Le goût du saké

1962

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(Samma no Aji / Le goût du poisson samma ou Le goût du poisson d'automne). Avec : Chishû Ryû (Shuhei Hirayama), Shima Iwashita (Michiko Hirayama), Keiji Sada (Koichi Hirayama), Mariko Okada (Akiko, sa femme), Nobuo Nakamura (Shuzo Kawai), Ryûji Kita (Shin Horie), Teruo Yoshida (Yutaka Miura), Noriko Maki (Mlle Taguchi), Shin'ichirô Mikami (Kazuo Hirayama), Eijirô Tôno (Hyotan Sakuma), Daisuke Katô (Yoshitaro Sakamoto), Kyôko Kishida. 1h52.

Shuhei Hirayama, cadre dans une usine thermique de Yokohama, s'enquiert de sa secrétaire, Mlle Taguchi, absente depuis deux jours. Une autre secrétaire lui apprend que cette absence de Mlle Taguchi, 24 ans, est justifiée par ses préparatifs de mariage. Elle-même, un peu plus âgée, n'est pas mariée car elle vit seule avec son père. Elle est un peu gênée quand Hirayama, surpris, l'encourage à trouver un gendre pour son père.

Shuzo Kawai, le meilleur ami d'Hirayama, a fait les trente kilomètres le séparant de Tokyo pour affaires. Il vient aussi lui rendre visite pour lui proposer de marier sa fille, Michiko avec un jeune docteur en médecine de 29 ans. Hirayama est surpris qu'il veuille marier Michiko qui n'a que 24 ans. Il élude sa réponse et demande à Kawai de l'accompagner le soir dans leur bar favori de Tokyo où leur ami, Horie, veut leur parler de quelque chose. Kawai refuse car il tient à voir un important match de baseball.

Dans le bar de Tokyo, tous regardent le match de baseball à la télévision mais les trois amis, Hirayama, Kawai et Horie, sont eux réunis dans leur salon particulier où ils boivent force saké. Horie leur propose d'organiser une soirée pour leur vieux professeur, Hyotan Sakuma qu'un de leurs condisciples a reconnu, presque clochard, dans un train. Kawai est plutôt réticent, ne gardant pas de bons souvenirs du lycée. Il est aussi froissé que Horie les laisse en plan pour suivre sa nouvelle femme, âgée d'à peine trente ans, venue les retrouver. Ils taquinent la patronne sur les stimulants que Horie doit certainement prendre pour être à la hauteur des exigences de sa jeune épouse de trois ans plus âgée que sa fille.

En rentrant chez lui, Hirayama est accueilli par sa fille selon une formule sans doute rituelle : "Tu as bu ? -"Presque rien", "-ça m'étonne !". Leur femme de ménage vient de les quitter et Michiko l'exhorte lui et le jeune fils, Kazuo, à être un peu plus rigoureux dans la tenue de la maison qu'elle est seule à assumer puisque la mère est morte, il y a maintenant longtemps. Michiko apprend à son père que Koichi, le fils ainé, est passé.

Koichi rentre chez lui, un petit appartement d'une barre d'immeubles de la banlieue, pour trouver sa femme, Akiko, d'assez mauvaise humeur, qui le harcelle pour acheter un frigo.

Le lendemain, Shuzo Kawai, qui est le directeur de l'entreprise Dawai, au cœur de Tokyo, fait venir Michiko, qui est sa secrétaire. Elle lui apprend que son père ne lui a pas parlé des projets de mariage qu'il a pour elle.

Le soir, a lieu la réunion des anciens autour de Hyotan Sakuma et l'on évoque les professeurs du lycée, quitté il y a quarante ans. Tous se souviennent de la fille de Hyotan. Celui-ci leur apprend qu'il a été veuf très tôt et, qu'en conséquence, sa fille est restée célibataire. Hyotan rentre chez lui tôt et déjà assez ivre, emportant une bonne bouteille de whisky qu'il ne peut habituellement s'offrir. Hirayama et Kawai le raccompagnent chez sa fille et découvrent qu'ils tiennent une échoppe alimentaire misérable dans un quartier déshérité. Sa fille tente de faire bonne figure devant les amis de son père, totalement ivre, mais pleure une fois seule devant la décrépitude de Hyotan que son sacrifice n'a pas empêché.

