Juste la fin du monde

2016

B. O. : Chanson de l'arrivée (Camille) , Exotica - Une miss s'immisce (voir aussi fin de critique).
Genre : Drame social

Grand prix du jury, Cannes 2016 Avec : Gaspard Ulliel (Louis), Nathalie Baye (La mère), Léa Seydoux (Suzanne), Vincent Cassel (Antoine), Marion Cotillard (Catherine). 1h35.

Louis, 34 ans, assis dans un avion, réfléchit à la visite qu'il va rendre à sa famille pour la première fois depuis douze ans pour leur annoncer sa mort prochaine et inexorable.

Générique et voyage en taxi de l'aéroport à la maison familiale

(Scène 1) Suzanne s'amuse de ce que Louis n'a jamais vue Catherine, la femme de son frère. Elle se plaint qu'il ne lui ait pas demandé de venir le chercher plutôt que de prendre un taxi. (Scène 2) Catherine parle de son ainée, huit ans, et du second, six ans, prénommé Louis. Antoine manifeste son hostilité à l'écoute bienveillante de Louis. Le prénom de Louis est celui du père et donc est celui de l'héritier male puisque, Louis, le cadet n'aura pas d'enfant. (Scène 3)  dans la chambre de Suzanne, celle-ci reproche à Louis d'être parti de l'avoir abandonnée. Tous l'admiraient pour son talent d'écriture mais il ne leur en faisait pas part leur envoyant de rares cartes postales. Suzanne avoue sa frustration d'habiter chez sa mère, et de trouver laide la maison de son frère.

(Scène 4)  Au cours du diner, la mère évoque les dimanches passés en famille, la sortie qu'il pleuve qu'il neige ou qu'il vente, avec les deux garçons qui grandissent et se chamaillent puis ne veulent plus venir avec eux. Martine entraine Suzanne dans une démonstration du cours d'aérobic qui débouche sur le flash-back des jours heureux à al campagne. (Scène 5) Dans la salle de bain, il informe son ami au téléphone qu'il n'a pas encore annoncé la nouvelle de sa mort imminente.

(Scène 6)  Antoine travaille dans une petite usine d'outillage; Catherine lui dit qu'il doit en déduire que sa vie ne l'intéresse pas. (Scène 8) La mère l'appelle dans le cabanon. Elle sait que les autres voudront parler et que lui, paisible, se taira. Antoine est en colère perpétuelle, il ne voudrait plus rien devoir. Elle pense que Louis non plus ne veut pas se sentir responsable. Elle voudrait qu'il dise à Suzanne qu'elle pourrait venir le voir parfois ; qu'il dise à Antoine de cesser de se sentir responsable. Il est sur le point de lui dire la nouvelle mais renonce. (Scène 9) Lors du repas dehors où Antoine parle des poules toutes appelées Denise, Louis veut revenir dans l'ancienne maison ce qui irrite Antoine, qui parle des vieux souvenirs comme de se branler à Auschwitz. Suzanne prend la mouche sur une réflexion d'Antoine. Le sang froid de Louis l'indispose et il s'en va. Louis tente de les rattraper, suivi par sa mère. Catherine reste seule.

(Scène 10). Louis s'en va visiter son ancienne chambre transformée en débarras et y trouve un matelas qui lui rappelle ses amours avec un beau jeune homme (une miss s'immisce problèmes à l'horizontal (Scène 11) Catherine le sort de sa rêverie et lui conseille d'aller parler à Antoine. celui-ci fume et propose à Louis de l'emmener faire un tour en voiture. Il reproche à Louis de le noyer dans des histoires. Ainsi cette histoire d'aéroport au matin où son frère est resté seul. C'est lui qui se laisse aller à sa déception d'un frère venu pour rien, sur un coup de tête. Il se doute qu'on ne sait pas comment le prendre. Il ne veut pas écouter. Une fois la voiture arrêtée, Antoine annonce à son frère le décès de Pierre Jolicoeur, son ancien amant.

