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Des bras montent des enceintes, des mains les calent les unes contre les autres avant qu'une autre les relie à un réseau d'amplificateurs. Lorsque, en insert, tous les disjoncteurs sont positionnés sur "on", le plan général qui suit découvre un mur d’enceintes. Elles ronflent déjà, prêtes à délivrer les décibels et, derrière, un tout autre mur, une falaise dessinée par des millions d’années d’érosion, l'eau, le vent et l'action du soleil. Et puis, c'est le déchaînement de la danse pour des centaines de teufeurs réunis en plein désert marocain.
C'est alors qu'arrive Luis, accompagné de son fils Estéban, à la recherche de leur fille et sœur. Ils sont munis de flyers avec sa photo et expliquent qu'elle a disparu depuis 5 mois et espèrent que quelqu'un l'a aperçue. C'est ainsi qu'ils rencontrent Tonin, Stef, Josh, Jade et Bigui qui leur indiquent qu'elle sera peut-être dans une fête qui aura lieu plus loin dans quelques jours. Ils ne savent pas si eux-mêmes iront.
Luis et Esteban s'endorment et, au matin, alors que la musique continue sur son rythme, l'armée arrive et enjoint les fêtards de repartir avec leur camion. Esteban voit les camions de Stef et Jade, qui a fait diversion en pissant devant un soldat, et ses amis partir à vive allure sur une voie de traverse. Esteban enjoint son père de suivre leurs deux camions, et tous partent si vite qu'ils découragent les soldats de les suivre. Mais c'est l'équipage des deux camions qui veut persuader Luis et Esteban de faire demi-tour : la route est dangereuse et leur camionnette n'est pas équipée pour le désert. Luis et Esteban s'entêtent ; et les cinq amis les laissent les suivre.
La radio annonce le début d'une guerre impliquant l'OTAN et qui risque d'être mondiale. Les stations services sont prises d'assaut et c'est dans le désert que le convoi des fuyards trouve des bédouins qui font commerce d'essence. Luis y dépense son dernier argent pour trois gros bidons d'essence. Lors d'un franchissement de rivière, la camionnette de Luis, qui craignait d'être abonné, est finalement remorquée par le plus gros des deux camions. Au fil du voyage les liens se resserrent entre le groupe et Luis et surtout Estaban dont Jade coupe artistiquement les cheveux ; que Tonin fait rire avec son spectacle de jambe coupée ventriloque récitant Le déserteur de Boris Vian et qui interroge Bigui sur la famille qui a quittée pour celle-ci qui l'a adopté.
Le groupe laisse passer un convoi militaire et décide de passer par les montagnes pour être plus discret. Le chemin s'avère difficile surtout en pleine nuit quand l'orage éclate et qu'une roue du camion de Josh s'encastre dans un nid de poule. Au petit matin, Esteban se réveille pour constater que tous s'affairent à réparer. Il s'amuse avec le chien dans la voiture. Alors que le camion est enfin sorti de l'ornière, tous voient avec effroi la camionnette descendre la route. "Tire le frein à main", hurle Luis à son fils. Mais rien n'y fait : la camionnette dégringole dans le ravin.
Tous sont consternés et chagrinés. Luis, en état de choc, repart avec tous et ils s'enfoncent dans la nuit. Le matin, ils voient une étrange porte de village, déserté ; une mitrailleuse et des bidons abandonnés autour de quelques voitures. Un berger fuit à leur approche. Pendant qu'ils tentent de l'amadouer, Luis part seul dans le désert, criant face au soleil et s'effondrant dans la tempête de sable.
Luis est bientôt recueilli par ses cinq amis, qui, n'en pouvant plus de désespoir, improvisent une séance de danse pour eux seuls dans le désert. June explose en dansant sur une min.; Josh s'élance vers elle et saute lui aussi sur une mine.
Ils ne sont désormais plus que quatre à être en vie, espérant un salut venant des rochers, adjacents au terrain miné. Les deux camions, lancés vers ce chemin tour à tour, explosent. Sans réfléchir, Luis marche vers les rochers et les atteint. Bigui suit ses traces mais explose pourtant. Stef et Josh, décidés à tenter le tout pour le tout, parviennent à rejoindre Luis.
Un train de marchandise traverse le désert ; sur les toits des wagons, des centaines de migrants et Steph, Josh et Luis.
