Le Regard féminin Une révolution à l'écran

Iris Brey

124pages, format 10cm x 17cm

La Britannique Laura Mulvey, cinéaste, militante féministe et théoricienne du cinéma, est l’autrice d’un court article combatif, Visual Pleasure and Narrative Cinema , publié dans la revue britannique Screen n°16 en 1975 et repris dans son recueil d’articles Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie (Mimésis, 2017), et traduit en français par Gabrielle Hardy, dans la revue Débordements (Plaisir visuel et cinéma narratif) en 2018

Elle y soulève, par le biais d’une relecture de Freud et de Lacan, la question du male gaze (le regard masculin), postulant que le cinéma classique hollywoodien se construit conformément à un désir masculin de domination qui est le moteur du récit, tandis que la femme y est réduite à un statut de pur objet. Cette thèse, qui a, au départ, reçu peu d’écho dans la cinéphilie française, a suscité, depuis 2017, à la faveur du mouvement #metoo, un regain d’intérêt.

Laura Mulvey déclare que "le « male gaze » est une expression que je n’utilise après tout qu’une seule fois dans ce texte, entre deux virgules...Mais il y a un renouveau de la conscience féministe qui l’a pris comme étendard et qui ne veut pas séparer ce qui se passe dans la vie de ce qui se passe sur l’écran. Si on utilise pour cela mon article, je n’y vois aucun inconvénient".

Iris Breye publie en février 2020 son deuxième ouvrage, Le regard féminin, une révolution à l'écran, un essai qui questionne le regard dominant des hommes au cinéma et qui permet de prendre la mesure de l'invisibilité des femmes dans l'histoire du cinéma. Elle y développe une approche du female gaze, traduit en regard féminin, pour interroger la manière dont l'expérience féminine vécue est représentée dans les films, à travers les scénarios et la mise en scène.

Cela n’exonère en rien les films, les objets spécifiques du cinéma, de leur rôle dans la construction de rapports entre hommes et femmes qui participent de ces relations comportant aussi bien les inégalités quotidiennes et les malveillances routinières ou grivoises que les viols et les féminicides.

Vis-à-vis de ce double processus (les mécanismes généraux du machisme et ceux propres au cinéma), deux approches loin d’être incompatibles, mais néanmoins distinctes se sont développées. La première approche, de très loin la plus massive, consiste à appliquer aux films et plus généralement au monde cinématographique des critères objectifs, qui visent à mettre en évidence les multiples formes de minorisation des femmes.

Les statistiques, le test de Bechdel comme le calcul du nombre de femmes travaillant à tel ou tel poste ou de films réalisés par des femmes sélectionnés dans des grands festivals, aussi bien que la mise en relation d’actes sexistes commis dans la vie privée par des gens de cinéma (dont l’affaire Polanski a offert un exemple paroxystique) relèvent de cette démarche.

La seconde s’appuie sur ce qui se joue effectivement dans les films, ce que font les films (à leurs personnages comme à leurs spectateurs et spectatrices) moins par ce qu’ils veulent dire que par la manière dont ils le font. Par leur mise en scène, donc, et non plus seulement par leur scénario.

Le nom du test est dû à un strip de la dessinatrice Alison Bechdel intitulé La règle (The Rule en version originale) paru en 1985 dans sa bande dessinée Lesbiennes à suivre1. Dans le strip une femme propose à une autre de l'accompagner au cinéma, mais la deuxième répond qu'elle ne regarde que des films qui respectent trois règles, qui correspondent à ce qui sera appelé par la suite le test de Bechdel. Après avoir lutté pour trouver un film qui respecterait ces trois règles, les deux femmes décident finalement d'aller manger du pop-corn.
Le test repose sur trois critères8 :

    Il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre ;
qui parlent ensemble ;
et qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.
Si le test de Bechdel-Wallace se veut un indicateur du sexisme de certains films, il ne peut pas suffire à déterminer si un film est féministe ou pas6, ce qui n'était d'ailleurs pas l'intention d'Alison Bechdel16. Ce test passe sous silence les questions de diversité des femmes, leur rôle dans l'histoire ou encore la façon de les montrer17.