Le lendemain, dans leur bar en ville, Kawai et Hirayama discutent. Le premier met en garde le second de ne pas finir comme Hyotan qui n'est pas heureux de vivre avec sa fille. Ils font croire un instant à la patronne que Horie est mort d'une crise cardiaque en répondant aux exigences sexuelles de sa jeune épouse. Lorsque Horie les rejoint, il leur annonce que leurs anciens condisciples, touchés par la misère de Hyotan, se sont cotisés pour, à dix, lui donner 20 000 yens. C'est Hirayama qui est chargé de lui remettre la somme en rentrant chez lui.

Hirayama passe ainsi dans le quartier très pauvre de Hyotan pour lui donner les 20 000 yens. Confus de sa cuite de la veille, celui-ci fait des manières pour accepter le cadeau de ses anciens élèves. Hirayama est alors reconnu par Sakamoto, son subordonné pendant la guerre, qui tient maintenant un garage à proximité. Sakamoto, heureux de retrouver celui qui était son capitaine de navire, ne se gêne pas pour dire ce qu'il pense de l'échoppe minable de Hyotan et emmène Hirayama dans le sympathique Torys bar. Les deux hommes évoquent l'humiliation de la défaite, les difficultés de l'immédiate après-guerre et l'imprégnation de la culture américaines dont ils sont victimes. Sakamoto est toutefois content que la guerre ait permis de virer des tas d'imbéciles. Il va être bientôt grand père et présente la patronne à son capitaine... qui est immédiatement séduit par elle, avant même qu'elle ne passe L'hymne de la marine sur le juke-box en hommage au passé des deux hommes qui retrouvent un instant l'émotion de leur jeunesse et de leurs certitudes d'alors.

Hirayama rentre chez lui où il est accueilli par sa fille selon leur un rituel : Tu as bu; pas tellement; tu m'étonnes. Hirayama raconte à ses enfants sa rencontre avec la barmaid qui ressemblait à leur mère lorsqu'elle était âgée de 28 ou 29 ans. Koichi, qui est revenu après sa visite infructueuse de la veille, demande 50 000 yens pour acheter un frigidaire, que son père lui promet immédiatement

Le lendemain soir, Akiko rentre dans sa cité et demande des tomates à sa voisine tout en admirant son aspirateur et discutant des nouveautés de frigos. Koichi revient avec des golfs qu'il rêve de s'offrir. Akiko les trouve trop dispendieux pour un petit employé mal payé comme lui.

Le lendemain. Koichi s'entraine au golf sur la terrasse d'un immeuble. Il dit à son collègue Miura avoir renoncé à les acheter pour ne pas déplaire à sa femme.

Le dimanche matin, certains vont se promener, d'autres vocalisent dans la barre d'immeuble d'Akiko et Koichi. Akiko fait le ménage et est irritée que Koichi boude de n'avoir pas acheté les golfs. Michiko leur rend visite, en habit traditionnel, et apporte l'argent promis par le père. Miura passe aussi avec les golfs que Koichi avait promis d'acheter à leur collègue pour 20 000 yens. Sa femme finit par accepter de payer à crédit. En échange, elle exige de pouvoir acheter un nouveau sac à main blanc. Michiko s'en va avec Miura et tous deux discutent de leur idée du couple sur le quai de gare d'Ishikawa.

Lundi. Retour au travail de Mlle Taguchi et Hirayama remarque alors qu'elle a le même âge que sa fille. Il lui donne de l'argent pour son mariage. Il reçoit la visite de Hyotan venant le remercier du cadeau et fait alors appeler Kawai pour qu'il les retrouver dans leur bar. Hyotan se saoule. Il est triste, seul et se reproche d'avoir abusé de la gentillesse de sa fille et d'avoir voulu la garder pour lui. Kawai rappelle une nouvelle fois à Hirayama de marier sa fille s'il ne veut pas finir comme son professeur.

De retour chez lui, Hirayama trouve Michiko qui repasse. Cette fois, il lui demande de se marier. Elle refuse. Il insiste. Il demande à Kazuo s'il est amoureux. Il l'est de la receveuse de bus.

