Les idées exprimées ici proviennent de la conférence "sculpter en cinéma ou le complexe de Pygmalion" prononcée par Dominique Païni dans le cadre du festival "Cinéma et Sculpture" proposé par le Musée des Beaux-arts de Caen et le Café des images :

 

I -Repérages

Dans ces différents plans, le sculpteur introduit souvent une dimension épique surtout s'il est filmé en contre-plongée avec majesté et mystère ou selon une diagonale héroïque. Le sculpteur est une figure plus imposante que le peintre. La statue introduit aussi, plus marginalement, les motifs :

L'érotisme dans la sculpture avait en 1847 fait l'objet d'un vif débat lorsque Clésinger présenta sa Femme piquée par un serpent. Il avait utilisé un moulage sur nature du corps d'une demi-mondaine, Apollonie Sabatier, beauté parisienne tenant un salon et muse de Baudelaire. L'utilisation directe du moulage sur nature pour une sculpture était violemment contestée au XIXe siècle, induisant l'absence de travail et de probité de l'artiste. Le Persée de Donatello avait déjà fait l'objet d'un même débat où le moulage sur nature rabaissait le sculpteur qui l'employait.

Femme piquée par un serpent (Auguste Clésinger, 1847)


II- Le cinéma est la momie du temps

Dans Ontologie de l'image cinématographique, premier des textes réunis dans l'ouvrage Qu'est-ce que le cinéma ?, Bazin associe le cinéma et le moulage du temps dans un texte où reviennent souvent les termes de momie, pétrification, cristallisation, moule. Le cinéma est la momie du changement conclut-il, un exercice de présentification renouvelée.


Il y a une inquiétante étrangeté d'aller repérer un motif dans des films très connus. Ainsi dans les Vues urbaines des Lumière, les sculptures apparaissent dans des plans de rues plus de fois que le hasard le ferait. Il ne s'agit pas seulement du fait que le cinéma ait eu recours aux autres arts pour s'inventer ni même à ses origines scientifique et idéologique qui permirent de mieux reconstituer les apparences des êtres et des choses.


Dominique Païni voit plutôt la référence à la sculpture comme à un état antérieur au moment de la conquête du mouvement. Filmer la sculpture, ce serait comme filmer d'où le cinéma est parti ; d'où est parti l'émerveillement dû au mouvement.

Autre point de rencontre possible, le montage pourrait être la sculpture du temps selon le mot de Tarkovski. Le monteur coupe et taille dans la pellicule et utilise les mêmes outils que le sculpteur : biseau, grattoir et colle.

 

Baudelaire et Lessing à l'origine du rapprochent entre cinéma et sculpture

Lessing distinguait les arts qui se développent dans le temps, comme la musique de ceux qui sont perçus en un seul instant comme la peinture. Certes le temps est toujours subjectif. Il se compose de trois couches au moins : longueur objective, subjective et temps de la diegèse. Douglas Gordon dans l'une de ses installations projette La prisonnière du désert pour que le temps du film corresponde au temps que met Ethan (John Wayne) pour retrouver Debbie (Nathalie Wood). Il supprime une temporalité.

Baudelaire n'aimait pas la sculpture parce que, justement, elle avait besoin de ce développement dans le temps. Dans ses critiques du salon de 1846 et 1859, il affirme que la sculpture est ennuyeuse, vague et insaisissable car on se doit de la voir sur plusieurs faces. Cent points de vue sont possibles et chaque spectateur peut découvrir une autre vérité que celle voulue par l'artiste.

Il n'aime pas plus le cinéma ou du moins son précurseur le phénakistiscope qu'il décrit dans un texte intitulé La morale du joujou. Il y voit un "horrible mouvement".


Au salon de 1765, Diderot reprend les propos de Grimm qui exprime son désir de voir la statue se changer en corps humain. Le but du sculpteur devrait être d'exprimer cette métamorphose en marbre et en ciseaux.

Grimm reprend là le mythe fondateur de la sculpture : le complexe de Pygmalion. Certes Pline indique que c'est la fille de Pausanias qui, inventant la peinture en dessinant avec un charbon le profil de celui qu'elle aimait et qui partait pour la guerre, conduisit son père à la sculpture en en faisant par la suite un modèle sculpté. Mais cette histoire qui fait de la sculpture un sous-produit du dessin est moins célèbre que l'histoire de Pygmalion et Galatée contée par Ovide dans les métamorphoses.

L'émerveillement de Pygmalion devant l'animation de sa sculpture rappelle peut-être celui que ressentirent plus tard les spectateurs de cinéma devant le train qui avance. Le mythe de Pygmalion sera d'ailleurs mis en scène dès 1898 par Méliès.

 

Galatée, Golem, pantins, automates et stars

Ce motif de l'animation est un fil rouge du cinéma. A l'émerveillement devant le mouvement se mêlèrent bien vite d'autres thèmes qui lient cinéma et sculpture les mutilations après la grande guerre et les prothèses qui les remplacent allaient rendre plus contemporaines les mutilations de films comme Les mains qui meurent de René Le Somptier (1913) ou ceux de Tod Browning.