Ainsi, Gravity ne passe pas le test alors qu'on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un film sexiste18, tandis que Twilight passe le test grâce à une scène où Bella parle à sa mère de déménagement, alors que le film est généralement considéré comme sexiste

Critique et universitaire, Iris Brey reprend en quelque sorte le fil de ces propositions, qui ont eu un considérable écho (surtout du côté du monde académique et féministe anglo-saxon), pour construire la théorie de ce qu'elle nomme le female gaze, le regard féminin. Pour ce faire, elle déplace l'approche la plus courante, qui s'appuie d'abord sur le genre de l'auteur ou de l'autrice, en affirmant d'emblée: «Le female gaze n'est pas lié à l'identité du créateur ou de la créatrice, mais au regard généré par le film.»

À partir de descriptions analytiques très attentives, exemplairement de Wanda de Barbara Loden, de Jeanne Dielman de Chantal Akerman, de La Leçon de Piano de Jane Campion, de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma ou, plus inattendu et particulièrement pertinent, d'Elle de Paul Verhoeven, l'autrice met en évidence les manières de déjouer ou de combattre des situations-types, qui vont du voyeurisme au viol, mais aussi de la séduction à l'orgasme.

Iris Brey souligne fort judicieusement qu'«interroger le male gaze d'un film, c'est réfléchir à la manière dont un ou une cinéaste met en scène le corps féminin et l'imaginaire lié aux femmes». Cette formule s'applique tout autant au fait d'interroger le female gaze, mais à cette différence essentielle que, selon l'autrice, le premier est «un regard produit par l'inconscient patriarcal» qui nous habite tous et toutes peu ou prou, tandis que le female gaze serait le fruit d'«un regard créé de manière consciente» en résistant à cet inconscient.

S'il fallait proposer une grille de lecture pour caractériser le female gaze, voici les six points qui me semblent cruciaux:

Il faut narrativement que:
1. le personnage principal s'identifie en tant que femme;
2. l'histoire soit racontée de son point de vue;
3. son histoire remette en question l'ordre patriarcal.

Il faut d'un point de vue formel que:
1. grâce à la mise en scène le spectateur ou la spectatrice ressente l'expérience féminine;
2. si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l'inconscient patriarcal);
3. le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d'une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l'objectifiant, comme un voyeur).»

oici un exemple parmi d'autres du risque du caractère péremptoire de certaines affirmations. Il concerne un des plans les plus célèbres de l'histoire du cinéma, le regard caméra de Harriet Andersson à la fin de Monika d'Ingmar Bergman. On est sidéré de lire que «Dans Monika, la jeune femme regarde le spectateur pour le séduire, pour qu'il soit de son côté, pour l'inviter dans son lit, donc pour renforcer l'investissement émotionnel entre ceux et celles qui regardent et le personnage féminin. On peut considérer ce regard caméra comme un acte sexuel, Monika nous offre son visage, nous dit “Suivez-moi”, alors qu'elle décide dans cette scène de quitter mari et enfant pour basculer vers une expérience charnelle.»

Alors que le visage et le jeu de l'actrice, le cadrage, la situation, la durée surtout engendrent un abîme sans fond et dépourvu de tout sens assigné. Ils composent un défi muet et brave, infiniment dérangeant et réfractaire à toute réduction interprétative, un regard féminin sauvage et triste à la fois. Le commentaire qu'en donne le livre laisse entendre que ce trouble-là, où on ne sait trop en effet où situer le conscient, est irrecevable par son dispositif normé, fut-ce pour les meilleures des raisons.

Éclairant est aussi à cet égard le commentaire d'Iris Brey sur Claire Denis qui, écrit-elle, «pourrait être considérée comme la marraine du cinéma» qu'elle appelle de ses vœux. Mais c'est pour regretter aussitôt que, dans les films de l'autrice de Trouble Every Day et High Life, «le féminin reste souvent secondaire».