Holy motors

2012

Genre : Drame social

Avec : Denis Lavant (Le banquier, M. Oscar, la vieille gitane, le danseur du futur, Merde, le pere de l'adolescente, l'accordéoniste, Alex et Theo, M. Vaugan, le père de famille), Edith Scob (Céline), Eva Mendes (Kay M.), Kylie Minogue (Eva Grace), Elise Lhomeau (Léa), Michel Piccoli (l'homme à la tâche de vin), Jeanne Disson (Angèle), Leos Carax (Le rêveur). 1h55.

Voir : édition DVD

Un extrait d'un film primitif de Jules-Etienne Marey où un homme fait des exercices de gymnastique. Une salle de cinéma où les spectateurs semblent tous endormis. Une chambre d'hôtel près de l'aéroport. Un homme regarde par la fenêtre et se dirige vers le mur recouvert de papier peint. Il détecte un triangle métallique, une serrure dans laquelle la clé de son doigt entre. Il défonce le mur et une porte s'ouvre vers le cinéma du début. Dans l'allée, un bébé marche. Vu de face, c'est un chien. Le rêveur regarde devant lui.

Une petite fille en pyjama devant une fenêtre ronde. Ce matin, le banquier sort de sa maison. Il est salué par ses enfants qui lui souhaitent une bonne journée. Il se dirige vers une grande limousine blanche où la femme chauffeur, Céline, l'accueille d'un "bonjour M. Oscar".

Le banquier téléphone à un confrère qui, comme lui, s'inquiète pour sa sécurité maintenant que les riches sont les bouc-émissaires de la misère. Les gardes du corps ne suffisent pas. Il faut s'armer. Il donne rendez-vous à son ami le soir au Fouquet's. Puis il demande à Céline le nombre des rendez-vous prévus pour la journée. Ils seront neuf et Céline lui recommande de lire le premier dossier, à côté de lui.

1-Arrivée à Paris par la porte de Saint-Cloud, la limousine se gare près des berges de la Seine et en sort une vieille gitane qui fait la manche en se plaignant de la vie qui lui paraît trop longue. Oscar se maquille dans la limousine et repart pour une seconde mission.

2-Mr Oscar arrive près d'une usine moderne. Il ouvre une porte blindée grâce à un poil de narine dont l'ADN est reconnu par le système de sécurité. Dans la pièce éclairée au laser, il est une créature virtuelle qui exécute des exercices de gymnastique. Il fait l'amour avec une femme revêtue d'une combinaison de cuir rouge.

3-L'intérieur de la limousine ressemble à une loge et Oscar se change en fonction des rôles qu'il doit endosser. Il est maintenant Merde qui erre dans le cimetière du père Lachaise. Merde fait tomber un aveugle, mange des fleurs et enlève un mannequin pour l'emmener au fond des égouts avec lui. Il mange des billets de banque, bande comme Priape mais se contente de s'allonger à côté de la belle. Il transforme les tissus de sa robe en burqa qui s'adapte au mannequin comme de la soie.

4-Céline le conduit vers une petite voiture rouge. Il sera le père d'Angèle, fille mal dans sa peau, qu'il vient chercher un samedi soir où elle est allée dans sa première boom. Elle lui ment sur le plaisir qu'elle a pris à cette fête et il promet de la punir.

5-Oscar regagne la limousine dont Céline vérifie le moteur. Sur le dossier figure le mot "entracte". Oscar à l'accordéon, suivi de musiciens de plus en plus nombreux, parcourt les allées d'une église.

6- Oscar se fait une tête de gangster. Il est Alex. Sa mission est de tuer un homme, Théo, avec un couteau. Celui-ci a fait quelque chose qu'il n'aurait pas dû. Il s'en excuse et Oscar le poignarde à la gorge. Il le rase bientôt et le cadavre se révèle ressembler à Oscar. Mais ce cadavre bouge et c'est lui qui poignarde Oscar comme il a été poignardé. Ce sont deux jumeaux qui se retrouvent ainsi par terre. L'un se relève et file vers la limousine sous la pluie. Céline le ramasse. Il est encore tout couvert de sang.