Mardi. Koichi fait la cuisine chez lui quand sa femme rentre tard du bureau. Elle a reçu la visite de Michiko qui lui a appris que son père veut la marier à un garçon présenté par Kawai. Hirayama arrive sur ces entrefaites apportant du bœuf comme cadeau. Il veut discuter avec Koichi et l'emmène diner dehors. Au Torys bar, Hirayama présente à Koichi la barmaid qui ressemble à sa mère jeune, ce dont celui-ci n'est pas convaincu. Hirayama a été informé par Kazuo que Michiko pourrait être amoureuse de Miura. Koichi promet d'interroger son collègue, ravi du choix de sa sœur.

Un jour suivant, quand Koichi interroge Miura, celui-ci lui apprend qu'il est déjà fiancé. Il regrette que Michiko ne se soit pas déclarée avant car il l'aurait alors épousée. Il avait renoncé car Koichi avait dit qu'elle ne voulait pas se marier ce que Michiko lui avait confirmé elle-même.

Quand Koichi informe Hirayama, celui-ci est d'autant plus effondré par cette nouvelle que Michiko lui avait affirmé le matin être amoureuse de Miura. Koichi fait part à sa soeur de son entretien avec Miura. Le père et le frère s'excusent. Michiko dit n'avoir demandé que pour ne pas avoir de regret et accepte de rencontrer le prétendant. Le père et le frère sont soulagés que Michiko ne soit pas trop déçue mais Kazuo vient pourtant leur dire qu'elle pleure.

Le jour suivant, Hirayama s'en va voir Kawai sur les hauteurs de Tokyo. Il joue au go avec Horie qui lui fait comprendre qu'il a réservé le prétendant pour une de ses employées et qu'ils se sont beaucoup plus. Ce n'était qu'une cruelle blague

C'est le jour du mariage. Toute la famille est réunie et Hirayama encourage Koichi à faire un enfant. La fiancée est prête, magnifiquement parée. Le père et la fille échangent un adieu presque muet. Les pièces sont vides; tous sont au mariage.

Le soir, Hirayama retrouve Horie chez le couple Kawai. Horie encourage Hirayama à se remarier mais Hirayama est triste : les vieux restent à la traine constate-t-il, amer d'avoir élevé sa fille pour la donner à un autre. Kawai lui fait pourtant remarquer que sa situation vaut mieux que la solitude de Hyotan.

Hirayama va au Torys bar voir la barmaid qui croit qu'il revient d'un enterrement. Elle remet pour lui l'hymne de la marine. Mais les clients ne se gênent pas pour évoquer la défaite de la marine impériale.

C'est ainsi très ivre que Hirayama rentre chez lui où Kazuo, Koichi et Akiko l'attendent. Ces deux derniers rentrent chez eux. "Demain, il faut se lever tôt. Je préparerai le petit déjeuner" dit Kazuo avent de se coucher. La chambre de Michiko est vide ; c'est ce que constate Hirayama, monté la voir à l'étage avant de redescendre se servir un verre d'eau dans la cuisine et de s'assoir, seul sur un tabouret.

Dernier film d'Ozu avant qu'un cancer ne mette brutalement fin à sa carrière de cinéaste, Le gout du saké est un nouveau film sur son sujet de prédilection : le dernier acte d'éducation que les parents doivent transmettre à leurs enfants, à savoir : les séparer d'eux.

Ozu reprend exactement la même situation du père veuf de Printemps tardif (1949) qui cherche à marier sa fille qui a pratiquement passé l'âge normal de se marier. Il s'agissait d'un couple dans Eté précoce (1951) et d'une mère veuve dans Fin d'automne (1960). Le thème est ici notablement enrichi par tout un jeu d'échos autour des divers personnages et par une critique sociale très présente à l'arrière-plan. Si quelques plans fixes, vides de personnages, illustrent le passage du temps que les personnages doivent accepter pour être en symbiose avec le monde, c'est à la musique qu'est confiée le rôle de dire, qu'ici, rien n'est tragique, même la tristesse.

La nécessaire et naturelle séparation des enfants et des parents

Lorsque Hirayama reçoit la visite de Kawai lui proposant de marier sa fille, Michiko qui a maintenant 24 ans, il semble tomber des nues et ne l'avoir jamais envisagé. Il vient pourtant de faire une remarque allant dans le même sens à sa seconde secrétaire qui vient d'évoquer le mariage prochain de Mlle Taguchi qui a 24 ans soit l'âge de Michiko. Il faudra l'expérience traumatisante du vieux professeur Hyotan Sakuma pour qu'il se décide à passer à l'acte et encore lui faudra-t-il toute une semaine pour cela et trois mises en garde de Kawai. Conscient d'avoir évité le pire, et alerté par Sakamoto son ancien subordonné qui va être grand-père, c'est lui qui encourage Koichi à faire un enfant pour qu'il se replace dans le cours naturel de la vie dans une société souvent trop dure pour le permettre.

Des plans de ville vidés de présence humaine

La tonalité du film est dominée par la tristesse. Certes, seule la situation de Hyotan est tragique, ayant gâché sa vie et celle de sa fille en n'acceptant pas de se séparer de celle-ci quand cela était naturel. Le plan le plus terrible du film est certainement celui où la fille, après avoir tenté de faire bonne figure devant les amis de son père, totalement ivre, pleure une fois seule devant la décrépitude de Hyotan que son sacrifice n'a pas empêché. Plan d'autant plus terrible qu'il est accompagné de l'une des ritournelles tristes du film qui se prolonge sur deux plans de la ville au petit jour, comme indifférente à son malheur.

Certes, Hirayama a évité la tragédie et, comme le lui dit la femme de Kawai, s'est montré un père modèle. Il n'a pourtant pas de quoi se réjouir. Kazuo, déjà amoureux, partira vite du domicile. Les cinq plans de la chambre vide de Michiko, le regard de Hirayama puis son trajet vers la cuisine où il se sert un verre et s'assoit épuisé sur son tabouret, disent que la tristesse l'accompagnera sans doute jusqu'à la mort. Si Hirayama accepte son destin, il le fait en phase avec celui du Japon, le film mêlant tristesse du personnage et sourde mélancolie d'un Japon qui n'a plus rien de glorieux.

Le Japon de 1962

Les strates de l'histoire du Japon semblent en effet cohabiter avec les strates familiales de Hirayama.

Les trois plans successifs de l'usine de Yokohama par lequel débute le film rappellent ceux du Fils unique (1936) qui vivait dans une cité ouvrière d'autant plus que l'on y entend le même bruit répétitif des machines. Hyotan Sakuma, le vieux professeur, est comme Okubo, l'instituteur, obligé de tenir une échoppe alimentaire pour gagner sa vie.

Sakamoto exprime sa frustration de la défaite qui a entrainé la domination culturelle de l'Amérique sur le Japon : "Et si cela avait été l'inverse ? Si le saké, le shamisen et les perruques de geisha s'étaient soudain introduis dans la banalité quotidienne des Américains ?" se prend-il à rêver. Mais Hirayama ne semble pas convaincu que cela aurait été un bien. Le baseball et le golf semblent bien faire partie du quotidien de la culture japonaise. Sakamoto reconnait aussi être content que la guerre ait permis de "virer des tas d'imbéciles".

Si l'immédiate après-guerre a probablement permis de bousculer les hiérarchies, la sclérose semble en partie revenue. Hirayama est cadre dans une usine. Kawai est directeur de l'entreprise Dawai, au cœur de Tokyo, et emploie Michiko, la fille de son ami, comme secrétaire. C'est grâce à ses relations qu'il lui trouvera un mari médecin comme il avait probablement trouvé une place pour Hirayama au sortir de la guerre comme celui-ci l'évoque avec Sakamoto. Les enfants sont tous dans des positions subalternes. Koichi et Akiko sont des employés de bureau et ne peuvent habiter qu'une barre d'immeuble à la périphérie de la ville. Leurs préoccupations sont toutes liées à la société de consommation : frigidaire, aspirateur, golf MacGregor ou sac à main blanc.

Ozu n'avait pas l'intention de faire un film testamentaire lorsqu'il entreprend Le goût du saké, il acquiert cependant cette dimension par la reprise d'un thème qui lui est cher où la méditation sur le temps et les mutations nécessaires et douloureuses cohabite avec un contexte social et historique traité avec une ampleur inégalée.

Jean-Luc Lacuve le 15/07/2013.

Le Samma ( 秋刀魚) est un poisson inconnu en europe. Pour l'écrire, on utilise le caractère 秋, qui est celui de l'automne. D'où le judicieux choix de traduction pour "poisson d'automne"

critique du DVD Editeur : Arte vidéo. Avril 2004. Coffret 5 films en couleur : 50 €.

Coffret 5 films en couleur : Fleurs d'équinoxe, Bonjour, Fin d'automne, Dernier caprice, Le goût du saké et Gosses de Tokyo en supplément au DVD1.