Les herbes folles

2009

Cannes 2009 :  compétition officielle Adapté de L'incident, roman de Christian Gailly. Avec : André Dussollier (Georges Palet), Sabine Azéma (Marguerite Muir), Emmanuelle Devos (Josepha), Mathieu Amalric (Bernard de Bordeaux), Michel Vuillermoz (Lucien d'Orange), Anne Consigny (Suzanne), Sara Forestier (Leur fille), Nicolas Duvauchelle (le gendre), Edouard Baer (Le narrateur), Annie Cordy (La dame). 1h44.

Une voix off nous conduit sur les pas de Marguerite Muir se rendant dans le centre de Paris pour y acheter les chaussures de luxe nécessaires à ses pieds légèrement anormaux. En sortant de la boutique, elle se fait dérober son sac à main. Elle y retourne pour échanger les chaussures qu'elle vient d'acheter contre l'argent nécessaire pour rentrer chez elle. Dans son appartement ultramoderne de Sceaux, elle se fait couler un bain et décide d'attendre le lendemain avant d'aller porter plainte.

Georges Palet regarde sa montre s'arrêter et s'en va dans le centre commercial de L'Haÿ-les-Roses dans le Val-de-Marne faire changer sa pile. Dans le parking souterrain, il croise deux jeunes filles au mauvais goût provoquant qu'il s'interdit à grand peine de trucider sur place. Il repère aussi un portefeuille rouge abandonné. Dans celui-ci deux photos de sa propriétaire, Marguerite Muir, l'une quelconque sur sa carte d'identité et l'autre, plus jolie, sur son permis de pilote privé.

En rentrant chez lui, Georges Palet s'imagine les conversations téléphoniques qu'il pourrait avoir avec Marguerite Muir.

Elle n'est pas là quand il lui téléphone et c'est sa femme, Suzanne, vendeuse de pianos, qui le rappelle pour lui demander de tondre la pelouse avant la venue de leurs enfants, le prochain dimanche.

Georges rapporte le portefeuille au commissariat. Il est sur le point de s'en aller tant les policiers, occupés à une fête, ne font pas attention à lui. Un agent un peu bizarre insiste néanmoins pour qu'il fasse une déposition.

Le soir, sa femme rentre et constate avec joie que la pelouse a été tondue. Georges lui explique son désir de rassurer la propriétaire du portefeuille plus tôt que ne le fera la police. Mais Marguerite n'est pas chez elle.

Le dimanche, leur fille et leur gendre, champion de boxe, viennent leur rendre visite. Marcelin, leur plus jeune fils, arrive en retard et c'est lui qui reçoit l'appel de Marguerite venant remercier Georges d'avoir ramené le portefeuille. Mais Georges ne se contente pas de ce simple remerciement. Il voudrait rencontrer Marguerite. Son instance déplaît à celle-ci qui raccroche

Georges, défait par son impolitesse se décide à rendre visite à Marguerite et dépose une lettre d'excuses dans sa boite aux lettres. Il regrette immédiatement son geste mais ne peut récupère sa lettre. Il demande à une dame de la résidence de veiller à ce que Marguerite ne lise pas cette lettre. Ce que ne fera pas Marguerite qui trouve la lettre à son goût et répond brièvement à Georges que, pour elle, l'incident est clos.

Mais Gorges ne l'entend pas ainsi et il écrit longuement à Marguerite des lettres qu'elle lit sans répondre. Il dépose aussi, souvent, des messages sur son répondeur qu'elle écoute... sans répondre non plus. Un soir où, par hasard, elle oublie de brancher son répondeur, elle répond à Georges de cesser de lui écrire.

C'en est trop pour Georges qui crève les quatre pneus de la jolie voiture jaune de Marguerite. Interloquée, celle-ci prévient le policier bizarre qui avait reçu Georges et remis le portefeuille à Marguerite.

Avec son collègue, il débarque ainsi chez Georges en train de repeindre en bleu les dessous de toit de sa maison. Georges nie harceler Marguerite puis avoue et accepte de la laisser tranquille.

Marguerite partage son cabinet de dentiste avec Josepha, aussi passionnée de théâtre qu'elle l'est d'aviation. Marguerite a acheté avec quatre amis un Spitefire de la dernière guerre. Mais cette passion lui semble maintenant un peu lointaine et elle regrette les appels de Georges.

C'est ainsi Marguerite qui relance Georges au téléphone. C'est Suzanne qui lui répond et lui dit que Georges est allé voir Les ponts de Toko-ri au cinéma. Marguerite prend sa voiture et rencontre Georges. Elle l'invite à venir la voir à l'aéroport. Georges se fâche et la laisse en plan lorsqu'elle suggère d'inviter aussi sa femme

Ce refus rend malade Marguerite qui s'en va avec Josepha relancer Georges chez lui qui les chasse. Marguerite va dormir dans le cockpit de son avion. C'est Josepha qui s'en vient chercher Georges pour l'amener à l'aéroport. Ils emmènent aussi Suzanne.

A l'aéroport, Marguerite fait des vols d'initiation pour les enfants. Georges en profite pour aller aux toilettes mais constate que sa braguette ne ferme plus. Il tente de dissimuler cette faute de goût et s'en revient vers le terrain d'aviation. Il rencontre Marguerite, ils s'embrassent.

Suzanne, Georges et Marguerite font un vol. Marguerite offre les commandes à Georges. Celui-ci s'aperçoit de sa braguette ouverte et fait alors faire de la voltige à l'avion. N'étant pas fait pour cela, sans doute, l'avion s'écrase-t-il. Des images de rochers et d'un cimetière le suggèrent.

Et puis une enfant demande : "Maman, est-ce que, quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ?"

Alors qu'il a, pour tous ses premiers films, demandé à des écrivains d'écrire pour lui des scénarios originaux dont il contrôlait le déroulement ; alors qu'il a ensuite adapté des pièces de théâtres, c'est la première fois qu'Alain Resnais adapte un roman. Le film démarre ainsi par une voix off qui reprend mot pour mot le début du roman de Christian Gailly, avec son style ironique et ses phrases chaloupées et syncopées, pour décrire l'incident, le vol du sac dont est victime Marguerite. Cette voix off littéraire fait ensuite place à la voix off de Georges Palet qui observe sa montre qui s'arrête progressivement.

Capturer la mélodie secrète de l'inquiétante étrangeté de l'existence.

Cette démultiplication de la matière littéraire par le cinéma se retrouve dans la transformation du titre du roman, L'incident, en Les herbes folles. Resnais en donne une raison psychologique :

"Cela me semblait correspondre à ces personnages qui suivent des pulsions totalement déraisonnables, comme ces graines qui profitent d'une fente dans l'asphalte en ville ou dans un mur de pierre à la campagne pour pousser là où on ne les attend pas".

On remarque que le sens du titre n'est pas trahi : à partir d'un événement anodin vont se développer des comportements irrationnels. Le roman met toutefois l'accent sur l'origine de l'incident alors que Resnais propose une métaphore des comportements qu'il génère. Cette transformation est redoublée par les ponctuations métaphoriques du film : le plan au ralenti du sac jaune volé revient trois fois et revient aussi plusieurs fois le travelling rapide au ras des herbes d'un champ dont on ne saura qu'à la toute fin du film où il conduit.

Les herbes folles va démultiplier les inventions formelles et ne va cesser de faire proliférer des couples instables, générant le sentiment d'inquiétante étrangeté qui est à la base de son propos. La mise en scène de Resnais ne revendique probablement pas le non-sens et Thierry Jousse concluait son analyse de la dernière partie de l'œuvre du cinéaste en se demandant à juste titre si :

"la mélodie secrète, cette part de la réalité qui nous échappe et qui nous hante (...), n'est-elle pas en dernière instance le véritable objet de la quête d'Alain Resnais ? Ses dispositifs, parfois très proches des mathématiques, n'ont-ils pas pour fonction de capturer cette mélodie secrète, bien plus profonde que les apparences de la profondeur ?"

Les grandes boucles de la mort et de l'amour

La profondeur, somme toute, tout le monde la connaît : c'est celle qui conduit inéluctablement l'être humain de la naissance à la mort. Il suffit d'un plan à Resnais, le premier, pour l'évoquer. Si tout le film se passe en région parisienne que vient donc faire en effet ce plan du pigeonnier au début du film ?

Resnais est allé une semaine en Bretagne, région de son enfance évoquée dans Mon oncle d'Amérique, pour ramener trois, quatre plans, celui du début donc et ceux de la fin, les rochers, le hameau de trois maisons et probablement le cimetière. Le plan du pigeonnier est en fait une image fixe sur laquelle est effectué un zoom après tournage pour cadrer le noir central de l'entrée sur lequel s'inscrit le titre du film. Quelques plans des herbes folles nous font ensuite subrepticement passer de la Bretagne à la région parisienne (où elles poussent aussi- il suffit de se baisser pour le remarquer) où Marguerite se fait voler son sac.

