espèce de voyou, qui a appris à se méfier de tout le monde et à lutter pour survivre. Je les oppose l'un à l'autre mais je les aime tous les deux."

Pourtant s'il joue manifestement avec un plaisir sans borne avec son personnage féminin, il est flagrant que Truffaut condamne Stanislas. Le cinéaste s'identifie complètement avec cette belle fille qui se libère en racontant sa vie. "Si j'avais été une femme j'aurais été comme elle déclarait Truffaut (Cité par Gilles Cahoreau dans François Truffaut, P. 283)" qui ajoutait ailleurs : "Je suis plus intéressé par la féminité des artistes que par leur virilité (p. 282). Comme Antoine Doinel, Camille est enfermée dans un Centre d'observation pour mineurs délinquants dont elle s'échappe et la fuite à travers champs pour s'en évader n'est pas sans rappeler la fuite sur la plage à la fin des 400 coups.

Et Truffaut de marquer ses distances avec les "documents vécus". Le film, à la différence du livre de Stanislas, met en place autour de Camille un dispositif critique qui dénonce la fragilité de la réalité enregistrée. Le sociologue, armé d'un magnétophone délire parce qu'il est amoureux; sa secrétaire armée d'une machine à écrire, corrige ses interprétations avec une lucidité inspirée par sa jalousie.

La structure même du film permet la libération. Le film commence par un flash-back : un an plus tôt que le prologue, lorsque le jeune sociologue va rencontrer dans la prison la matière de son étude. Il arrive armé d'un magnétophone où madame Bliss enregistrera l'histoire de sa vie qu'illustre une seconde série de flashes-back. Loin de l'enfermer dans le passé, les flashes-back du récit ouvrent les portes de la prison et celle du futur à Camille. Qui plus est c'est grâce à un film d'amateur prouvant qu'elle n'a pas poussé Arthur dans le vide, qu'elle sera libérée. Cette séquence donne lieu à un savoureux pastiche d'un cinéphile fou de technique. C'est un petit garçon, Michou qui a tourné ce film, et tandis que le corps d'Arthur vient s'écraser sur le sol, il recommande à Stanislas et à sa secrétaire d'admirer les effets d'un beau zoom.

Truffaut se moque ainsi de toute prétention fut-elle cinématographique fut-elle émise par un enfant tout en admirant néanmoins la vitalité dont lui aussi fait preuve : ne pas abandonner son idéal même sil parait ridicule aux yeux des autres... qui vivent dans la même jungle que nous.

Jean-Luc Lacuve, le 19 juin 2018

Source : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu