Intolérance

1916

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(Intolerance). Avec : Mae Marsh (la chère petite), Robert Harron (Le garçon) , Howard Gaye (Le christ), Lillian Langdon (Marie), Olga Grey (Marie Madelaine) , Margery Wilson (Brunette), Eugene Pallette (Prosper Latour), Elmer Clifton (Le Rhapsode), Alfred Paget (le prince Belshazzar), Seena Owen (la princesse), Lillian Gish (La mère éternelle). 2h43.

(1-1a) Intolérance, l'éternel combat de l'amour à travers les âges en un prologue et deux actes. Notre récit se compose de quatre histoires distinctes situées à des époques différentes, chacune ayant ses personnages propres. Chacune montre comment la haine et l'intolérance à travers les âges ont combattu l'amour et la charité. Vous verrez donc notre récit passer d'une histoire à l'autre et dans chacune apparaître le thème commun.

Hors du berceau, sans cesse balancé, aujourd'hui comme hier, le même perpétuel mouvement suscitant les mêmes passions, les mêmes joies, les mêmes chagrin. (3'30 -2'05)

Notre première histoire, puisée au berceau du présent. Dans une ville de l'Ouest, un groupe de femmes ambitieuses lutte pour "l'élévation morale" de l'humanité. On reconnaîtra peut-être dans ces "moralistes" une classe de parasites qui s'attachent à de valeureux efforts, assoiffés d'attention à bon compte qu'ils obtiennent en fustigeant publiquement des malheureux sans défense. Leur arme la plus efficace est l'intolérance. Ces moralistes cherchent l'appuie financier de Mary Jenkins, sœur célibataire d'un magnat de l'industrie.

1-1b Mary Jenkins s'aperçoit avec amertume, lors d'un grand bal, qu'elle n'attire plus les jeunes hommes. L'héroïne de notre histoire tient le logis de son père, ouvrier dans une usine de Jenkins à 1,75 dollars par jour avec un jardinet, quatre poules et autant d'oies. Le garçon et son père travaillent dans la même usine que le père de la chère petite. Les vestales du progrès moral joignent Mlle Jenkins (8'30)

2-1. Issu du peuple de jadis, voici l'histoire d'un peuple ancien, dont la vie pourtant éloignée de la notre exprime les mêmes espoirs et les mêmes doutes. L'antique Jérusalem, citée doré dont le peuple nous a légué tant d'idéaux et le plus grand ennemi de l'intolérance. Près de la porte de Jaffa, quand les pharisiens prient, ils exigent que tout s'arrête (11'30)

3-1 Une autre histoire du passé. En l'an 1572, Paris foyer de d'intolérance à l'époque de Catherine de Médisais et de son fils, Charles IX, roi de France. Celui-ci écoute sa mère mais respecte Coligny, le huguenot. Ce qui irrite son frère, le très catholique et efféminé, la France, son frère, duc d'Anjou et héritier du trône. Henry de Navarre et Marguerite de Valois sont acclamés par la foule. Brunette, de famille huguenote et son fiancé Prosper Latour (16'30)

1-2 Retour au présent et aux pharisiens modernes. Marie Jenkins accepte la croisade des moralistes. Les ouvriers dansent. La chère petite s'amuse. Mlle Jenkins reçoit un chèque de son frère pour sa croisade morale. Le bal se continue bien au-delà de dix heures du soir. Jenkins est fâché de voir ses ouvriers s'amuser ainsi (20')

4-1 quatrième histoire du combat entre l'amour et l'intolérance l'époque lointaine où tous les pays du monde étaient soumis à Babylone. Devant Ingmur Bel, la majestueuse porte de Babylone, à l'époque de Belshazzar en 539 avant JC.

Une montagnarde est descendue dans la citée. Le Rhapsode, poète et agent du Grand prêtre de Bel essaie vainement de la séduire. Le prêtre de Bel-Marduck, dieu suprême de Babylone, observe jalousement l'effigie de la déesse rivale, Ishtar, qui entre dans la Cité portée sur une arche sacrée. Le grand prêtre de Bel voit dans l'intronisation de la divinité rivale la perte de son pouvoir sur Babylone. Sur les remparts, le prince Belshazzar, fils de Nabonide, apôtre de la tolérance et de la liberté religieuse. La montagnarde, jugée trop agitée, est condamnée au marché au mariage pour trouver un bon mari (29')

Et toujours se balance le berceau unissant l'ici et l'au-delà chantre des chagrins et des joies(10'')

1-3 Retour au présent. Les demandes incessantes de Mlle Jenkins pousse son frère à puiser dans ses bénéfices et à réduire les salaires de ses ouvriers de 10 %. C'est la grève mais des affamés sont prêts à les remplacer. La milice tire sur la foule, mais seulement des cartouches à blanc. Le service d'ordre de l'usine tire. Le père du garçon meurt, le fil de l'intolérance se resserre. La solitaire, le garçon et la chère petite sont contraints à l'exode en ville. Le garçon vole le porte-feuille d'un homme saoul (37,15)

4-2 La montagnarde est refusée au marché du mariage. Belshazzar lui donne un sceau par lequel elle peut refuser le mariage et accepter d'être la prêtresse d'Ishtar . Alors qu'elle va être condamnée à mort par le prêtre de Bel qu'elle a été frappé pour avoir dit du mal du roi. Celui-ci la sauve à nouveau.(48' 50)

1-4 Le misérable logis de la chère petite. L'esseulée est sous la coupe du mousquetaire des taudis et le garçon est devenu un voyou sous sa coupe. La chère petite s'essaie à marcher comme les femmes des rues. Le garçon essaie de l'embrasser. Son père meurt. (56'10)

2-2 Les noces de Canna, selon Jean (II)(1:0:10)

3-2 La séduction du Mercenaire (1:2:10)

1-5 La demande en mariage, les fonds de Jenkins lui donne un immense pouvoir sur la communauté (1:6:30).

2-3 La femme adultère (1:9:30)

1-6 Le comité des dix-sept affirme avoir assaini la ville. Le garçon est marié. Il rend son arme au mousquetaire des taudis mais celui-ci lui tend un piège. Il est arrête. Les Jenkins fêtent leur triomphe (1:16 :35)

4-3 : Babylone (1:20:45)

1-7 : L'enfant est retiré (Laissez venir à moi les petits enfants)

Le succès colossal de Naissance d'une nation ainsi que certaines critiques que Griffith avait dû personnellement supporter, principalement sur le racisme, décuplèrent ses ambitions et le poussèrent à imaginer un film dont le gigantisme et le message à portée universelle imposerait silence à tous.

A partir du noyau de The mother and the law, mélodrame contemporain terminé avant d'entreprendre Naissance d'une Nation, il greffa ainsi trois métaphores historiques : la chute de Babylone (-539), la crucifixion du Christ (33) et la saint Barthélémy (1572) pour donner à l'ensemble une ampleur spatio-temporelle jamais vue. Le tournage allait durer 16 semaines et coûter 400 000 dollars (chiffre énorme pour l'époque que les échotiers puis les historiens multiplièrent généreusement par cinq). Les cartons ne manquent pas de rappeler aux spectateurs l'effort archéologique dispensé pour refaire la "copie à l'identique de l'enceinte de Babylone, haute de cent mètres et assez large pour laisser passer des chars."

Le film perdit l'équivalent de la moitié de son budget et laissa Griffith endetté pour longtemps. Pour récupérer un peu d'argent, il remonta et sortit séparément en 1919 l'épisode moderne sous son titre initial, The mother and the law et l'épisode babylonien sous le titre The fall of Babylon.

L'analyse de Jacques Lourcelles est ensuite très sévère. Pour lui "L'épisode The mother and the law présente seul quelque originalité formelle. Il est basé sur le massacre de Ludlow, au Colorado, où plusieurs dizaines de grévistes d'une mine de Rockfeller trouvèrent la mort. C'est un mélodrame dans la lignée des nombreux courts métrages tournés par Griffith pour la Biograph, auquel est donné un accent social plus prononcé. L'épisode du christ évoque les passions produites par Pathé et tournées autour de 1900, tableaux vivants à caractère édifiant. L'épisode de la saint Barthélemy se réfère aux films d'Art et notamment au célèbre Assassinat du duc de Guise de Calmettes (1908) auquel il emprunte cette théâtralité solennelle et rigide qui impressionna tant les cinéastes dans le monde entier. The Fall of Babylon est clairement inspirée des premiers péplums italiens, Quo vadis de Guazzoni (1912) et Cabiria de Pastrone (1914) que Griffith rêvait d'égaler".

 

L'histoire vue depuis la pointe du présent

Le principal reproche de Lourcelles envers le film de Griffith est d'être trop manifestement intellectuel. En entremêlent quatre histoires destinées à stigmatiser l'intolérance, Griffith aurait perdu ce qui fait la force vive du cinéma américain pour un plaidoyer sèchement intellectuel.

Il y a pourtant une véritable fièvre contre les injustices bourgeoises qui emporte le film. Les quatre histoires ne sont en effet pas mises au même niveau. Au coeur du film se trouve l'histoire de la chère petite, de son mari et de leur enfant que l'intolérance empêche de vivre. C'est à leur situation que renvoie le leitmotiv de l'enfant au berceau sur lequel veille la mère éternelle.

La chère petite est désignée immédiatement comme "L'héroïne de notre histoire" et la durée accordée à chacune des histoires suffirait à monter la primauté de l'histoire contemporaine. Plus important encore la structure du film qui fait débuter chaque série historique par l'histoire contemporaine et qui cherche ensuite des échos dans le passé. On a ainsi un déroulé temporelle (1,2,3 ; 1,2,3 ; 1,4; 1,4 ; 1,2,3 ; 1,2 ; 1,4; 1,3...)

Tous les commentaires enfin, renvoient à l'histoire du présent. Dans l'épisode 1-2 une citation de L'Ecclésiaste vient rappeler qu'il est un temps pour la danse quoi qu'en disent les moralistes. On trouve ensuite, dans 2-2, "Aujourd'hui comme hier les troubles fête : "Le peuple s'adonne trop au plaisir et à la licence" (le vin est tenu comme une offrande digne de dieu) ; dans 3-2, "Le petit dieu de l'amour lentement parachève son oeuvre de la même façon jadis qu'aujourd'hui", dans 2-3, "Tout aussi intolérants, des hypocrites d'un autre âge" ou, 1-6, L'exemple du Christ est-il suivi dans notre histoire contemporaine ?"

 

Trois aspects de l'histoire

Il est facile de se moquer des conceptions historiques du cinéma hollywoodien. Gilles Deleuze pense, qu'au contraire, il recueille les aspects les plus sérieux de l'histoire vue par le XIXème siècle et notamment par Nietzsche dans ses Considérations intempestives qui distinguait trois de ces aspects : l'histoire monumentale, l'histoire antiquaire et l'histoire critique.

L'aspect monumental concerne l'englobant physique et humain, le milieu naturel et architectural. Babylone et sa défaite, les actions de Jésus, le massacre de la saint Barthélemy. Suivant l'analyse de Nietzsche, un tel aspect de l'histoire favorise les parallèles ou les analogies d'une civilisation à une autre : les grands moments de l'humanité, si distants soient-ils sont censés communiquer par les sommets et constituer "une collection d'effets en soi" qui se laissent d'autant mieux comparer et agissent d'autant plus sur l'esprit du spectateur moderne. L'histoire monumentale tend donc naturellement vers l'universel, et trouve son chef d'œuvre dans Intolérance parce que les différentes périodes ne s'y succèdent pas simplement, mais alternent suivant un montage rythmique extraordinaire...dont Buster Keaton donnera une version burlesque dans Les trois âges.

Cette conception de l'histoire a toutefois un grand inconvénient : traiter les phénomènes comme des effets en soi, séparés de toute cause. C'est ce que Nietzsche signalait déjà, et c'est ce qu'Eisenstein critique dans le cinéma historique et social américain. Non seulement les civilisations sont considérées comme parallèles, mais les phénomènes principaux d'une même civilisation, par exemple les riches et les pauvres sont traités comme "deux phénomènes parallèles indépendants", comme de purs effets que l'on constate au besoin avec regret, pourtant sans avoir de causes à leur assigner. Dès lors, il est inévitable que les causes soient rejetées d'un autre côté, et n'apparaissent que sous la forme de duels individuels qui opposent tantôt un représentant des pauvres et un représentant des riches, tantôt un décadent et un homme de l'avenir, tantôt un juste et un traître

C'est à ce défaut capital qu'Eisenstein veut remédier : il réclamera une présentation de véritables causes, qui devra soumettre le monumental à une construction dialectique avec la lutte des classes comme moteur de l'histoire plutôt qu'un traître, un décadent ou d'un méchant.

Si l'histoire monumentale considère les effets pris en soi et ne retient des causes que de simples duels opposant les individus, il faut que l'histoire antiquaire s'occupent de ceux-ci et reconstitue leurs formes habituelles à l'époque : guerre et affrontements, combat de gladiateur, courses de chars, tournois de cavalerie etc. L'antiquaire ne se contente pas des duels au sens strict, il s'étend vers la situation extérieure et se contracte dans les moyens d'action et les usages intimes : vastes tentures, habits, parures, machines, armes ou outils bijoux, objets privés.

On distingue bien chez Griffith cette conception antiquaire de l'histoire, sa volonté de vérité archéologique, depuis la construction de la muraille de Babylone jusqu'aux costumes. Car la cause profonde de la lutte entre l'amour et l'intolérance ce n'est pas tant la lutte des classes que la lutte des jeunes et des vieux, la lutte de ceux qui réclament de l'amour contre ceux qui réclament du pouvoir.

Car la conception monumentale et la conception antiquaire de l'histoire ne s'uniraient pas si bien sans l'image critique qui les mesure et les distribue toutes les deux. Il faut que les passés antique ou récent passent en justice, pour révéler quels sont les ferments de la décadence et les germes d'une naissance, l'orgie et le signe de la croix, la toute puissance des riches et la misère des pauvres. Il faut qu'un fort jugement critique dénonce l'injustice des choses apporte la compassion, annonce la nouvelle civilisation en marche. Chez Griffith c'est l'enfant dans son berceau et l'amour de la mère universelle.

Jean-Luc Lacuve le 07/02/2010