Manon

1949

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Genre : Mélodrame

D'après Manon Lescaut de l'abbé Prévost. Avec : Serge Reggiani (Leon Lescaut), Michel Auclair (Robert Dégrieux), Cécile Aubry (Manon Lescaut), Andrex (le trafiquant), Raymond Souplex (M. Paul), Dora Doll (Juliette), Henri Vilbert (Le commandant du navire). 1h50.

1948. Au large de Marseille, Le capitaine Bouscat fait monter à bord de son navire des familles juives à destination de l'Etat d'Israël nouvellement créé. Il reçoit 20 000 francs pour chacun de ses passagers clandestins mais le passeur qui les lui amène touche certainement beaucoup plus. Dans la cale, il a la surprise de découvrir un jeune couple de passagers clandestins, Manon et Robert Desgrieux dont il ne tarde pas à découvrir qu'ils sont recherchés pour meurtre. Il enferme Robert au cachot, projetant de le livrer à la police une fois arrivé à destination. Manon qui tente de voir Robert se fait dépouiller de tout son argent par M. Perdier,  le médecin-chef. Le capitaine Bouscat surprend cet aveu et convoque Perdier qui restitue l'argent. La capitaine demande alors à Robert de raconter son histoire :

1944 : La bataille de Normandie fait rage. Robert Desgrieux, jeune maquisard, fait partie d'un groupe de FFI qui sauve la jeune Manon Lescaut de la fureur populaire : serveuse dans un café, Manon avait sympathisé avec l'occupant. Séduit par la jeune fille, Desgrieux déserte et fuit avec elle vers la capitale.

À Paris, Manon présente Robert à son frère Léon qui est mêlé à des affaires louches orchestrées par M. Paul et Juliette. Paul voudrait se marier à Clermont-Ferrand où résident ses parents mais son père débarque à l'improviste et lui coupe les vivres. Il cherche vainement du travail mais on ne lui propose qu'un maigre salaire de 8 000 francs par mois chez un notaire à Issoudun. Léon lui propose 30 000 francs pour chaque voyage de vin en contrebande. En fait, il s'agit de l'éloigner pour que M. Paul couche avec Manon. Au retour d'Oran, Robert découvre le cigare de M. Paul.

Robert explique au capitaine qu'il avait pardonné à Manon mais que rongé par la passion qu'il éprouve pour Manon, il participe lui aussi à toutes sortes de trafics car le marché noir est en pleine activité. Tandis que Manon, attirée par la vie facile, devient pensionnaire occasionnelle d'une maison close

Mais l'amour exclusif de Robert gêne Manon. Elle charge son frère Léon d'éloigner son amant pendant qu'elle part avec un riche américain qu'elle espère dépouiller. Robert tue Léon et s'enfuit... Bouleversée par l'amour fou que lui porte Robert, Manon le retrouve dans le train de Marseille. Passagers clandestins d'un bateau qui fait le trafic des émigrants, Robert et Manon débarquent en Palestine. C'est avec les Juifs tentant de mettre sur pied le nouvel État d'Israël qu'ils mourront, massacrés par une tribu d'arabes.

Clouzot transpose son adaptation de Manon Lescaut du XVIIIe siècle à l'époque de l'immédiate après-guerre. Il reste néanmoins fidèle à la structure du roman (une confession en deux parties), à la psychologie plutôt fade des personnages, victimes naïves des circonstances et, jusqu'au trois quarts du film, aux principales péripéties. Clouzot, contempteur de son époque, accentue toutefois la pureté initiale du couple en Normandie pour mieux en montrer la corruption durant l'épisode parisien. Tout change dans la dernière demi-heure du film, presque expérimentale, où Manon, au travers d'un expressionnisme exacerbé, est transfigurée par l'amour et le soleil du désert alors que Robert plonge dans un fétichisme mortifère.

Une adaptation en grande partie fidèle

"L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut", plus communément appelé "Manon Lescaut", est un roman-mémoires de l’abbé Prévost faisant partie des "Mémoires et Aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde" publié une première fois en 1731 puis, augmenté, en 1753. Il raconte les amours tumultueuses du naïf et idéaliste Chevalier des Grieux avec l'inconstante Manon, esprit pratique doué de bon sens et d’une extraordinaire insouciance. Après toute une série d'aventures qui les voit, du jour au lendemain, fortunés ou miséreux, amoureux ou l'un jaloux parce l'autre volage, Manon mourra déportée aux Amériques sans que des Grieux qui l'a suivie ne puisse la sauver. Il accepte de revenir en France où son père est mort de chagrin.