Ce zoom sur l'entrée noire est la première entrée d'un diagramme qui conduit de l'enfance (celle du cinéaste) à la mort. Non pas cependant sur un chemin univoque mais sur celui d'un éternel recommencement possible. La phrase finale "Maman, est-ce que, quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ?" prononcée par une enfant dont on ignore tout (et donc aussi universelle que le plan noir de la mort) peut relancer le film dans une sorte de boucle éternelle. Cette phrase existe dans le roman mais, en la plaçant à la toute fin du film, Resnais lui donne une importance particulière. Au-delà de ses connotations de métempsycose ironique (le chat renvoie aussi bien à Alice qu'aux égyptiens ou à une réincarnation possible et les croquettes à la réalité triviale du XXème), on notera que la fillette s'adresse à une mère qui écrit, peut-être la fable que nous voyons et qui va proliférer à nouveau.

Entre la naissance et la mort, donc, les herbes folles. Ces herbes folles, ce sont bien sûr d'abord celles de la passion. La passion de Georges pour Marguerite n'a pourtant rien d'incongru. Il la trouve jolie sur son passeport et, comme lui, elle est passionnée d'aviation au point de détenir un brevet de pilote. De même, la cristallisation du sentiment amoureux est tout à fait classique. Il est attiré par elle, elle le repousse. Il abandonne, il lui manque et elle accepte de le voir. C'est alors lui qui la repousse et enfin leurs sentiments, longtemps refoulés, s'accordent. Qu'importe que cette évolution demande du temps et des ratures ("Vous m'aimez, alors ?") . Même lorsque l'échec semble patent le carton de Flaubert "N'importe, nous nous serons bien aimés !" vient seulement préparer au renversement suivant qui se conclue sur le baiser hollywoodien sur fond sonore de générique de la Twentieth Century Fox avant que la braguette ouverte, qui suscite d'improbables voltiges, entraîne vers une fin qui pourrait elle-même être le début d'une nouvelle boucle.

Cerveau, fantôme, et maison hantée

Cette belle histoire d'amour n'a été possible que par ce qu'elle a proliféré à partir du cerveau de Georges. Celui-ci a commis un crime dont on ignore tout. Il fait souvent référence à un assassinat (tuer les adolescentes, buter le policier) mais plutôt comme à un déraillement de la pensée qui s'emballe. Son obsession des montres, du dateur, pourrait aussi faire croire à un cambriolage trop minutieusement conçu et qui l'aurait conduit en prison après avoir amassé suffisamment de prestige épouser Suzanne et d'argent pour vivre sans travailler. Quoi qu'il en soit, l'important est qu'il est, d'une part, un personnage revenu de tout et, d'autre part, un personnage assigné à résidence et ne puisse plus sortir très loin de sa maison.

L'aspect fantomatique de Georges a été exprimé par Bernard de Bordeaux, le policier étrange et compatissant disant à Marguerite qu'il semblait être revenu d'une grave maladie ou d'une tuile (mais alors une grosse !). Georges semble bien être surveillé par sa femme qui s'emploie à lui trouver des occupations de peur que sa pensée ne déraille à nouveau. Elle semble même bien accepter Marguerite qui aiguille les pensées de son mari loin des dangers qu'elle pressant. Allongée sur le canapé, Suzanne lit Exit ghost, le dernier roman de Philip Roth, lorsque que Marguerite l'appelle. Celle-ci s'appelle Muir comme dans le célèbre The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz.

L'aspect le plus fantomatique de Georges est celui qui le nimbe de vert si souvent. Lorsque Georges s'enfonce dans le parking, c'est une lumière souterraine verte qui l'accompagne. De même trouve-t-il le portefeuille rouge sous le pneu de sa voiture dans le plan qui cadre aussi l'inscription d'un numéro de place écrit en vert. Lorsqu'il reprend se voiture et s'imagine la conversation téléphonique avec Marguerite, l'incrustation dans le pare-brise le fait apparaître nimbé de vert. Cet effet disparaîtra lorsqu'il reprendra sa voiture pour aller poster la lettre. C'est alors sa fille qui apparaîtra en incrustation.

Lorsqu'il monte les escaliers avec le portefeuille à la main, l'escalier est baigné d'une lumière verte parfaitement irréelle. Lorsqu'il écrit à la lumière de la lampe verte, il est habillé d'une robe de chambre blanche qui devient verte. Il est en effet nimbé de cette lumière verte, associée à l'éclairage de la lampe mais qui, venant l'éclairer de derrière ne peut que venir d'un projecteur de studio. Cette lumière verte, c'est celle de Vertigo, lumière verte irréelle qui passe par les fenêtres quand Judy se transforme en Madeleine.

