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Un simple accident

2025

Genre : Drame social

Festival de Cannes 2025 (Yek tasadef sadeh). Avec : Vahid Mobasseri (Vahid), Maryam Afshari (Shiva), Ebrahim Azizi (Eghbal), Hadis Pakbaten (Golrokh), Majid Panahi (Ali), Mohamad Ali Elyasmehr (Hamid), Georges Hashemzadeh (Salar), Delnaz Najafi (La fille d'Eghbal) Afssaneh Najmabadi (La femme d'Eghbal). 1h45.

Un homme conduit de nuit sur une route mal entretenue près de Téhéran. A côté de lui sa femme, enceinte et, à l'arrière, leur fille, une dizaine d'années. Elle souhaite que son père mette la musique plus fort afin de pouvoir danser sur son siège. Soudain la voiture s'arrête à la suite d'un choc. Le père descend et constate qu'il a renversé un chien qu'il range soigneusement sur le côté. Sa petite fille en est bouleversée et accuse son père d'avoir tué l'animal. Sa mère la tranquillise "Ce n'est qu'un simple accident et si Dieu a mis le chien sur notre route cela doit avoir une signification". La voiture redémarre mais tombe en panne quelques kilomètres plus loin. L'automobiliste entre alors dans un entrepôt où un homme arrivant en moto se propose de tenter une réparation de fortune.

Le collègue du motar, Vahid, téléphone à sa mère la rassurant sur le type de van qu'il a loué pour aider à la cérémonie de mariage de sa soeur qui aura lieu dans deux jours. Soudain, il entend un bruit qui le terrifie : celui que fait une prothèse de jambe en frappant le sol. Il observe l'automobliste et le suit immédiatement en moto dès que sa voiture est réparée. Il arrive ainsi, jusqu'à chez lui. Le lendemain matin, il est au volant de son van, observant l'homme qui a appelé une dépanneuse pour conduire la voiture dans un garage de Téhéran. Là, Vahid profite que l'homme s'éloigne pour téléphoner pour le frapper sur le bord de la route et l'enfermer dans son van.

Dans une étendue désertique, Vahid creuse un trou dans la terre puis y transporte Eghbal dit "La guibole" le tortionnaire de ses années d'emprisonnement. Mais alors qu'il est sur le point d'être enterré vivant, celui-ci nie farouchement être ce tortionnaire. Pour preuve, son amputation révèle des cicatrices récentes dues à un accident de voiture. Troublé, Vahid renonce à l'enterrer, l'enferme dans un coffre du van et va voir Salar, son ami d'incarcération afin qu'il l'aide à identifier "La guibole". Salar, qui tient une librairie, est heureux mais surpris de voir Vahid; il lui conseille depuis longtemps de  faire soigner son rein. Mais Vahid repousse toujours le temps de prendre soin de lui, quitte à être surnommé "La cruche" pour se tenir une main dans le dos sur le rein. Salar exhorte Vahid de renoncer à sa vengeance personnelle et de relâcher immédiatement son prisonnier. Salar refuse catégoriquement d'entrer dans le plan de Vahid et d'identifier leur bourreau d'autrefois. Il donne néanmoins un numéro de téléphone à Vahid.

C'est ainsi que Vahid se rend auprès de Shiva, une photographe qui réalise des photos pour le couple de Golrokh et Ali qui doivent se marier le lendemain. Shiva ne veut d'abord rien entendre mais appelle Salar en qui elle a toute confiance pour confirmer les dires de Vahid. Golrokh, qui est son amie depuis qu'elle a, comme elle, subi les tortures de "La guibole" la voit troublée et l'interroge. Golrokh exige de voir le prisonnier et le reconnaît, Shiva s'approche de lui et confirme qu'il dégage la même odeur de sueur. Elle décide d'aller voir Hamid un énergumène dont elle craint les réaction et passe ainsi avant à la pharmacie chercher de quoi le calmer ainsi que de quoi endormir le prisonnier. Hamid se montre aussi impulsif qu'elle le craignait mais en examinant les jambes du prisonnier le reconnaît sans aucun doute possible à ses cicatrices. Alors que le groupe se montre perplexe, Hamid, décidé à la vengeance, tente de s'enfuir avec le van; il est stoppé par le groupe mais ils attirent l'attention de deux vigiles du parking. Ceux-ci les laissent partir contre un bakchich qu'Ali règle avec sa carte bancaire. Ils décident de partir pour le désert mais le van tombe en panne d'essence; A la station-service, c'est Vahid qui doit payer un bakchich pour éviter les questions du pompiste.

Dans le désert, le groupe attend le réveil de la guibole pour l'interroger et le faire avouer mais soudain son téléphone se met à sonner; sa fille réclame de l'aide car sa maman vient de s’évanouir chez eux . Vahid décide de se rendre au domicile de la petite fille et alors qu'il fait déjà nuit découvre que la maman a perdu les eaux et qu'ils doivent la conduire à l'hôpital. Vahid règle les frais d'hospitalisation et, accompagné de Shiva, rassure la petite fille; Il doit aussi payer un bakchich à l'infirmière et en profite pour acheter des gâteaux à tout le monde. Vahid persuade Hamid, Golrokh et Ali de rentrer chez eux, qu'il doit terminer seul ce qu'il a commencé. Comme le prisonnier ne les a pas vu, ils ne doivent pas craindre d'être dénoncés. Shiva semble persuadée aussi mais revient avec lui pour tenter d'extorquer la vérité à la guibole.