Clouzot adapte le roman dans ses grandes lignes. Il transpose le XVIII du roman à l'après seconde guerre mondiale et opère un déplacement géographique de l'embarquement de Calais à Marseille et surtout des Amériques à la Palestine dans la seconde partie.

Adepte du principe de condensation, que théoriseront les scénaristes Aurenche et Bost, Clouzot rassemble en une seule scène plusieurs épisodes du livre. Les infidélités de Manon se résument ainsi à celles avec M. Paul puis dans la maison close (la fuite avec le fils de M. de G... de la seconde partie est occultée par Clouzot mais il utilise la scène de jalousie). Clouzot condense aussi le meurtre du portier par Robert lors de sa fuite de prison et l'assassinat de Léon par un joueur en le meurtre de Léon par Robert.

La structure du récit sous forme d'une confession en deux parties est plus ou moins respectée. La confession par des Grieux à Renancour l'"Homme de qualité" se fait ici au capitaine du navire. Ce récit n'est enclenché qu'à la seconde rencontre. Dans le roman, le couple condamné à l'Amérique est rencontré à Pacy-sur-Eure. Ce n'est que deux ans plus tard que Robert, seul à Calais, raconte son histoire. Ici le couple est d'abord découvert dans la cale. Une fois l'argent extorqué à Manon par le médecin-chef restitué, Robert raconte alors seulement leur histoire dans la cabine du capitaine.

Au sein de la première partie, Des Grieux est ramené chez lui et oublie Manon durant deux ans après sa trahison avec le vieillard M. de B…, riche fermier général. Ici M. de B.. devient M. Paul et l'interruption se marque par un retour dans la cabine du capitaine avant la reprise du récit. Celui-ci commence aussi par un déménagement et l'installation au village de Chaillot. Le marché noir prend la place de la triche au jeu. M. de G.. devient le major qui promet fortune et mariage à Manon en Amériques. Dans le roman, M. de G.. les fait arrêter. Ici Robert vient lui révéler la vérité ce qui fâche Manon décidée à fuir mais qui se ravise quand Robert tue son frère pour elle.

La fuite de la salpêtrière avec le meurtre du portier et la mort de Léon et une certaine sérénité retrouvée clôt la première partie. Ici le débarquement en Palestine, les bateaux à voile et la musique lyrique, pourraient clôturer le récit de façon optimiste.

Manon et Robert corrompus

La transposition à l'époque contemporaine accentue la pureté du couple en Normandie pour mieux le noircir à Paris. Clouzot souligne la pureté de leur rencontre. Certes les habitants de Vire, la ville du Calvados où a été tourné le film, veulent tondre Manon. Quand elle est soustraite à leur vengeance expéditive, l'un d'eux déclare : "Attention mon commandant, c'est une mauvaise bête la Manon c'est une maligne. Faut la serrer". Il ne s'agit pourtant là que de haines de village déjà dénoncées par Clouzot dans Le Corbeau. Les plans qu'il montre ensuite des deux femmes tondues, humiliées par la foule dans la rue, prouvent à quel point Clouzot déteste cette épuration grossière dont lui-même a été victime.

Ainsi, dans l’église Notre-Dame de Vire bombardée, c'est à la naissance d'un coup de foudre dont le premier baiser est béni par un saint de pierre auquel on assiste. Certes l'apparition lumineuse d'une jeune fille de seize ans, vouée au couvent dans le roman, est ici, dès l'abord, entachée des circonstances sociales. Manon n'a ainsi aucune conscience politique. Robert fait allusion aux camps de concentration (thématique devenue alors rare en 1949) lors des séquences dans les ruines de l'église "- C'est par amitié qu'ils ont fusillé dix personnes avant de partir, et puis, vous ne saviez pas ce qui se passait dans les camps ?". "-Quels camps ?", "-Vous n'écoutiez pas la radio anglaise ?". "-Oh moi vous savez la politique !"

Cette pureté se fait, dans le roman, en contrebande de l'église "Avant la nuit, les deux jeunes gens sont à Saint-Denis. Les projets de mariage sont oubliés : « Nous fraudâmes les droits de l’Église ». Ici, c'est dans le confessionnal que Manon semble absoudre Robert de sa trahison vis-à-vis de son chef avant de l'embrasser. La nuit dans la maison abandonnée, avec les silhouettes découpées par la torche électrique, est le dernier moment de pureté du couple.