Un homme à la tache de vin le félicite pour son travail du soir mais l'interroge sur sa motivation. Il semble "ne plus y croire comme avant". Il répond que lorsqu'il a commencé, les caméras étaient plus lourdes que son corps et qu'elles sont maintenant plus petites que son cerveau. Les caméras sont miniaturisées au point d'être invisibles alors c'est vrai qu'il a plus de mal à y croire. L'homme à la tache de vin se demande s'il n'est pas schizophrène. Oscar le nie. Il continue car il est "à la poursuite de la beauté du geste".

7- Oscar lit le scénario d'une future mission. Soudain, il aperçoit le banquier à la terrasse du Fouquet's. Il enfile le masque de Spiderman et lui tire une balle dans la nuque. Il est abattu par les gardes du corps. Il se relève pourtant. Céline vient le chercher affirmant qu'il y a méprise.

8-Oscar sort de la limousine. Il est M. Vaugan qui, un pardessus sur son pyjama, rentre à l'hôtel saint Raphaël. Une jeune femme, Léa, sa nièce, son grand amour à laquelle il a laissé sa fortune mais qui vit malheureuse avec un homme qui ne l'a épousée que pour son argent, vient l'assister dans ses derniers moments. A la fin de la scène, Oscar remercie l'actrice, Elise, qui a joué cette comédie avec lui.

La limousine a un accrochage avec une autre limousine. Oscar aperçoit dans la voiture voisine une femme qu'il connait. C'est son ex-femme qui doit jouer aussi une scène dans trente minutes. Ils vont se promener à l'intérieur du grand magasin de la Samaritaine. Elle chante la raison tragique de leur séparation, la mort de leur fille. Puis elle quitte Oscar et s'habille en hôtesse de l'air pour sa mission où elle joue une désespérée qui entraine son amant dans la mort en se jetant du haut de la Samaritaine. En regagnant la voiture, Oscar les voit, les têtes fracassées sur le trottoir.

Malgré les conseils de Céline, il ne mange pas. Il boit. Il veut rire avant minuit. Ils le feront de sa remarque, "taxi suivez ce pigeon".

9- Céline dépose Oscar pour sa dernière mission. Elle lui remet l'argent gagné dans la journée et promet de revenir le chercher le lendemain. Oscar l'embrasse gentiment et arrive chez lui. Il hésite pendant que retentit la chanson de Manset, Revivre. Il appelle sa femme et ses filles. Descendent une guenon et ses bébés singes auxquels il promet que leur vie va changer.

Les limousines rejoignent leur parking de nuit. Céline téléphone pour dire qu'elle rentre chez elle et se saisit du masque que portait Edith Scob dans Les yeux sans visage de Georges Franju.

Dans le noir, les limousines discutent entre elles, allumant alternativement leurs feux pour prendre la parole. Elles auront le sommeil inquiet car elles savent que, bientôt, plus personne ne voudra d'elles.

D'une certaine façon, Holy motors est un film à sketches reliés par le personnage d'Oscar qui doit accomplir les neuf missions qui constituent l'essentiel du film. Les neuf missions sont proposées comme une suite de collages sans que rien ne vienne rappeler le précédent même si les thèmes de la mort, de l'épuisement et de l'échec les traversent tous. Cet ensemble est lui-même porté par le rêveur, Carax, qui entraine son alter-ego, Oscar, dans des mondes où le corps de l'acteur est valorisé comme il l'était dans le cinéma des origines ou comme les moteurs des voitures et des caméras l'étaient au XXe siècle. Cette valorisation du corps de l'acteur est la boiterie du film, ce en quoi il est proprement singulier, émouvant et bouleversant au travers des histoires racontées.

Le prologue indique que tout l'ensemble est vu du point de vue du metteur en scène dont les interventions d'abord les plus visibles consistent à coller de courts extraits de films chronophotographiques de Jules-Etienne Marey. Mais petit à petit, on voit aussi remonter sa présence tutélaire dans le retour du chien, le port du pyjama et les références au cinéma.

