Les 400 coups

1959

Avec : Jean-Pierre Léaud (Antoine Doinel), Claire Maurier (Mère d’Antoine), Albert Rémy (Père adoptif d’Antoine), Guy Decomble (Le professeur), Georges Flamant (Monsieur Bigey), Patrick Auffray (René). 1h34.

Antoine Doinel est un écolier éveillé, malicieux et turbulent. En compagnie de son ami René, il pratique volontiers l'absentéisme scolaire pour traîner dans les rues et fréquenter les cinémas du quartier de la Place Clichy. Ses parents ne s'entendent pas très bien (il n'est d'ailleurs pas "le fils de son père" et il le sait). Il surprend un jour sa mère au bras d'un inconnu. Un soir, il décide de faire une fugue mais elle est de courte durée. Ses parents le récupèrent et la vie de famille semble prendre un nouveau départ, fondé sur la confiance et les bonnes résolutions. Mais cette situation ne dure pas. Une injustice scolaire pousse Antoine à faire une nouvelle escapade. Pour se procurer un peu d'argent, il vole (avec la complicité réticente de René) une machine à écrire... qu'il restitue, faute de ne pouvoir la vendre. Surpris par un gardien au moment de cette action de relative honnêteté, il est arrêté. Il connaît la promiscuité d'une salle de commissariat et la tristesse d'une nuit de cellule.

Il est envoyé dans un centre de délinquance en province, sur la demande de sa mère qui déclare agir pour son bien (la campagne, le bon air...).

La discipline est rude, l'atmosphère déprimante. Antoine profite d'une sortie sportive pour s'évader. Il court longtemps et se retrouve hors d'haleine, au bord de la mer. Il s'arrête, se retourne, regarde le spectacle d'un air grave. La dernière image se fige sur ce gros plan.

Pour Anne Gillain, Les 400 coups raconte l'histoire d'un enfant emprisonné dans un système social qu'il ne peut que fuir parce qu'il est rejeté par sa mère alors que son amour maternel est immense. C'est ainsi une véritable névrose que le film s'attache à mettre en scène. Des séquences souvent assez mystérieuses en sont l'expression, si ce n'est la plus claire, du moins la plus intense. Elles disentt la volonté de ne pas faire un film comme un règlement de compte mais bien au contraire comme une déclaration d'amour de Truffaut à celle qui ne l'a jamais aimé mais dont il a compris l'origine du traumatisme : le même que le sien.

L'impossible apprentissage d'une éducation par l'écrit

Visuellement, Les 400 coups s'organise selon une élégante opposition binaire qui opère tout au long du film : dans les scènes en intérieur, le récit est composé de gros plans fixes, tandis qu'à l'extérieur les plans mobiles et éloignés dominent. Cette alternance confère au film son rythme puissant de tension et de détente. Prisonnier à l'intérieur, Antoine redevient enfant libre de vagabonder à l'extérieur. Le flot ininterrompu de désastres qui s'abattent sur lui à la maison, à l'école et au pénitencier est soudain endigué, suspendu. Au-dedans, madame Doinel crie, menace, punit ; au dehors, elle restera muette et apeurée quand son fils la surprendra dans les bras de son amant.

En situant la première scène dans une salle d'école, Truffaut dénonce immédiatement l'échec d'une institution dont la fonction est de faciliter l'adaptation de l'enfant à la réalité sociale. Il met également en valeur les qualités d'initiative et de créativité d'Antoine dont le comportement tranche avec celui des autres enfants. La fatale photo de pin-up circule tranquillement dans la classe jusqu'à ce qu'elle tombe sur son bureau. D'une plume vengeresse, il agrémente son visage d'une moustache. Cette agression contre le féminin lui vaut d'être isolé, au coin, première représentation d'un espace carcéral qui ne fera que se rétrécir autour de lui. Loin d'y demeurer passif, il y compose illico un poème dont la fraîcheur autobiographique contraste avec cette sinistre caricature de la littérature qu'est "le lièvre", poésie recopiée par le maître sur le tableau noir.

Dans le déclin et la chute d'Antoine Doinel, l'écriture joue le rôle du péché originel : dès qu'Antoine prend la plume, les désastres s'abattent sur lui. Dans ce contexte, la décision absurde de voler la machine à écrire est tout à fait logique, quand on sait l'importance du langage chez Truffaut. Dans la sphère des activités transitionnelles, l'écriture est un des moyens les plus efficaces pour affirmer son identité et sa maîtrise sur le monde extérieur, ou, pour reprendre une terminologie lacanienne, le langage représente la passage de l'imaginaire au symbolique, du passé au présent, d'une relation duelle dominée par la mère à une réalité ou intervient la médiation paternelle. Dans Les 400 coups, cette voie royale de la communication et de la créativité adulte est d'emblée barrée à Antoine.

Le vol compulsif comme remède à l'angoisse

La vitalité d'Antoine dans l'adversité est illustrée aussi par une autre activité : le vol. La première mention en est faite à la sortie de l'école, quand René demande au consternant Moricet où il a volé l'argent pour acheter des lunettes de plongée.