En effet, la corruption dont ils sont victimes est plus accentuée que dans le roman où ce sont bien davantage des revers de fortunes aléatoires (incendie, vol) qui sont à l'origine de leurs mésaventures. La noirceur du marché noir va avec la dépravation des relations amoureuses. Ainsi M. Paul, en mettant sa main sur son portefeuille : "Toutes les femmes se couchent, il suffit d'avoir le matelas... Ce qu'il leur faut c'est des nippes et de la rigolade. Même le cinéma de l'époque est mauvais : Léon passe Le torrent justicier de Spencer-Gordon Bennet dans son établissement.

Là encore la détermination de Manon est liée, plus que dans le roman, à sa position sociale : " - Je déteste la misère. Je ne veux pas recommencer la vie de ma mère. Je veux m'amuser, c'est plus fort que moi. Faudrait me couper les jambes pour m'empêcher de danser. Je t'aime mais je ne te rendrai jamais heureux alors quittons-nous, ça vaudra mieux. "- Pour moi, tu es toujours la petite Manon que j'ai connue le premier jour." "-Tu sauveras une autre Manon. Une autre qui vieillira vite entre les gosses et la cuisine et dont les mains sentiront la vaisselle. C'est pas cette Manon là que tu aimes Robert". Manon n'a que sa foi inébranlable dans l'amour pour couvrir ses écarts de fidélité. "Rien n'est dégoûtant quand on s'aime".

Dramatiquement, le rôle de Léon Lescaut, le frère, qui apparaît dès l'arrivée à Paris est plus pernicieux alors que sont amoindris les rôles de Tiberge, l'ami, et du père. Dans le roman, celui-ci enlève le fils pour le ramener deux ans à la maison et, bien plus tard, contraint Manon à l'exil en Amérique.

Manon transfigurée

Dans le roman, c'est ainsi Manon qui est condamnée à l'exil en Amériques et Robert, qui dans la continuité de son rôle d'amoureux éperdu la suit et assiste à sa mort après de nouvelles péripéties amoureuses. Il suffit de 15 lignes à l'abbé Prévost pour faire mourir Manon dans le nouveau monde et certes trois fois plus pour aller jusqu'à la prostration de des Grieux sur sa tombe. Clouzot délaisse totalement cette deuxième partie du roman pour une dernière demi-heure de film expressionniste et expérimentale.

Ici c'est Manon qui abandonne tout, et notamment son projet de riche mariage pour suivre Robert alors qu'il vient pourtant de lui annoncer qu'il a tué son frère. S'en suit une extraordinaire scène dans le train de Marseille où Manon se fraie un passage très difficilement dans des wagons surpeuplés n'hésitant pas à bousculer de gros homme, un alcoolique une mère et son bébé dans le bras pour rejoindre Robert qui ne l'attendait pas et dans les bras duquel elle tombe dans un nuage de fumée qui les ramène au présent du navire et au débarquement en vue des côtes de Palestine.

Les péripéties amoureuses de la seconde partie sont totalement abandonnées pour une fin dans le désert avec une marche vers la mort qui rappelle en bien de points celle des Rapaces (Eric von Stroheim, 1925). L'expressionnisme y est exacerbé avec les ombres qui s'allongent, les gros plans de pieds meurtris, les squelettes rongés des chameaux, les arbres dénudés, les nombreux plans en contre-plongée. Avec l'intermède de l'oasis dans le désert, Manon est purifiée de ses turpitudes passées : "J'en ai fait du chemin pour venir mourir ici, près de toi. Tout est bien comme ça. Plus rien n'arrivera plus à notre amour. Jamais."

En revanche Robert se perd définitivement dans son attachement envers Manon :

"Je te demande pardon, le paradis c'est trop loin, trop difficile, on va rester ici tous les deux. Maintenant ma petite Manon, je vais te dire quelque chose d'effrayant, quelque chose dont j'ai honte. Je suis heureux. Je suis heureux que tu sois morte. Tout à fait morte parce que maintenant tu es à moi, à moi toute entière. Les autres ne pourront plus te salir. J'ai tellement souffert à les sentir autour de toi, t'imaginer dans leurs bras. C'est fini Manon, tu ne les intéresses plus mais qu'est qu'ils feraient de toi maintenant. Ce qu'ils aimaient, c'était ta présence. Ta peau si douce et tes parfums. Mais ta peau va craquer Manon et tu sentiras la mort. Moi je t'aimerai toujours, je resterai près de toi jusqu'au bout (souvenirs de la voix de Manon : rien n'est dégoûtant quand on s'aime). Tu vois, je me colle à toi (serre moi dans tes bras, fort, très fort. Dis-moi que tu m'aimes, dis-moi que tu m'aimes toujours). Je t'aime Manon (Tu ne partiras plus. J'ai peur quand tu n'es pas là). Je ne repartirai plus. Tu es à moi maintenant (est-ce que je suis ta femme ?)