La première séquence, magnifique et spectaculaire, pose une sorte d'équivalence entre des formes géologiques millénaires et la suspension du temps que permettent les raves durant plusieurs jours au moyen de la danse et de la musique. Deux éléments perturbateurs vont intervenir pour interrompre puis stopper cet enfer ou ce paradis. Sirat, le titre, ce pont entre les deux, affirmé par le Coran, apparaîtra alors. Le premier élément perturbateur, c'est Luis et son fils, Esteban, qui interrogent chacun des danseurs sur la disparition de leur fille et sœur depuis cinq mois. Le second élément perturbateur est l'intervention de l'armée pour faire cesser la fête et que chacun rentre littéralement dans le rang; celui des camionnettes, vans et camions sommés de quitter les lieux.
S'ouvre alors le road movie où les sept personnages se rapprochent les uns des autres : on soigne la chienne, Pipa, qui a ingurgité de l'héroïne restée dans la merde de Bigui, Jade coupe les cheveux d’Esteban, on partage chocolat et vivres, on parle famille, Luis comprend les vibrations différents des enceintes, on improvise un spectacle le soir.
La troisième partie est le fameux fil tendu entre l'enfer et le paradis du titre, aussi fin qu'un cheveux, aussi tranchant qu'une lame de rasoir. Et c'est Esteban qui en fait les frais ainsi que, par contrecoup, l'ensemble du groupe.
Oliver Laxe décide donc dans son scénario de faire mourir un enfant ; c'est un acte qui engage. S'il intervient au début d'un film, ce peut être le sujet d'une rédemption, de Europe 51 à Volte face ; s'il intervient à la fin, c'est au bout d'un processus désespéré (Allemagne année zéro). En situant la mort d'Esteban aux trois quarts, Olivier Laxe prend le risque de désagréger son film. La mort d’Esteban n'avait rien de logique dans le scénario suivi jusque-là et relève de l'accident. Dès lors c'est bien, le chemin vers une rédemption possible qui s'ouvre. Laxe propose alors le cheminement dans le désert, comme un espace à la démesure du désespoir qui s'empare du père. Mais ce n'est qu'une fausse piste, Luis est retrouvé par ses amis. Ce sera donc le champ de mines. Les explications qu'Olivier Laxe donne dans le dossier de presse sont, à mon avis, contestables :
"... dans les expériences ultimes, proches de la mort, il semblerait qu’un point de rupture puisse nous envahir et nous mettre en mouvement. Dans le bon sens. Ce sont des situations d’authenticité radicale, où la vie te saisit et te demande qui tu es vraiment ; où tu as le sentiment d’être jeté dans un vide sans filet. La vie te demande de fermer les yeux et de traverser un champ de mines. Dans ces moments-là, je suis convaincu que l’être humain peut faire surgir le meilleur de lui-même, une force intérieure liée à sa survie, mais aussi à son essence la plus profonde.
Nous sommes tous un peu comme Luis : des gens ordinaires, aux existences quelque peu anonymes et ternes. En Occident, nous avons grandi dans un confort sans limite, toujours à distance de la mort — et souvent, à cause de cela, un peu endormis, déconnectés de notre intime vérité. Mais la vie agit autrement : elle jaillit soudainement, nous secoue, nous réveille, et nous demande si nous sommes bien sûrs du chemin que nous empruntons, si nous avançons vraiment dans la direction que nous avons cru bon de prendre.
En ce sens, Sirāt est un film dur, mais d’une dureté nécessaire et constructive. Les évènements que traversent les personnages les poussent à grandir, à ouvrir en eux un espace de transformation. Ce moment où ils touchent le fond, avec violence, les oblige à se confronter à eux-mêmes. Ils n’ont plus rien à perdre. Leur ego a été balayé par les soubresauts. Ils n’ont plus peur sont prêts à traverser les mines, à apprendre à danser avec l’éternité.
Nous vivons dans une société profondément thanatophobe, qui a expulsé la mort de son cœur. Elle l’a peu à peu évitée et rendue invisible. Même les rituels les plus essentiels pour en faire l’expérience et l’intégrer à notre vie ont été externalisés. Des institutions les accomplissent de manière automatique. Comment renouer avec la mort dans le monde d’aujourd’hui ? Comment accepter les leçons âpres qu’elle nous transmet ? Ce sont des questions que je me pose."
Si les questions posées par le réalisateur ont leur pertinence, on peut regretter peut-être qu'entre son introduction tellurique, son road movie d'aventures à manière du Salaire de la peur ou de Mad Max furie road, puis sa fin à la portée mondialiste, il intercale l'épisode de cruauté gratuite (sautera/sautera pas) du champ de mines.
Jean-Luc Lacuve, le 12 septembre 2025
Source : dossier de presse