On a alors un équivalent plastique de la fameuse scène de Vertigo avec une formidable image-temps. Le plan prend Georges de dos en train d'écrire des lettres à Marguerite durant la nuit. Le plan débute avec une découverte (décor peint) du jardin de jour pour panoramiquer sur les étagères autour de lui avant que le travelling circulaire ne reprendre Georges en train d'écrire mais qui a, cette fois, devant lui, la découverte du jardin au petit jour (les techniciens ont remplacé la découverte durant le mouvement d'appareil).

La maison dans laquelle Georges est assigné à résidence joue un peu le même rôle que la maison hantée de Providence à partir de laquelle se générait tous les fantasmes de l'écrivain.

Dans une première séquence, la caméra cadre la pelouse en grand angle, au raz de celle-ci, avant de s'élever jusqu'au-dessus du toit. Suivent alors deux plans brefs du sac jaune au ralenti et du portefeuille rouge avant que la caméra ne redescende tout aussi lentement. L'opposition entre temps long du dimanche et attente de l'imprévu se traduit ainsi d'abord dans l'opposition entre ample mouvement d'appareil et montage rapide.

C'est ensuite, après l'arrivée des enfants en voiture apportant fleurs et vin, l'installation dans le salon pour le plan séquence le plus notable du film. La caméra part du canapé ou avait commencé la discussion pour cadrer la table où le couvert est mis et passer par une porte où l'on retrouve, derrière le barbecue, Georges avec son tablier en train de préparer les côtelettes. Sa fille entre dans le plan pour remplir son assiette. On la suit alors jusqu'à la table... où l'on retrouve son père assis, sans son tablier, en train de déjeuner. La camera s'éloigne alors lentement de la table, l'éclairage diminue et Georges se lève pour allumer la lumière. C'est le soir et, dans le plan suivant, Marcelin, le fils, arrive. Tout ce plan séquence est ponctué musicalement par des conversations à base de répétitions des mêmes mots et mêmes phrases sur un air de jazz. C'est aussi là une image-temps, un plan qui rend sensible, pour qui veut bien le voir et le ressentir, l'écoulement du temps même.

Pour ce déjeuner en famille, de jour puis de nuit, Resnais voulait un plan à l'épaule, une caméra frémissante pour qu'on sente qu'elle pèse, qu'il y a des heurts, que le plan est un peu long, presque usant. Ce dimanche passe, ennuyeux, un peu long.

Autre séquence remarquable de cette journée ordinaire, l'appel téléphonique de Marguerite. Marcelin appelle son père qui est resté à la table et qui s'approche, flou très longtemps, avant de rejoindre son fils... et le point net. Georges est plongé progressive dans le noir avec l'extinction d'un projecteur puis la caméra tourne et l'isole de la table montrée jusqu'alors, floue à l'arrière-plan.

Les herbes folles, de la terre jusqu'au ciel

A ce Georges fantomatique, rêvant d'amour impossible, s'oppose son complémentaire, Marguerite, nimbée elle de rouge et capable de voler. L'affiche du film suggère cette prolifération des herbes folles de la terre vers le ciel, du vert au bleu en passant par le rouge.

Le rouge c'est celui de sa chevelure dont Resnais fait un emblème en la cadrant longuement avant de nous révéler que tardivement le visage de Marguerite lorsqu'elle se fait couler un bain en rentrant chez elle. Le rouge est aussi associé à Marguerite par la couleur de son portefeuille mais aussi par l'affichette "moulin-rouge" près du téléphone lorsque George attend son premier appel. Le rouge est aussi la couleur du cinéma où elle découvre Georges et qu'elle associe ensuite à lui lorsqu'elle en devient amoureuse, le voyant imaginairement revenir en arrière au ralenti vers ce cinéma qui est comme l'écrin de son amour pour lui. Lorsqu'elle rentre, accablée d'avoir été repoussée par lui, la lumière du feu passe du vert au rouge qui inonde alors le plan et la couvre de cette couleur. Si Mankiewicz et Hitchcock sont associés à Georges, on pourra associer à Marguerite Mark Robson via Les ponts de Toko-ri (1954) et Karl Hartl via à I.F.1 ne répond plus, improbable film de science fiction réalisé en 1933 par ce cinéaste autrichien émigré en France dans lequel jouait Charles Boyer qui parla de cette chanson à Resnais lorsqu'il joua dans Stavisky en 1974.