Antoine et René investissent dans le vol, le plus clair de leur énergie, chapardant stylos, réveille matin, photos d'actrice, argent des parents et l'inévitable guide Michelin. Dans ses nombreux écrits sur la délinquance et les comportements asociaux, Winnicott définit le vol comme un geste d'espoir de la part de l'enfant qui pense avoir été privé de l'amour et des soins auxquels il avait pleinement droit. "Le voleur ne cherche pas l'objet, il prend. Il cherche une personne. Il cherche sa mère, seulement il ne le sait pas... Un enfant qui est malade de cette façon est incapable de tirer plaisir de la chose volée. Il ne fait que passer à l'acte un fantasme qui appartient à des pulsions d'amour primitives... Le fait est qu'il a perdu, d'une façon ou d'une autre, le contact avec sa mère."

Une belle scène elliptique illustre ce phénomène dans le film. D'une façon assez surprenante, Antoine et René prennent la décision de voler la machine à écrire au cours d'une représentation de Guignol au Luxembourg. Leur conversation est encadrée de plans où l'on voit des enfants beaucoup plus jeunes, perdus dans l'enchantement du spectacle. L'étrange juxtaposition suggère le rapport symbolique qui unit les deux activités. Voler représente la volonté de retrouver de façon violente et destructrice la communion passionnée avec le réel que génèrent les expériences transitionnelles. Mais la nature régressive du vol est nettement marquée par l'écart d'âge entre les deux adolescents et les jeunes spectateurs qui les entourent.

Mère absente et pasionnement aimée

Après l'ouverture magistrale dans la classe qui révèle tous les symptômes des conflits d'Antoine, la seconde séquence va dévoiler l'origine de son malaise. Ses trois premières actions dans l'appartement désert de ses parents vont être des gestes de destruction et de colère : ouvrant le poêle, il laisse surgir de hautes flammes dans la pièce; essuyant ses mains sales sur les rideaux, il les salit ; finalement il vole de l'argent. Après ces manifestations de violence, la scène qui suit, dans la chambre de ses parents, exprime la nostalgie élégiaque d'une mère absente. Antoine hume ses parfums et joue avec les étranges machines destinées à rehausser sa beauté. Trois miroirs reflètent son image solitaire et évoquent la pénible fragmentation de sa personnalité en quête d'une identité stable. L'enfant en regardant sa propre image, essaie de saisir dans son reflet le regard maternel. Antoine est un enfant qui souhaite être vu, être pris en considération ; les regards joueront un rôle essentiel dans la dynamique du film, mais ils lui seront toujours hostiles et lui vaudront que réprimandes gifles et punitions.

Quand madame Doinel arrivera à la maison, elle ne jettera même pas un coup d'oeil à son fils, mais exhibera, avec un mépris souverain pour sa sexualité naissante, ses jambes soyeuses. L'image restera ; on retrouvera ce plan là chaque fois que se manifestera une figure maternelle dans les films de Truffaut. Ces jambes font peur à l'enfant autant qu'elles le fascinent. Alors qu'il cherche dans un regard la confirmation de son identité, Antoine ne trouve chez sa mère que des manifestations d'une féminité agressive indifférente qui le soumet à l'emprise angoissante du désir et de la séduction.

Mais Les 400 coups n'auraient pas le succès qui fut le sien s'il n'était qu'une simple histoire d'échec et de désespoir. Derrière l'histoire réaliste, une autre se profile plus complexe et plus ambiguë. Le scénario fantasmatique des 400 coups manifeste en premier lieu un désir passionné de fusion avec une figure maternelle.

Il s'exprime dans l'introduction et la conclusion du film, par des images de nature mythique. Le générique s'inscrit dans une série de plans qui évoquent la quête d'une caméra impatiente d'être réunie avec la tour Eiffel. De façon similaire à la fin du film, un long travelling accompagne l'enfant jusqu'à l'endroit exact de la plage où les vagues touchent le sable. Les poètes ont dit depuis longtemps que le rivage est un corps maternel où l'enfant vient au monde. Mais, à l'intérieur même du film, le voeu de fusion se manifeste dans le rapport passionné entre Antoine et Paris. La ville est un espace maternel, un environnement, une mère, qui abrite l'enfant, protège ses jeux, le cache, le lave et le nourrit. La seule fois où on le verra manifester du chagrin et pleurer sera quand, emporté dans la voiture cellulaire, il se trouvera séparé de ce grand corps maternel. On peut évoquer aussi, à propos de ce voeu fusionnel, la célèbre scène du rotor. Le rotor, tous les critiques l'ont dit, ressemble à ces premières machines manuelles qui permettaient de créer l'illusion de mouvement à partir d'une série d'images fixes, et évoque donc le cinéma. Mais c'est aussi un espace rond et clos au sein duquel Antoine se mettra par jeu en position de foetus. Cette explication n'exclut pas l'autre mais la complète.

