La fille de Ryan

1970

Genre : Mélodrame

(Ryan's Daughter). Librement inspiré de Madame Bovary . Avec : Robert Mitchum (Charles Shaughnessy), Sarah Miles (Rosy Ryan), Trevor Howard (Père Collins), Christopher Jones (Randolph Doryan), John Mills (Michel), Leo McKern (Tom Ryan), Barry Foster (Tim O'Leary). 3h26.

Le petit village de Kirrary, sur la côte ouest de l'Irlande en 1916. Rosy, la fille de Tom Ryan, le propriétaire de la taverne, épouse le maître d'école Charles Shaughnessy, de quinze ans son aîné. Mais dès les premiers jours du mariage, Rosy, romantique et sensuelle, est déçue par la maladresse amoureuse de son époux.

Elle fait la connaissance du major Randolph Doryan qui vient de prendre le commandement d'une garnison de la région après avoir été grièvement blessé au front. Rosy et Randolph s'aiment passionnément et leur liaison fait scandale à cause des indiscrétions maladroites de Michaël, l'idiot du village. Le père Collins réprimande vertement la jeune femme.

A l'aide d'informations communiquées par Tom Ryan, le major Doryan procède à l'arrestation de Tim O'Leary, un républicain activiste de l'IRA très populaire au village. Les soupçons se portent immédiatement sur Rosy à cause de sa liaison avec Randolph. Le père Collins sauve Rosy qui allait être lynchée par les villageois. Nerveusement et physiquement ébranlé par les épreuves qu'il a subies à la guerre, Randolph se suicide tandis que Rosy en compagnie de son mari quitte Kirrary pour une existence nouvelle.

Robert Bolt avait adapté, pour et avec David Lean, ses deux précédents films : Lawrence d'Arabie (1962), à partir des mémoires de T. E. Lawrence et Docteur Jivago (1966), à partir du roman de Boris Pasternak. Fort de ces succès, il envoie à David Lean un premier scénario pour La fille de Ryan, d'après Madame Bovary.

Lean écrivit d'abord, une lettre de dix pages puis une seconde "beaucoup plus longue" pour motiver son refus. C'est néanmoins ainsi le début d'une nouvelle collaboration du tandem Lean-Bolt basée sur l'idée de "concevoir une histoire complètement nouvelle à partir du roman de Gustave Flaubert". Ainsi contrairement aux deux précédents films, ce n'est pas une adaptation littéraire à proprement dire. Le simple nom de Flaubert n'est pas mentionné au générique. David Lean souhaitait explorer des voies plus secrètes. Il voulait ciseler ce qu'il a d'abord appelé un "petit bijou" ("little gem") à l'intérieur d'un film à gros budget, embourbé dans les aléas d'une année entière de tournage en Irlande.

Le film de Lean relève d'une forme d'anti adaptation où les matériaux flaubertiens les plus prégnants sont aussi les plus disséminés et discrets. Bolt et Lean ne se contentent pas de transplanter l'intrigue normande dans l'Irlande de 1916 et de faire de l'épouse infidèle d'un médiocre médecin de campagne une jeune fille rêveuse qui parvient à se marier avec le maitre d'école du village dont elle est amoureuse depuis toujours mais qu'elle ne tardera pas à tromper avec un officier de l'armée anglaise bien plus proche de son idéal des romans l'eau de rose, s'exposant ainsi à l'opprobre de la petite communauté.

Le principe de l'anti-adaptation semble déterminer la beauté par fulgurance de ce film comme les miroitement du "petit bijou" enchâssé, caché dans le cadre conventionnel de la fresque historique

Le plan d'ouverture, d'une beauté que l'on pourrait qualifier d'excessive, inaugurant d'entrée de jeu la dérive esthétisante que l'on reprochera à la quasi totalité du film tourné en 70 mm à commencer par ces plages désertes qui le scandent, cette vue latérale d'une enfilade de falaises tombant à pic sur l'océan agité et reflétant le bleu vaporeux su ciel. Ce paysage romantique semble relever d'une vue de l'esprit, la projection pure et simple des rêves d'évasion de l'héroïne.

Le vertige lyrique partagé de loin avec la minuscule silhouette au sommet des falaises est renforcé par les plans suivants, l'un cadrant de face l'héroïne en pied, l'autre montrant la chute de l'ombrelle le long des parois rocheuses jusqu'à l'eau. Si le sourire de l'actrice semble d'abord trahir un espoir et, partant, le caractère intentionnel du vol de l'ombrelle, la déception qui s'affichera sur son visage en voyant le curé et l'idiot du village récupérer l'objet sur leur petite barque flottante prouve bien qu'il s'agissait d'une offrande. La rêveuse accomplit donc un rite, l'ombrelle jetée à la mer est comme un appel. Lorsqu'il lui remet le bel objet, le prêtre ne manque pas de réprimander la jeune fille trop rêveuse et il n'a qu'un silence de mépris en découvrant le livre qu'elle lit : un opuscule à l'eau de rose. Comme l'ombrelle, mais dans un mouvement qui semble vidé de son sens lyrique, Rosy jettera peu après dans les vagues le petit roman de quat'sous. Pourtant dans l'exaltation de retrouver bientôt la maitre d'école dont elle est amoureuse, son geste a la même signification : loin de renoncer à ses chimères elle ne fait que s'y plonger à cœur perdu.

Cet homme tranquille, veuf comme son homonyme (par le prénom) du roman de Flaubert mais interprété à contre-emploi par Robert Mitchum, tente de dissuader la jeune fille amoureuse en lui disant qu'il n'est pas l'homme idéal qu'elle voit en lui depuis son enfance. Et pourtant, comme Charles Bovary, il s'avère, mais trop tard, le seul personnage à la hauteur des attentes de l'héroïne. Chez Flaubert, il meurt de chagrin après le suicide de sa femme. A la fin du film, le Charles de Lean n'aura de cesse de défendre son épouse infidèle contre l'hostilité des villageois, allant jusqu'à s'exiler avec elle prouvant par là même sa grandeur d'âme.

La fille de Ryan sera éreinté par la critique new-yorkaise et David Lean, meurtri, cessera de tourner pendant près de quinze ans.

Jean-Luc Lacuve, le 15 juin 2016

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