Capitaine Conan

1996

Avec : Philippe Torreton (Capitaine Conan), Samuel Le Bihan (Norbert), Bernard Le Coq (Lieutenant De Scève), Catherine Rich (Madeleine Erlane), François Berléand (Commandant Bouvier), Claude Rich (Genéral Pitard de Lauzier), André Falcon (Colonel Voirin). 2h09.

Les Balkans, septembre 1918. L'armée française d'Orient livre sur le front bulgare ses derniers assauts victorieux, au cours desquels se distinguent les hommes de Conan, des “guerriers” recrutés dans les prisons militaires, adeptes de la fronde, du couteau ou du corps-à-corps pour “nettoyer” les tranchées ennemies. Conan assume la barbarie efficace de ses hommes et méprise l'armée régulière et ses chefs fantoches, comme le général Pitard de Lauzier. Son seul ami est un jeune officier, Norbert, homme cultivé dont il apprécie l'honnêteté. Il respecte également de Scève, un noble qui sait parfois oublier les privilèges de sa caste.

Le 11 novembre, l'armistice est proclamé lors d'une cérémonie perturbée par la pluie et les troubles intestinaux des soldats. C'est l'armistice, mais pas la démobilisation : tous sont cantonnés à Bucarest. Les soldats oisifs s'amusent, volent, pillent et vont jusqu'à tuer lors d'un hold-up, comme les hommes de Conan. Il faut installer un tribunal militaire où Norbert est d'abord avocat puis procureur. Il se brouille avec Conan, tout en essayant d'arrondir les angles lors des procès.

La compagnie est alors envoyée dans le delta du Danube pour se battre contre des Bolcheviks. Conan, qui est en attente de jugement, se rapproche à nouveau de Norbert pour défendre avec lui Erlane, un jeune déserteur, que sa mère, une cousine du général, est venue soutenir, et qu'au contraire de Scève accable. De violents combats reprennent. De Scève est tué, Erlane meurt héroïquement et Conan prouve encore son efficacité sur le terrain.

La guerre enfin terminée, Norbert rend visite à Conan dans son village breton et retrouve un être brisé, loin de la fièvre guerrière qui était sa seule raison d'exister.

Comme toujours chez Tavernier, la distribution et la direction d'acteurs sont formidables (avec une majorité de comédiens venant du théâtre) : du côté des officiers "normaux", François Berléand, Bernard Le Coq et Claude Rich sont savoureux, mais c'est Samuel Le Bihan en soldat républicain qui fait une composition remarquable. Du côté des "nettoyeurs de tranchées", outre une galerie de trognes très convaincante, c'est bien sûr Philippe Torreton qui s'impose et écrase le film par son charisme, non pas endépit de son surjeu, mais grâce à celui-ci justement. Conan le Barbare est - à l'image de Lee Marvin dans Les douze salopards ou, mieux, le sergent instructeur de Full Metal Jacket - un spécimen de "chef absolu", sans qui la guerre serait impossible : toujours en mouvement, le verbe haut, la physionomie inexpressive, un anti-conformisme apparent et des outrances de langage qui seraient totalement déplacées dans la vie normale, mais qui dans ce contexte créent la sidération chez les interlocuteurs, et peuvent transformer des hommes ordinaires en tueurs. Aussi, le spectateur ne peut que suspendre son jugement et suivre avec plaisir ce Cyrano, avec une Roxane dans chaque ville, qui déclare sans sourciller qu'il n'est pas un soldat, mais un "guerrier", de "ceux qui ont gagné la guerre". Et les autres ? "Ils l'ont faite."

La première partie du film respecte les codes du genre - tranchées la nuit, grands mouvements de troupes le jour, haute hiérarchie ridiculisée -, avec une originalité toutefois : la guerre menée par le groupe de Conan ne correspond pas aux clichés de la Première Guerre Mondiale, et Tavernier s'amuse à mettre en scène une guerre moyen-âgeuse, avec frondes, arbalètes, armes blanches, et une violence physique déjà montrée dans La passion Béatrice.

Le camp de Conan confirme cette impression de décalage, d'étrangeté, avec une haute hiérarchie sans autorité, un fonctionnement peu réglementaire, et le parler breton (ce qui est très bien vu, à une époque où les langues régionales étaient encore couramment parlées). Par ces procédés de mise en scène, la distance est rétablie, le film met brillamment en scène l'action mais ne sera pas un simple film d'action, et le spectateur comprend que c'est la guerre elle-même qui est anormale, malsaine, et qu'une fois la paix revenue, ces hommes ne pourront jamais reconstruire une vie normale.


Interrompues par l'armistice, mais pas démobilisées, les bêtes féroces tournent en rond entre Sofia et Bucarest, en se payant sur l'habitant ; les mêmes lois militaires qui ont transformé ces hommes en "héros" les condamnent, comme elles condamnent aussi bien, pour l'exemple, un fils de famille, inoffensif et souffreteux, que sa mère cherche à sauver, et que paradoxalement Conan aidera - alors que l'officier d'active, " normal ", De Sève, sorte de Boëldieu aigri et désenchanté, le chargera, pour avoir " trahi " les devoirs de sa classe.

Capitaine Conan est donc une inversion particulièrement subtile du message de La grande illusion. Tavernier est aussi antimilitariste et humaniste que Jean Renoir, mais autant en 1937, on pouvait croire à une réconciliation des hommes de bonne volonté autour de la fraternité démocratique, autant soixante ans plus tard, la désillusion est totale : après le bilan du désastre collectif traité dans La vie et rien d'autre, cette histoire de l'armée d'Orient, qui n'est atypique qu'en apparence, préfigure une "Guerre sans nom" qui "ne fait que commencer" comme l'explique De Scève, et qui brisera encore bien des hommes, "amis" ou "ennemis" : le peloton d'exécution ou la mort dans les "théâtres d'opérations extérieures " (expression qui ne s'invente pas) pour les uns, ou le naufrage dans l'alcool et la solitude pour un Conan, dont la dernière apparition est poignante et renvoie le spectateur aux ravages individuels, intérieurs et incurables d'autres guerres d'Orient, plus actuelles.

Eric Barbot le 26/03/2007