Lorsque celui-ci se réveille, ils l'attachent à un arbre et il ne tarde pas à avouer la vérité; il n'a que faire de leur menace, il veut bien mourir en martyre. Il se radoucit néanmoins lorsque Vahid lui dit avoir conduit sa femme  à l'hôpital pour accoucher de leur fils. Du coup, touché par cette générosité, il demande pardon. Vahid et Shiva le libèrent.

Le lendemain Vahid prépare avec sa mère de quoi mettre dans le van pour le mariage de sa sœur. Il va pour chercher un nouveau paquet quand il se fige. Il entend le bruit de pas caractéristique de la guibole.

Dans ce road-movie judiciaire, Panahi met en œuvre toutes les questions associées à un film de procès : est-on sûr de détenir le coupable ? Si oui, quelle peine peut-on lui infliger. Au fur et à mesure que le van avance se développent aussi les dilemmes moraux (Peut-on se faire justice soi-même ?) et des questions qui interrogent la société iranienne sur le futur de sa justice : qui est le plus susceptible de se livrer à une justice expéditive, proche de la vengeance ? Qui peut pardonner... à défaut d'oublier.

Un tribunal social

Salar, intellectuel, propriétaire d'une librairie, fait le choix raisonnable de se tenir à l'écart d'une vengeance personnelle et tente d'en convaincre Vahid. Shiva, photographe, est également réticente. Ce n'est pas le cas de Golrokh qui fait passer son mariage après son désir de vengeance ni de Hamid, énergumène aux réactions impulsives. Vahid est déterminé à une vengeance plus froide mais toute aussi expéditive. Il a beaucoup perdu : son travail, sa fiancée qui s'est suicidée en prison, sa santé avec un rein qui le fait souffrir.

Néanmoins, il ne s'entête pas et, au fur et à mesure de leur expédition, la raison l'emporte : il se détache de la vengeance et a à cœur de sauver la femme enceinte son bébé que Panahi met en scène de façon symbolique avec le corps de la femme à sauver au-dessus du corps du mari enfermé dans le coffre et en attente d'une éventuelle exécution.

Sans doute est-ce là l'effet bienfaisant du temps de son écoulement. Il ne sert à rien d'attendre Godot (cité par Shiva, qui, photographe, est sans doute la représentante du réalisateur), qui viendrait tout résoudre mais penser dès à présent à l'après de la dictature imposée par la république islamique.... Du travail reste par ailleurs à faire avec la corruption généralisée qui règne à de nombreux étages de la société. Des bakchich sont réclamés aussi bien par les vigiles du parking, le pompiste et même l'infirmière de l'hôpital.

Le film s'éloigne ainsi de la résolution d'une vengeance personnelle, du type La jeune fille et la mort (Roman Polanski, 1994) dont la pièce d'origine de d'Ariel Dorfam comprend pourtant de nombreux points communs. C'est en effet bien plutôt un tribunal social, des représentants du peuple qui jugent. Comme dans Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957), ces représentants de différentes classe sociales, si ce n'est acquittent, du moins laissent en liberté l'accusé. Mais la différence est ici notable : l'accusé est coupable.

Le bourreau et sa victime

Si le film semble commencer par la rubrique des chiens écrasés, il en décolle immédiatement avec la phrase de la passagère de la voiture cherchant à rassurer sa fille : "Ce n'est qu'un simple accident et si Dieu a mis le chien sur notre route cela doit avoir une signification". Elle évacue ainsi la mort concrète de l'animal, qui secoue l'enfant, pour se placer sur le plan théologique.

Et c'est sur ce plan que se place Eghbal quand il se reconnaît coupable, toujours certain d’être dans son bon droit en suivant la parole des autorités religieuses. Sa condamnation à mort en fera un martyre. La situation est tout autre pour ses victimes, loin d'être des fanatiques et qui s'interrogent sur les moyens et la finalité de leurs actes.

Si chacun des membres du tribunal social renonce à la vengeance, chacun restera néanmoins marqué à jamais par les tortures subies. La scène finale, qu'on pourrait penser être en miroir de celle où Vahid entend le son de la guibolle dans son garage, s'en distingue néanmoins par le fait que le son n'y est plus extérieur, hors champ, mais dans la tête de Vahid.

Certains peuvent voir dans le plan final, l'arrivée hors champs de Eghbal venant, ou se venger ou pardonner. On entraperçoit en effet au début de la séquence une voiture blanche venant se garer au fond de la rue où est stationné le van. Dès lors, le plan final de la nuque en gros plan de Vahid pourrait s'élargir, via le son de la jambe, par le hors champ de la présence de Eghbal.

On objectera que si Panahi avait voulu suggérer la présence de Eghbal, il l'aurait fait de manière plus caractéristique qu'une voiture a peine perçue au fond d'un plan. Sans montrer le personnage, un plan de la voiture ce serait imposé. Mais c'est surtout le message du film qui en serait changé, insistant sur le rôle du bourreau : pardonnera, pardonnera pas. Or ce sont bien les victimes, et Vahid en premier lieu, qui sont le sujet central du film. Il est donc plus logique (si ce n'est moral) de penser que c'est dans sa tête (en gros-plan donc) que résonne le son. En dépit de la vengeance abandonnée, reste, obsédant, le souvenir des tortures passées.

Jean-Luc Lacuve (analyse développée après la rencontre autour d'un film à l'UIA, le jeudi 9 octobre 2025).

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