En sortant du cinéma tout parait possible et rien de ce qui peut vous arriver ne vous parait étrange, dans ce court laps de temps, un apaisement est possible. Ainsi Georges et Marguerite marchent ensemble et, à côté du cinéma, une boutique aux rayures alternativement rouges et vertes dit cette harmonie avant qu'elle ne soit évoquée triomphalement par la fanfare de la Fox.

On notera que Suzanne et Josepha sont associées au bleu, celui de la peinture de la maison de la première et celui de la voiture de la seconde. Le manteau rouge de Suzanne suggère un amour diffèrent mais réel entre elle et son mari.

Variations étranges et comiques sur les binômes

Car si le film est formidablement structuré par l'opposition Georges/ Marguerite, Vert/Rouge et Maison/ Avion, il laisse aussi proliférer des sens ou des séquences étranges et bizarres qui participent au comique du film. Ainsi les pieds bunueliens, la danse chaloupée de ceux du début évoque la fin de El, l'orteil meurtri de Georges L'âge d'or. Plaisir et souffrance sont associés depuis la phrase ambiguë "En prenant son pied, la vendeuse lui donnait un vague plaisir" jusqu'à la cible du tapis où Marguerite révèle l'oignon qui lui donne sa bizarre démarche.

Les acteurs les plus fous de Desplechin sont ici les personnages les plus sages du film : Sabine Azéma (Marguerite) est flanquée de la raisonnable Emmanuelle Devos (Josepha) et André Dussollier (Georges Palet) est flanqué de l'attentive Anne Consigny (Suzanne). Il y a cependant quelque chose de bizarre dans ces couples. Suzanne n'a guère l'âge d'être mariée depuis trente ans à Georges Palet. Josepha n'a pas celui d'être une vieille copine de Marguerite. Improbables sont ces deux policiers qui débarquent chez Georges et dont les zooms de plus en plus rapides semblent le traquer pour qu'il avoue.

Etrange aussi cette scène de déjeuner entre Marguerite et Josepha lorsqu'en mangeant leur tarte, elles voient soudainement Georges à Sceaux les regardant. A ce moment Georges à cesser de poursuivre Marguerite et c'est justement cela qui la rend malade. Que vient donc faire ce Georges silencieux, sans voix off ? Et pourquoi Josepha serait-elle saoule, titubant pour se retrouver sur sa chaise et soudainement projetée à coté de Georges dont le regard foudroie alors Marguerite ?

Etrange encore que Georges, rentrant saoul le soir chez lui, embrasse Josepha restée dans la voiture et lui fasse l'amour avant de rentrer chez lui avec elle. C'est ce qu'il affirme à Marguerite et l'attitude titubante encore de Josepha semblerait confirmer qu'il y a bien eu une relation sexuelle plus poussée que le baiser échangé.

Peut-être s'agit-il d'une contamination diabolique de Georges par Marguerite. Resnais prolongerait via la couleur de la chevelure de Sabine Azema son personnage de Cœurs où elle était une sorcière, caractéristique évoquée ici lorsqu'elle fait souffrir ses patients ou sur le titre de l'affiche de la pièce de théâtre. Ce processus de contamination pourrait également œuvrer par la couleur du manteau de Marguerite qui dans le commissariat passe du vert turquoise (quasi-bleu) au vert émeraude lorsqu'elle s'enquiert de qui lui a ramené son portefeuille.

Avec Cœurs Resnais nous avait laissés sous une chape de plomb neigeuse sous laquelle les personnages laissaient exploser leur folie trop longtemps contenue. Les herbes folles laissent proliférer cette même violence intérieure sur le mode de la comédie. La maîtrise et la splendeur formelle avec laquelle Resnais capte l'inquiétante étrangeté de notre monde auraient mérités mieux que le prix exceptionnel reçu à Cannes en 2009.

Jean-Luc Lacuve le 15/11/2009 (après le débat au Ciné-club du jeudi)

Bibliographie :

 

Note : Christian Gailly, l'auteur de L'incident, né à Paris en 1943 est proche du courant minimaliste dont font également partie, au sein des éditions de Minuit, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint et Christian Oster. Son style est rythmé, syncopé, inspiré sans doute de son expérience de musicien de jazz. Ses imbroglios absurdes sont la marque de fabrique de ses romans. L'incident, paru en 1996 est son septième roman. En 2007, lorsqu'il collabore avec Resnais, il en avait publié six autres dont Nuage rouge, Prix France Culture, 2000 et Un soir au club, Prix du Livre Inter, 2002.