Le cauchemar d'un monde à venir où seuls vivent les acteurs

Une première vision du film laisse souvent perplexe, la succession des missions risquant de devenir lassante alors que le besoin de croyance en la réalité du personnage d'Oscar est sans cesse remis en cause.

On fera pour notre part le pari de compter l'entracte comme une mission et la rencontre avec Eva Grace comme fortuite et donc appartenant au "cauchemar rêvé de Carax". Le générique indique par ailleurs onze rôles pour Denis Lavant sans que celui du mari d'Eva Grace ne soit mentionné. L'assassinat du banquier est en revanche vraisemblablement une mission, car Oscar s'en tire vivant après toutes les balles reçues. De même, l'entracte est une mission qui appartient pleinement au monde du spectacle que désire le producteur.

La série des neuf missions se composerait ainsi de la vieille gitane, de la créature virtuelle, de Merde enlevant le mannequin dans le cimetière du Père Lachaise et l'entrainant dans les égouts, du père attentionné de l'adolescente, de l'entracte, du gangster assassin (Alex) assassiné (Theo), de l'assassinat du banquier sous le masque de Spiderman, du vieil oncle mourant devant Léa, de l'homme aux singes.

Une certaine ambiguïté règne sur le statut de certaines de ces missions quant à savoir ce qu'elles révèlent de la vie d'Oscar. On croit au début qu'il est le banquier que ses enfants saluent. Puis on se demande s'il n'est pas le père attentionné d'Angèle qu'il viendrait chercher entre deux missions ; s'il n'est pas l'ancien mari d'Eva Grace avec qui il aurait eu une enfant qui mourut, s'il n'est pas enfin cet homme qui rentre chez lui après une dure journée de travail.

Or, il est avant tout acteur dont le métier est d'endosser des rôles dans un début de XXIe siècle où tout s'est virtualité. Les cinémas ne contiennent plus que des spectateurs endormis. Le spectacle est dans la rue mais pour combien de temps encore ? Sans doute, dans un monde devenu virtuel et sans action, n'existe t-il encore que des acteurs pour donner le goût de vivre.

Carax nous propose le cauchemar de notre monde à venir, celui où nous devrons notre plaisir aux acteurs qui voudront encore bien nous proposer de l'action pour animer nos vies. Dans cet avenir, le statut de l'acteur s'est dégradé. C'est particulièrement le cas pour Oscar, acteur très physique (virtuosité dans la folie bondissantes de Merde, la gymnastique amoureuse de la créature virtuelle, son talent de transformiste). Lorsqu'il a commencé ce métier, les caméras étaient plus lourdes que son corps alors qu'elles sont maintenant plus petites que son cerveau. Les caméras sont miniaturisées au point d'être invisibles et il a ainsi plus de mal à y croire. L'acteur est tragique, condamné pour gagner sa vie à vivre le jour dans la limousine et la nuit dans une maison d'emprunt où il doit jouer encore. Il ne cesse, quoi qu'il lui en coûte, de revivre. C'est la seule vie qu'il aime, bien qu'elle soit, dixit la chanson de Manset, loin de celle de son enfance (la nôtre, celle du XXe siècle). Ainsi chaque matin, Oscar abandonne un domicile provisoire, celui de sa dernière mission de la veille et accompagne Céline dans la grande limousine pour gagner sa vie comme acteur d'un producteur du XXIe siècle.


Imposer sa boiterie dans l'histoire du cinéma

Démêler ce qui tient de la vie d'Oscar de l'état global du monde du futur que décrit le rêve de Carax n'est que le premier niveau d'intérêt du film. Il dégage aussi une permanente inquiétante étrangeté due au fait que l'ensemble est le rêve d'un cinéaste cinéphile, particulièrement sensible au cinéma fantastique.

La traversée des apparences est promise par le franchissement de la porte lors du prologue. La sirène du bateau, prêt au départ, rappelle aussi le cinéma de Jean Cocteau. Plusieurs éléments récurrents du film viennent discrètement rappeler que nous sommes dans un rêve. Le pyjama de Carax ressemble à celui porté par Oscar dans la séquence du vieil oncle et lors de la rencontre avec Eva Grace. Le chien du prologue revient aussi sur le lit du vieil oncle. Sur la première tombe du Père Lachaise figure le nom de Vaugan qui sera celui du vieil oncle.

Carax fait aussi remonter à la surface du rêve ses films fétiches, à commencer par les siens propres. C'est le personnage de Merde repris de son sketch pour le film collectif Tokyo. Merde, une fois maquillé, mange d'ailleurs japonais. La scène de nuit à la Samaritaine évoque Les amants du Pont neuf. Godard, père tutélaire de Carax, intervient dès le départ avec le cri des mouettes sur les images de la nuit parisienne si caractéristique du début de Prénom Carmen, avec l'image ionisée caractéristique de Notre musique, avec Kylie Minogue rappelant Jean Seberg dans A bout de souffle. Merde est un avatar du Cordelier du film de Renoir, Le testament du docteur Cordelier, notamment dans son agression d'un aveugle. Edith Scob, qui jouait dans Les yeux sans visage, remet le masque qu'elle portait dans le film de Franju. Le retour dans la maison des singes ne peut manquer d'évoquer le Max mon amour de Nagisa Oshima.

La référence la plus marquante, nous a semblé être celle au Tristana de Luis Bunuel. Le pied-bot de Léa ne peut manquer d'évoquer celui de Tristana séquestrée par son vieil oncle libidineux. Le déshabillage de Léa, totalement injustifié dans la séquence, n'a peut-être pour but principal que de dévoiler ce pied-bot qui le rattache à Tristana. Il renvoie alors à la boiterie étrange d'Oscar sortant, au début du film, de sa mission de la veille. Il y a là comme une étrange résonance avec ce qui fait la beauté unique d'un film telle que la décrit Alain Bergala dans le concept de "boiterie". Bergala propose de distinguer "les exécutants d'un programme", fut-il le leur, et ceux qui, dans n'importe quel système de production et avec n'importe quel moyen technologique, réussissent à imprimer à leur film cette singularité par où ce film leur ressemble et ne ressemble qu'à eux, ne serait-ce par sa boiterie. (… ) On pourrait définir cette boiterie comme ce qui peut infléchir, dévoyer ou carrément faire obstacle (comme accident ou comme échec) à la réalisation en tant que bonne exécution du programme. C'est ce qui fait toute la différence entre la singularité et l'originalité : l'originalité peut faire partie du programme d'un film, pas la singularité qui est par définition ce qui perturbe le programme et donne au film cet aspect bancal, naufrage inconfortable dont n'a cessé de parler Jean Cocteau. L'originalité est affaire de codes et de modes et se démonétise très vite : ce qui était original hier peut devenir banal ou vieillot aujourd'hui. Ce qui est réellement singulier reste singulier (La nuit du chasseur, Gertrud, La règle du jeu le sont autant aujourd'hui qu'au jour de leur sortie) car la singularité n'est pas recyclable. On ne peut rien faire de la boiterie d'un autre…" (Cahiers du Cinéma n°353, p. 16)

Gageons que cet Holy Motors, bien plus qu'un film original, est un film singulier qui n'appartient qu'à son auteur et dont l'étrangeté restera inoubliable.

Jean-Luc Lacuve le 06/07/2012

Test du DVD

Editeurs : Potemkine et Agnès B, Novembre 2012. Double DVD 20 €, Blu-ray 23 €.

Suppléments :

  • Drive in Holy Motors, documentaire de Tessa Louise Salomé - 48'
  • Conversation avec Leos Carax au Festival de Locarno - 62'
  • Scènes coupées - 8'
  • Entretien avec Denis Lavant - 18'
  • Bande-annonce - 2'