Europe 51

1952

(Europa 51). Avec : Ingrid Bergman (Irene Girard), Alexander Knox (George Girard), Ettore Giannini (Andrea Casatti), Teresa Pellati (Ines), Giulietta Masina (Passerotto), Marcella Rovena (Mme Puglisi), Tina Perna (Cesira). 1h53.

Irène Girard, épouse d'un industriel américain installé à Rome, mène une existence futile jusqu'au jour où le suicide de son fils de douze ans la rappelle douloureusement à l'ordre et l'incite à changer de vie. Elle décide d'être désormais à l'écoute des autres pour accomplir ailleurs ce qu'elle a manqué auprès de son fils. Un ami, Andrea, journaliste communiste, la met en contact avec la misère. Son entourage, surpris, croit à une passade.

Elle s'occupe de la famille Galli, à qui elle procure un médicament coûteux, puis de, pittoresque mère célibataire de six enfants, dont trois adoptés, à qui elle trouve du travail dans une usine. Irène y va à sa place le premier jour car sa protégée ne veut pas manquer un rendez-vous galant avec un garçon de rencontre. Les siens imaginent Irène amoureuse d'Andrea. Mais sa prise de conscience est spirituelle : elle conteste les thèses sociales de son ami journaliste.

Elle assiste ensuite une prostituée tuberculeuse dans son agonie. Quand elle en arrive à protéger un jeune voyou, c'en est trop : son mari et un avocat envisagent le placement en hôpital psychiatrique. Le médecin puis le prêtre les suivent dans cette voie. Comme son mysticisme s'amplifie, tous, même sa mère, signent son acte d'internement.

De l'asile où elle est enfermée, elle regarde partir sa famille. Seuls, sous sa fenêtre aux lourds barreaux, restent les pauvres gens qu'elle a aidés, indignés qu'on emprisonne une sainte.

La modernité du film tient pour une part à sa double nature de parabole et de poème. La parabole serait en effet de peu de prix si elle ne s'incarnait par exemple, dans la beauté de la lumière blanche et grise qui inonde le film, dans la douceur implacable de la progression du récit, dans l'éclat intérieur du visage de Bergman, qui constituent pour ainsi dire la matière du poème. Parabole et poème sont basés l'un et l'autre sur un strict minimum de faits et expriment une volonté d'épure qu'on retrouverait aussi à la même époque, chez Lang ou chez Jacques Tourneur.

Mais l'épure est ici comme gratifiée, sinon d'un supplément d'âme, du moins d'un supplément d'incarnation (au sens catholique du terme). Pour la parabole, Rossellini a dit lui-même (CdC n°37) d'où elle venait et ce qui l'avait inspirée. Premièrement Aldo Fabrizzi sur le tournage des Onze fioretti, s'exclamant que saint François est fou ; deuxièmement l'interrogation d'un grand psychiatre (rencontré par l'auteur) qui se demandait s'il avait eu raison de déclarer fou un trafiquant occasionnel du marché noir qui s'était dénoncé à la police pour raisons morales ; troisièmement, l'expérience de Simone Weil (1909-1943).

Tout tourne ici autour de la sainteté et de la folie, et de l'inexistence de nos critères face à des forces qui les dépassent. Le poème, dans la plus pure tradition néoréaliste (mais peut-on parler de tradition pour quelque chose qui vient de naître et était encore si nouveau ?) épouse la solitude de l'héroïne au cours de sa quête et de ses découvertes. A la faveur d'un traumatisme et de son deuil, elle découvrira que l'amour qu'elle se porte à elle-même, qu'elle éprouve pour ses proches et pour l'humanité entière, est d'une seule coulée qu'on ne saurait fractionner ni spécialiser. A partir de là, elle est considérée comme folle par les siens (ceux de sa famille et ceux de sa classe). Ses réponses aux questions que l'on lui pose, évoquent, toutes proportions gardées, l'insolence, l'ingénuité et la force de vérité qui émanent des réponses de Jeanne d'Arc, telles qu'elles sont rapportées dabs les actes de son procès. Comme son héroïne, le film peut être qualifié de fou à cause de son humilité et de son ambition qui sont toutes deux extrêmes. Rossellini entend faire le diagnostic de l'Occident au moment même où il tourne. Il définit la maladie de l'Occident comme une absence de synthèse entre l'agressivité et la révolte marxiste d'une part, et cet amour d'essence spirituelle d'autre part, qui se détruit lui-même quand il ne veut pas descendre dans le monde pour le changer.

Consciemment ou inconsciemment, Rossellini a bâti son récit, et notamment son épilogue de manière à ce qu'ils soient proprement inadmissibles, et suscitent ainsi chez le spectateur une réflexion salutaire. A cet égard, Europe 51 se termine sur une note beaucoup plus crucifiante que les trois autres Bergmen-Rossellini contemporains (Stromboli, Voyage en Italie, La peur)

Le film est sorti en France en version française et anglaise. La version italienne courante (inédite en France), où Bergman est doublée, est plus longue et comprend notamment une scène de plus : recherche d'un médecin par Bergman pour soigner la prostituée. Une version italienne encore plus complète est conservée dans les archives du festival.