Intermède. Pendant que l'on prépare le dessert et que la famile semble se réconcilier, Louis fume, désespéré de la mort de son amant.

Deuxième partie (Scène 1) Alors qu'ils dégustent le dessert, Louis annonce qu'il a quelque chose à leur dire. Il reprend les paroles de sa mère, il dit à Suzanne qu'il va revenir et à Antoine qu'il l'invite à venir le voir en ville. Il prononce une phrase à double sens : "la vérité c'est que je dois partir" (Scène 2). L'orage gronde alors et dans une lumière d'enfer, Antoine se saisit de la phrase pour décider de ramener Louis sur le champ. Antoine et Suzanne se disputent pour savoir qui va ramener Louis. Antoine a hâte, Suzanne voudrait retarder ; Antoine se met en colère quand on lui fait remarquer sa brutalité psychologique. (Scène 3) Antoine a gain de cause : tous admettent que Louis parte. La prochaine fois on sera mieux préparé glisse inutilement la mère.

Epilogue. Un oiseau s'évade de l'horloge. Il se cogne aux parois. Louis s'en va. L'oiseau tombé sur le sol agonise.

Le film est l'adaptation d'une pièce théâtrale éponyme de Jean-Luc Lagarce, disparu en 1995 à 38 ans seulement. C'est la deuxième adaptation théâtrale de Dolan après Tom à la ferme (2013) du dramaturge québécois Michel Marc Bouchard. Le texte de Lagarce, bien plus célèbre et prestigieux, n'est cependant qu'une matière première pour Dolan qui en simplifie la langue et oriente la dramaturgie vers un affrontement violent entre les deux frères. Il privilégie la notion sempiternelle de la différence et de l'ostracisme ainsi que la nostalgie de l'enfance et la mélancolie des relations qui auraient pu être plus intenses. Pour cela, il déploie son habituelle gamme de moyens cinématographiques, tous plus lyriques les uns que les autres.

Un texte comme matière première

Jean-Luc Lagarce meurt à 38 ans du sida, comme d'autres dramaturges de sa génération tel que Bernard-Marie Koltès (48-89) ou Copi (39-87). Il laisse une œuvre riche de plusieurs dizaines de pièces dont Derniers remords avant l'oubli (1987), Les prétendants (1989), Juste la fin du monde (1990), Nous, les héros (1993),  J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (1994), Le pays lointain (1995).
 
Ses écrits sont redécouverts par les critiques et les metteurs en scène après sa mort. Il est au programme du baccalauréat théâtre de 2008 à 2010 avec Juste la fin du monde et Nous, les héros. Deux œuvres, Juste la fin du monde et Dernier remords avant l'oubli, sont inscrites au programme de l'agrégation de lettres modernes, de lettres classiques et de grammaire, pour la session de 2012. Il est actuellement l'auteur contemporain le plus joué en France et dans le monde (traduit dans plus de 25 pays).

Le théâtre de Lagarce est centré sur le discours, les intrigues des pièces sont relativement minces. Son écriture procède par incises, les personnages reprennent sans cesse ce qu'ils viennent de dire en le modifiant. Le théâtre de Lagarce interroge (entre autres) la capacité de tout un chacun à dire vraiment les choses.

Xavier Dolan a déclaré respecter l'œuvre originale au maximum : "Je voulais que les mots de Lagarce soient dits tels qu’il les avait écrits. Sans compromis. C’est dans cette langue que repose son patrimoine, et c’est à travers elle que son œuvre a trouvé sa postérité. L’édulcorer aurait été banaliser Lagarce". Le texte de la pièce est bien la matière première du film mais sa spécificité est atténuée notamment sa façon de procéder par incises avec des personnages qui reprennent sans cesse ce qu'ils viennent de dire en le modifiant. Ainsi dans le prologue, seuls les éléments en gras du texte suivant sont conservés :

"Je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision -ce que je crois- lentement, calmement, d'une manière posée - et n'ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n'ai-je pas été un homme posé ?, pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable, l'annoncer moi-même, en être l'unique messager, et paraitre -peut être que j'ai toujours voulu et décidé en toutes circonstances et depuis le plus loin que j'ose me souvenir- et paraitre pouvoir là encore décider, me donner et donner aux autres, et à eux tous, tout précisément, toi, vous, elle, ceux là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis), me donner et donner aux autres une dernière fois l'illusion d'être responsable de moi-même et d'être jusqu'à cette extrémité, mon propre maitre.

Dolan le reconnait bien volontiers : "Contrairement à certains auteurs qui ont peur de la répétition de la redondance, du superflu, Lagarce construit son écriture sur l'imperfection de la langue. La façon dont on se reprend, dont on se corrige. Les acteurs ont banalisé normalisé la sophistication de la langue". On trouve ainsi des expressions qui ne pourraient en aucun cas se trouver chez Lagarce ainsi ces: "comme chez les gays, casser les couilles, travello" chez la mère les "No souçailles" de Suzanne ou chez Antoine les poules toutes appelées Denise ou des vieux souvenirs qui serait comme de se branler dans le sang séché à Auschwitz.

On est ainsi très loin de l'adaptation fidèle d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau avec les comédiens de la Comédie Française en 2008.

Une dramaturgie orientée vers l'affrontement

Dolan respecte la structure de la pièce : prologue avant le générique sur l'arrivée à l'aéroport, première partie en onze scènes (souvent découpées par des plans noirs) où Louis n'arrive pas à annoncer sa mort tant sa famille veut d'abord s'exprimer, elle. L'intermède avant le dessert (café dans la pièce) où Louis est saisi de la peur de l'amour alors qu'il est malade est ici remplacé par le thème de la tristesse après l'annonce de la mort de Pierre Jolicoeur. Ces neuf scènes très courtes de l'intermède sont englobées dans une musique lyrique. Suivent les trois scènes du dessert et du départ constituant la seconde partie de la pièce. L'épilogue, un an après, alors que Louis est mort, représenté à la scène en 2008 par un parcours de funambule, est remplacé par l'agonie de l'oiseau, sorti de la pendule (son temps sur terre).

Des modifications mineures apparaissent toutefois dans la dramaturgie : Louis revient au Canada (paysages typiques de l'arrivée en taxi) et non en France. Antoine est le grand frère et non le cadet. Le générique indique une différence d'âge d'une dizaine d'années entre les deux ce qui permet la séquence de flash-back où Antoine porte son petit frère à bout de bras. La scène 2 est écourtée, notamment ce qui concerne la naissance du second enfant prénommé Louis. La scène 7 où Louis s'étonne que Suzanne donne toujours son avis, ainsi maintenant sur Catherine, est supprimée. La Scène 8 avec la mère dans le cabanon est aussi écourtée et notamment la conclusion où elle demande que ses enfants sortent de leurs règles imposées et deviennent des tricheurs à part entière. A la place, il y a l'intervention de Louis qui déclare ne pas être l'ainé et auquel la mère réplique que son ascendant moral lui en donne le statut.

Plus important sans doute, la transformation de la détestation par Suzanne de la maison de son frère et de sa belle-sœur dans un quartier laid en une envie, pour Louis, de revoir la maison familiale quittée il y a vingt ans. On retrouve ce thème récurant de la nostalgie de l'enfance chez Dolan depuis J'ai tué ma mère (2009) et sa séquence finale, dans l'ancienne maison de vacances, avec sa projection mentale des souvenirs en super8.

L'affrontement entre les frères est plus violent que dans la pièce où Antoine est un personnage sympathique et fragile alors qu'il est ici presque un psychopathe énervé et sans contrôle. Dans la pièce, Antoine reproche à son frère d'avoir toujours montré, exhibé le fait qu'il souffrait du manque d'amour rendant ainsi les autres coupables de leur étroitesse de sentiments, ou, ce qui revient au même de leur maladresse à l'exprimer. D'où la nécessité pour eux de s'effacer, pour lui laisser la place et jouir de sa vie ainsi un peu prolongée dans son soi-disant malheur. De son départ aussi, Antoine doit admettre, parce qu'il le faut, être responsable. Malgré sa colère, il espère qu'il n'arrive rien de mal à Louis. Il a peur pour son frère qui se présente comme bon mais est replié sur sa douleur intérieure.

Les visages plus que les mots

La tragédie du texte de Lagarce, est que même en essayant de préciser au mieux, dire ne sert à rien. Au lieu d'annoncer sa mort, Louis annonce un départ que les autres ne comprennent pas. Il annonce sa fin prochaine alors que son frère et sa sœur attendent une réconciliation qui promettra un avenir commun et que la mère s'obstine à faire illusion en imposant de nouveau les fameux dimanches en famille. Les conditions du dialogue ne sont pas réunies, le discours ne sert à rien.

Dolan semble prendre acte de cette aporie et retrouver une communication entre les personnages par leur proximité physique et notamment les gros plans de visage. Les gros plan de visages construisent des accords, une proximité des êtres que les mots éloignent. Ainsi, dans la scène 2, le coup d'éclat d'Antoine est suivi d'une alternance de gros plans entre Catherine et Louis qui marquent une possible complicité, plus grande sans doute que celle qui existe entre Catherine et son mari.

Le lyrisme exacerbé de Xavier Dolan

L'usage des gros plans n'est pas l'unique moyen cinématographique de Dolan pour briser l'uniformité du huis clos de la pièce. Le montage alterné entre arrivée de Louis et préparation des légumes et du maquillage chez la mère est suivi d'un flou de la profondeur de champ avec ralenti lors de son arrivée. Tout pareillement, le départ de Louis est filmé avec un même ralenti et une image floue.

La texture des matières et leurs couleurs intenses, si chères au cinéaste, se retrouvent dans la préparation des légumes et de l'apéritif ou dans le maquillage de la mère. Saturé de couleurs aussi le flash-back des jours heureux, le rideau au vent de la scène 8 ou le flash-back des amours avec Pierre Jolicoeur. Les couleurs brulantes d'un soleil qui se couche après un grand orage, dans une lumière d'enfer de la partie 2 contrastent avec la tonalité majeure de brun et bleu, terne et sombre du reste du film.

Les flashes-back pointent aussi une émotion précise qui, isolée, devient plus perceptible : l'attente des cartes postales par Suzanne, puis ses sorties en voiture avec sa mère sous la pluie (scène 3) montrent sa solitude en dépit des espoirs de réconciliation. Le cours d'aérobic avec le flash-back des jours heureux (scène 4) permet un lyrisme plus efficace que la danse sur les paroles de Céline Dion dans Mommy (scène 11). On note aussi les courts flashes-back du nettoyage de la voiture du père ou de l'aéroport. Le flash-back rapide du départ de l'amant derrière la vitre après que sa mort a été annoncée génère un tout autre sentiment que lorsqu'il était vu au sein du souvenir heureux de leur relation.

Dernier élément mais non des moindres dont use Xavier Dolan, la musique : l'arrivée en taxi, les jours heureux, les amants, l'intermède se déploient aux accents de Home is where it hurts par Camille, I miss you par Blink 182, Natural Blues par Vera Hall et Moby, Dragostea din tei par O'Zone, Genesis par Grimes et Une miss s'immisce par Exotica. Ces thèmes lyriques contrastent avec la bande son, mélancolique et comme en sourdine, de Gabriel Yared.

Ce film laboratoire d'une appropriation d'un texte littéraire décline le thème de l'incommunicabilité sous différentes formes à travers des personnages complexes ou parfois caricaturaux, enfermés dans leur solitude intérieure et leur incapacité d'ouverture à l'autre et au monde. Incommunicabilité compensée par la mise en présence de vibrants portraits en gros plans pour analyser autrement le tissu des relations, révéler un entre-deux plus éloquent que les mots sans conviction ou venus trop tard. Dolan souligne la puissance de l'image et du cinéma pour provoquer une forme qui, comme le veut l'art, dit le fond.

Jean-Luc Lacuve, le 24/09/2016