Le mythe du Golem trouve son origine dans un conte du XVIIème siècle. Il est fait de glaise sculptée mais le conte indique l'utilisation d'un simulacre avec lanterne magique pour simuler le mouvement.

L'automate sera ensuite la figure privilégiée de la sculpture en mouvement : l'automate de Métropolis ressemble aux sculptures de Hans Belling.

Le Golem (Paul Wegener ,1920)
Métroplis (Fritz Lang, 1927)

Aux insignifiantes sculptures des Visiteurs du soir, Cocteau proposera dans La belle et la bête des mains sortant des murs et tenant des flambeaux, des têtes dans les pilastres puis, à la fin, Diane chasseresse qui s'anime et lance des flèches.

Le mannequin est la version vulgaire de la sculpture. Dans son Casanova, Fellini développe des clichés érotiques qui mêlent le mythe de Coppelia et la poupée gonflable.

Le pantin de Steamboat bill junior est bien sûr plus burlesque que la marionnette ventriloque de Hitler chez Syberberg. Dans le Bunkaru aussi la marionnette liée à celui qui l'anime.

Terminator ou Robocop marchent comme le Golem. Edward aux mains d'argent, inventé par un créateur qui n'a pas terminé son œuvre, devient sculpteur et termine ainsi l'œuvre inachevée de son créateur.

Greeneway propose dans Meurtre dans un jardin anglais (le pari du dessinateur), une fossilisation du végétal une machine optique qui transforme la pierre.

C'est Albert Lewin dans Pandora qui grâce à la beauté sculpturale d'Ava Gardner associe comme jamais pierre se transformant en chair, star et statue. Mankiewicz reprendra ce thème dans La comtesse aux pieds nues qui se termine par le dévoilement en sculpture de Maria Vargas.

Pandora (Albert Lewin,1951
La comtesse aux pieds nus (Mankiewicz,1954)


III - La sculpture chez les cinéastes : Chaplin, Dreyer Rossellini, Godard, Visconti et Cassavetes.

Dans la première séquence des Lumières de la ville, le corps de Charlot est modelable au sein du groupe sculpté de style post néoclassique ou totalitaire. Dans la seconde séquence, il regarde une statue en vitrine. Chaplin, entre la statue immobile et l'animation de la ville derrière lui, assure la transition fragile (il est au bord du gouffre) de l'inanimé à l'animé qui passe par le désir

Chaplin semble mettre en scène l'opposition définie en 1893 par Adolf von Hildebrand qui oppose le pôle optique, vision de loin avec perspective concentrée en un point et pole haptique tactile vision de près présence des objets et qualité de surface.

La cécité ancienne la de la jeune fille l'empêche, une fois guérie, de reconnaître celui qui a permis sa guérison : elle lui touche les mains : c'est le vagabond qu'elle a devant les yeux : le pôle haptique c'est substitué au pôle optique.

Dans le Gertrud de Dreyer, la Venus de Médicis ne ressemble pas à Gertrud. L'une est nue l'autre habillée, le satin de l'une s'oppose au marbre de l'autre, les directions des regards s'opposent. Certes l'évanouissement est une petite mort mais il s'agit surtout d'un usage discret du dédoublement qui rend plus complexe le personnage. La statue ne fait pas signe au personnage. Elle renvoie toutefois au caractère marmoréen de l'héroïne et préfigure l'enfermement du personnage. La lumière scolarisé de la fin. Gertrud au dernier plan solarisé dans la lumière renvoie à cette statue dans une anamnèse fulgurante.

Dans Voyage en Italie de Rossellini, la disproportion entre le corps humain et la statue antique évoque la dérision d'une situation conjugale et de son pauvre amour face à l'Hercule Farnèse. Rossellini jouent des oppositions documentaire versus fiction et couple bourgeois versus grande histoire. Le corps mort peut toutefois être traversé par la vie : le plâtrede pompéï et l'amour final retrouvé.

Dans Le mépris (1963), le couple fait aussi un voyage en Italie. Cinécitta remplace le musée de Naples. Dans la cabine de projection, l'homme met en récit, en mouvement les statues filmées par Fritz Lang comme Homère met en récit les dieux.

1963 est également l'année du Guépard. Il s'agit de copies de statues. Huit plans de statue. L'essentiel de générique est composé de bustes, ciel bleu et pierre blanche usée. Il ne s'agit pas de reproduction. Le devenir poussière prévaut chez Visconti : le cinéma c'est la mort au travail, le temps dévorant ses enfants dans un grand mythe saturnien.

Dans Shadow de John Cassavetes, les trois jeunes gens disent aller au MET mais se rendent au jardin de sculptures du MOMA, créé en 1939, redessiné en 1953 par Philipp Johnson puis transformé en 1964. Ils s'arrêtent devant le Balzac de Rodin, Moore, Ernst, Les dos nus de Matisse.

 

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