Mais c'est évidemment la scène avec la psychologue qui actualise ce voeu nostalgique de réunion avec une figure maternelle de la façon la plus explicite. Face à la caméra, Antoine s'y montre pour la première fois naturel, détendu et confiant avec un adulte. Le fait que la psychologue soit hors du champ filmique donne à la scène une dimension nostalgique qui en accentue le caractère nostalgique. En tous les cas, elle laisse peu de doutes sur la capacité d'Antoine à communiquer avec une figure maternelle positive, pourvu qu'elle soit inconnue, idéalisée et inaccessible. Les choix amoureux d'Antoine Doinel se ressentiront cruellement de cette triple contrainte.

Une névrose soignée par le recourt au conte et à l'art

Contrastant avec les images nostalgiques de réunion, le film propose aussi au spectateur une seconde lecture fantasmatique qui dénote la profonde ambivalence d'Antoine envers sa vraie mère. Truffaut obtient cet effet en cultivant un style narratif délibérément fragmenté et elliptique. Certaines scènes semblent n'avoir aucun rapport avec l'intrigue centrale du film et venir ralentir le récit. On s'aperçoit pourtant qu'elles ont pour fonction de nourrir la veine fantasmatique et qu'elles forment entre elles un réseau organisé et cohérent. Deux exemples de ces chaînes signifiantes souterraines montreront que le dénominateur commun est de présenter une mise en question du personnage de madame Doinel.

Dans une première scène à l'école, une vignette ironique montre un petit écolier en train de faire des efforts désespérés pour recopier un poème. Il se retrouvera au milieu d'un océan d'encres et de papiers déchirés. L'épisode renvoie de façon métonymique, aux propres difficultés d'Antoine avec l'écriture. Mais il introduit aussi, de façon métaphorique, les thèmes obsessionnels du désordre, de la saleté et des ordures. Antoine salit les rideaux et semble se trouver dans l'impossibilité, du début à la fin du film, de se laver. Il est également officiellement chargé de la corvée d'ordures à la maison. Une scène le montre en train de descendre l'escalier de service aux accents de la Marseillaise et de déverser avec répugnance le contenu d'une poubelle pestilentielle dans la boîte à ordures collective. L'escalier, image essentielle chez Truffaut, est souvent associé aux jambes de femmes. Monsieur Doinel y montrera celles de sa femme à son fils au retour du cinéma.

Une autre scène, qui suit une descente d'escaliers, montre le jeune garçon arriver devant une épicerie pour acheter la farine réclamée à grands cris par sa mère. Il fait un instant la queue derrière deux commères qui décrivent dans tous les détails un accouchement difficile et sanglant au terme duquel on "retira tout à la patiente". Antoine écoute, la mine décomposée, et semble près de l'évanouissement dans le dernier plan. Truffaut avait coupé ce passage dans une première version du film parce qu'il révèle trop directement une des dimensions fantasmatiques essentielles du film. Pour opérer sur l'imaginaire, le contenu du fantasme doit demeurer latent et ne pas donner prise à une réaction de censure de la part du spectateur. Dans ce processus de révélation indirecte, la répétition, sous forme de déplacement ou de condensation, joue un rôle déterminant dans l'écriture du film. Le réseau de répétition entre escaliers, jambes de femmes et ordures et accouchement, révèle la profonde anxiété qu'inspire à Antoine le corps féminin. Ce corps représente pour lui un mystère effrayant et génère des visions de chaos, de saleté et de sang.

Le second exemple concerne une des scènes les plus énigmatiques du film. Située au Centre pour les Mineurs Délinquants, elle montre trois petites filles enfermées dans une cage grillagée.

Pour la comprendre, il faut se rappeler deux scènes complémentaires. Dans la première, madame Doinel regagne tard la nuit le domicile conjugal. Le bruit de la voiture qui la ramène réveille Antoine de son lit. Au cours d'une vive dispute entre les époux, le père accusera sa femme de coucher avec son patron. Au commissariat aussi, Antoine sera réveillé par un bruit de moteur. Cette fois, c'est celui du fourgon cellulaire qui amène trois prostituées qu'on va enfermer dans la cellule voisine de la sienne. Dans un entretien, Truffaut a déclaré avoir délibérément adopté dans cette séquence le style des histoires pour enfants : "les trois prostituées qui entrent dans le commissariat disent quelque chose qui est exactement dans le style des contes de fées. L'une dit : "Moi, j'ai vu un commissariat dans un film, c'était drôlement plus propre." La suivante "Moi, j'en ai vu des plus sales" La troisième: "Ben moi des plus gais." L'image des trois petites filles dans leur cage renvoie directement à celles des trois prostituées dans leur cage grillagée.

L'ambivalence d'Antoine envers sa mère s'inscrit dans cette chaîne signifiante sans faille. Un bruit de moteur dit qu'elle est une putain ; les prostituées au nombre de trois disent qu'elle est une fée; le plan des trois petites filles ajoute qu'elle est, comme son fils, une enfant emprisonnée qui fait l'école buissonnière avec son amant dans les rues de Paris. L'art de Truffaut est tout entier dans cet aperçu.

Analyse :Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu