A beautiful day

2017

Prix du scénario et prix d'interprétation masculine Festival de Cannes 2017 (You Were Never Really Here). Avec : Joaquin Phoenix (Joe), Ekaterina Samsonov (Nina), Alessandro Nivola (Le Sénateur Williams), Alex Manette (Le Sénateur Votto), John Doman (John McCleary) Judith Roberts (La mère de Joe). 1h25.

Joe se souvient : il a un sac de plastique sur la tête qui l'empêche de respirer. Son père le forçait à le garder le plus longtemps possible. Joe est à Cincinnati. Il vient d'exfiltrer une jeune fille d'un réseau de prostitution. Il jette son matériel d'attaque, un marteau, un ruban adhésif, le collier de la jeune fille, prénommée Sandy, dans les poubelles de l'hôtel et sort par la porte de service. Dans une ruelle sombre, Joe est attaqué par un malfrat. Il évite la matraque sur la tête et la prend sur l'épaule gauche puis riposte et met violement à terre son agresseur. Il appelle son commanditaire, McCleary, pour lui apprendre que le travail a été fait et s'envole pour New York.

En rentrant chez lui par la porte de service, Joe repère deux jeunes garçons dont l'un semble le reconnaitre et prend peur. Joe trouve sa mère, quatre-vingt ans, endormie devant la télévision. Elle lui a fait une farce, bien réveillée, en fait, après le passage de Psychose à la télévision. Le matin, Joe a des souvenirs de sa guerre en Irak, il a des idées suicidaires. Il prend néanmoins soin de sa mère, éponge l'eau qu'elle a mise dans la salle de bain après sa douche.

Joe se rend ensuite chez Angel, son contact qui lui remet l'argent pour sa mission à Cincinnati et l'informe que son commanditaire McCleary veut le voir. Joe informe Angel qu'il a vu son fils, Moïse la veille au soir en rentrant chez lui. Comme il connait son adresse, leur collaboration est terminée. Joe se rend ensuite chez McCleary, dont le bureau est envahi de fleurs, remerciement supplémentaire des parents de Cindy pour lui avoir rendu leur fille. McCleary informe Joe d'une nouvelle mission que vient de lui confier le sénateur Votto dont il a été autrefois le garde du corps de son père. La fille de Votto a été enlevée il y a six mois et il vient de recevoir un message l'informant du lieu où elle est retenue. Si Joe veut bien se rendre chez lui, il lui en dira davantage. Joe se rend ainsi chez Votto qui lui donne l'adresse de l'aire de jeu dans laquelle est retenue sa fille. Joe promet de la ramener le lendemain matin et lui donne rendez-vous dans une chambre d'hôtel.

Joe repère l'endroit, un bordel au 235 de la 48e rue est. Il achète le matériel d'attaque dont il a besoin. Le soir, il se rend au 235 et attend jusqu'à ce qu'un homme de service sorte de l'hôtel particulier. Il le force à lui décrire les lieux : le code d'entrée, où se trouvent les gardes, où est retenue Nina. Joe tue les gardes et un client à coups de marteau et délivre Nina. Il la ramène à l'hôtel où son père doit venir la chercher.

Mais, en regardant la télévision, il est stupéfait d'apprendre que le sénateur s'est suicidé. C'est alors que trois agents du FBI investissent l'hôtel. Ils tuent le gardien et emmènent Nina. Le troisième homme est chargé de tuer Joe mais, après une violente bataille, c'est Joe qui a le dessus. Joe, mal en point, s'arrache lui même une dent, cassée dans la bagarre. Il cherche ensuite vainement à contacter McCleary. Il le découvre baignant dans son sang. Il en est de même pour Angel et son fils Moise. Angoissé, Joe se rend chez lui en pénétrant par les toits et, sans surprise découvre sa mère morte, abattue dans son sommeil d'un coup de revolver dans l'œil. Les deux hommes du FBI sont encore dans la maison. Joe en tue un et force l'autre sous la torture à lui révéler qui est le coupable de la mort de sa mère. L'agent agonisant lui indique que Votto était lié avec le sénateur Williams et que tous deux géraient un réseau de prostitution enfantine allant jusqu'à s'échanger leurs propres filles. Joe emporte ensuite le corps de sa mère et le dépose au fond d'un lac. Alors qu'il va se suicider avec elle, l'image de Nina l'incite à remonter pour aller la sauver.

Joe suit la voiture du sénateur Williams de sa permanence électorale à son domicile. Il en abat les gardes à coups de marteau. Alors qu'il s'apprête à délivrer Nina dans sa chambre,  Joe trouve le corps du sénateur Williams, égorgé d'un coup de rasoir. Joe, désemparé descend  dans la sale à manger et découvre Nina, ensanglantée, le rasoir à la main. Il l'emmène en voiture loin de la maison du sénateur. Ils déjeunent dans un restaurant au bord de la route. Aucun des deux ne sait quoi faire. Nina se rend aux toilettes. Pendant ce temps, Joe se suicide d'un coup de revolver en pleine tête. Mais ce n'était qu'un cauchemar. Nina revient vers lui pour qu'ils continuent leur route: "Wake up Joe, it's a beautiful day".

Lynne Ramsay adapte de nouveau un roman après celui de Lionel Shriver pour We need to talk about Kevin (2011). Elle modifie de nombreux éléments de l'intrigue du court roman de Jonathan Ames "Tu n'as jamais été vraiment là" (2013) pour poursuivre son exploration de l'enfance saccagée. Les plans des courts flashes-back entretiennent des rimes avec la violence de Joe au présent. C'est ainsi la violence subie envers lui-même que Joe exorcise, jusqu'à ce que sa consoeur en malheur, la courageuse Nina, le sorte peut-être du drame de leur enfance. Le tout est ainsi très loin d'être, selon la formule choc du quotidien britannique The Times, le Taxi driver du XXIe siècle. Parfois trop lourdement symbolique dans sa mise en scène, le film de doit pas être écrasé par ses prix reçus à Cannes en 2017.

Motifs visuels

Le motif visuel du sac plastique dans lequel Joe s'étouffe est un souvenir des tortures de son père. Il se les inflige car il n'arrive pas à se débarrasser de ce qu'il a vécu, certes pas comme de plus heureux mais, hélas, de plus intense. Dans le livre, il ne s'agit toutefois que du moyen le plus efficace expérimenté jusqu'alors par Joe pour se suicider avant d'envisager la noyade.

Ce suicide, disparaitre dans l'océan, est une façon de finir  le travail de son père, traumatisé par la guerre de Corée, qui lui filait des raclées. Pour son père ce ne serait pas une grosse perte : il lui répétait qu'il n'avait jamais été vraiment là. En écho à ce desir de noyade, Lynne Ramsay rajoute la scène de l'immersion du corps de la mère dans le lac après son assassinat. Cette séquence de disparition acceptée s'ouvre par des plans d'arbres en contreplongée puis d'une descente dans l'eau et d'une remontée lorsque Joe pense à sauver Nina. Elle manifeste l'influence d'Ascension (Bill Viola, 2000) ou d'Under the skin (Jonathan Glazer, 2013)

Le marteau, comme arme terrifiante utilisé par le père un mois avant son décès, fait l'objet d'un court flash-back dans le film. Le marteau tombe du la main du père alors que la mère est sous la table. Cela suffit, Lynne Ramsay ne reprend pas même l'idée du livre comme quoi le marteau provoque une "terreur universelle". Elle met toujours la violence hors champ. Lorsque Joe s'avance avec son marteau, soit les frappes sont hors champs, soit vues en noir et blanc d'assez loin au travers de caméras vidéo. Lors de l'attaque de la maison du sénateur Williams, un jump cut, permet de faire l'ellipse sur les coups. Joe s'avance marteau à la main. Puis, plan suivant mais dans le même axe, comme si rien n'avait bougé, la vicime est étendue à ses pieds et Joe continue son chemin. Ce sont deux plans fixes qui sont finalement les plus violents mais trop rouges, esthétisés comme dans We need to talk about Kevin : les mains torturées de McCleary et le sénateur Williams égorgé.

Une narration orientée vers la délivrance de l'enfance

Lynne Ramsay ramasse un peu plus l'intrigue que dans le livre où c'est le sénateur Williams qui se suicide, pris de remord d'avoir abusé de la fille de Votto. Celui-ci l'avait donné de son propre gré à la maffia pour accéder au poste de gouverneur. La maffia avait exigé la fille de Votto comme vengeance vis à vis du grand-père qui les avait tenu en respect. La femme de Votto, ayant compris l'horrible marché, s'est suicidée. Ici c'est le père de Nina qui semble avoir été pris de remord pour sa participation à un réseau pédophile auquel il avait mêlé sa propre fille. Sans la description de la pression de la maffia, l'intrigue est, à vrai dire, peu crédible. L'intérêt du changement est de permettre à Nina de se délivrer en tuant le sénateur Williams alors qu'un parricide aurait été une faute trop lourde.

Lynne Ramsay opère au travers de l'acteur Joaquin Phoenix une transformation physique du personnage. Dans le livre, Joe a 48 ans, mesure 1,88 m pour 86 kg et n'a jamais les cheveux plus long qu'un Marine en permission. Ici Joaquin Phoenix est gros et barbu comme un gros poupon, certes redoutable, mais qui aime les bonbons. Il se souvient notamment des bonbons verts. Le traumatisme vécu en Irak est aussi transformé en drame de l'enfance. Dans le livre, Joe est traumatisé par la perte de douze de ses camarades lors des premiers jours de de La guerre de Golfe en 1990-1991. Ici c'est d'avoir donné une barre chocolatée à une gamine irakienne immédiatement abattue pour cela par un de ses compatriotes qui provoque des souvenirs douloureux. Le rôle de Joe ensuite au sein du FBI n'est pas développé. On comprend qu'il est traumatisé par la mort d'une trentaine de jeunes chinoises dans un camion frigorifique mais sans comprendre les causes de ce traumatisme. Ne reste que le fait qu'il s'agisse de jeunes filles, tout juste sorties de l'enfance.

Joe et Nina

La plus forte divergence opérée par rapport au livre provient du personnage prénommé Lisa dans le roman qui est devenue un zombie et auquel Joe ne s'attache pas. Dans le film, c'est Nina avec qui Joe entretient  une proximité de victimes ayant subies des violences enfants. A la fin du livre, Joe se venge en tuant Votto d'un coup de marteau mais ne s'inquiète pas du sort de Lisa. Ici Nina, vraisemblablement guidée dans sa révolte par le souvenir de la violence de Joe, égorge le sénateur Williams.

De son côté Joe qui, depuis le couteau dans sa gorge au début du film jusqu'au flash mental dans le restaurant, est hanté par le suicide va peut-être se réveiller de son cauchemar. Le bruit de la paille raclant le fond du verre évoque en tous les cas un possible nouveau départ depuis l'enfance.

Symbolique d'une remontée toujours possible vers l'espoir, l'utilisation du compte à rebours. Dans le livre, Lisa compte pour ne pas penser à ce qu'elle subit. Même après son sauvetage par Joe, elle continue de compter. Ici, c'est d'un compte à rebours que se sert Nina, sachant que l'horreur devra avoir une fin. Ce même compte à rebours est utilisé par Joe pour enlever le sac plastique qui lui enserre la tête et l'empêche de respirer. Tout malheur à une fin.

Les distributeurs français ont ainsi fait preuve d'une grand compréhension du travail de Ramsay en transformant le You Were Never Really Here du titre original qui reprend celui du roman (idée de disparaitre) en A beautiful day (un nouveau départ après le traumatisme).

Sortir du taxi

L’épopée vengeresse d’un ancien Marine sauvant une adolescente d’un réseau pédophile en lien avec des politiciens en vue rapproche le film de Taxi driver (Martin Scorsese, 1976). La mise en  scène n'emporte pas comme celle, virtuose, de Scorsese, notamment dans la scène de six minutes du sauvetage d'Iris. Celle-ci est découpée en trois temps : la monté suicidaire et sanglante de Travis vers la chambre, la plongée verticale totale sur l'entrée de policiers,  puis la redescente autonome de la caméra  en travelling arrière sur l'escalier jusqu'à la porte où la foule et la police interviennent. Ici l'attaque du bordel, d'une durée presque égale, où Joe redescend Nina sur ses épaules, n'a pas cette force. La violence est toujours hors champ et les flashes mentaux indiquent que c'est la violence subie envers lui-même que Joe exorcise.

La mise en mise en scène voyante, symbolique et mentale de Lynne Ramsay peut ainsi déconcerter. Mais son propos est très décalé par rapport à celui d'un film noir classique. Travis ne trouvait cette "mission" que par hasard, ayant échoué à tuer un politicien et comme dérivatif à son écœurement délirant et suicidaire face à la corruption. Il s'agissait d'une rédemption christique. Lynne Ramsay, travaille constamment le roman initial pour exalter le courage mental et corporel de deux enfants à survivre au traumatisme imposé par des hommes pervers. Ce film de combat est un peu lourd mais au moins peut-on lui reconnaitre, une constance de mise en scène pour tenir son propos... Le tout en moins de 90 minutes.

Jean-Luc Lacuve, le 17 novembre 2016