My own private Idaho

1991

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Librement inspiré de : Henry IV. Avec : River Phoenix (Mike Waters), Keanu Reeves (Scott Favor), James Russo (Richard Waters), William Richert (Bob Pigeon), Rodney Harvey (Gary). 1h42

Quelque part sur une route de d'Idaho, Mike Waters est victime d'une crise de sommeil. Le jeune prostitué narcoleptique, se réveille dans un bouge de Seattle où il effectue une passe avec Walt un client fidèle. Puis il rencontre daddy Carroll avec qui il joue au groom avant de passer dans la chambre. Mike, éberlué, se fait ensuite draguer par Alena, un riche bourgeoise. Chez elle, il retrouve deux autres jeunes prostitués Scott et Gary. Mike s'écroule dans une novelle crise de narcolepsie lorsque Alena lui rappelle soudainement sa mère, perdue de vue depuis longtemps. Scott et Gary le laissent dans un par chic où, derrière les rideaux, de riches couples se disputent, tel celui des parents de Scott qui ne supporta pas l'arrogance de son père et quitta le domicile familial.

Probablement est-ce Mike dans son sommeil qui rêve du sex-shop dans lequel les couvertures de magazine s'animent pour laisser ses amis parler de leur destinée de prostitués.

En se réveillant Mike fait la connaissance de Hans, un riche Allemand ami d'Alena qui le prendrait bien avec lui. Mais de nouveau stressé, Mike refuse... et s'écroule de nouveau.

Mike se retrouve dans les bras de Scott à Portland. Celui-ci lui explique que c'est Hans qui les a ramenés dans leur port d'attache. Dans un café, se retrouvent en effet tous les jeunes prostitués qui racontent leurs expériences plus ou moins sordides.

Un matin, alors qu'ils se réveillent sur les toits de Portant, ils aperçoivent Bob Pigeon, clochard flamboyant bien que de plus en plus décati qui est la figure tutélaire déclinante du groupe.

Scott est le fils Favor, dont le père, Jack, est maire de Portland. Dans une semaine, lors de ses vingt et un ans, il touchera sa part d'héritage. Tous le savent, et son charisme aidant, il est devenu le chef du groupe. C'est donc lui qui décide de jouer à Bob un tour à sa façon. Gary a prévu d'attaquer un groupe de jeunes organisateurs de concert rock, lorsqu'ils reviendront saouls, le soir. Après l'attaque menée par Bob en habit de moine, Scott et Mike se camouflent derrière des déguisements et dérobent la recette prise par Bob.

Le lendemain, Scott s'amuse des fables tout à son honneur que raconte Bob pour justifier la disparition de la recette. Même l'intrusion de la police dans le squat qu'ils occupent ne gâche pas la bonne farce faite à Bob. La police avertit Scott que son père veut le rencontrer. Au cours de l'entrevue, Jack demande à son fils de ne pas gâcher, par ses fredaines, l'avenir prometteur qui l'attend.

Néanmoins, Scott choisit d'aider Mike à rechercher sa mère. En Idaho, ils retrouvent Richard, le frère de Mike qui tente de lui expliquer que la fuite de leur mère est due à ses années de prison après avoir tué son amant qui était probablement le père de Mike. Celui-ci refuse cette explication sachant que son père c'est lui, Richard, son frère incestueux. Richard ne nie pas et informe son frère que leur mère vivrait en Italie, dans une ferme de la campagne romaine.

Mais lorsque Mike et Scott s'y rendent, elle est déjà repartie pour les États-Unis. Durant leur bref séjour, Scott tombe amoureux de Carmella, une jeune paysanne, et délaisse Mike.

Peu après, il apprend la mort de son père et retourne à Portland avec Carmella. Du jour au lendemain, le noceur s'assagit, se lance dans la politique et renie ses anciens amis, notamment Bob, qui meurt de chagrin et de mauvaise fièvre. Mike reprend la route, au hasard des rencontres et de ses imprévisibles crises de narcolepsie.

Van Sant s'appuie sur Shakespeare pour faire de Scott un personnage au parcours semblable à celui de Henry V, acceptant l'âge adulte après s'être mis sous la protection d'un Bob-Falstaff durant l'adolescence. Cette transition vers l'âge adulte l'amène aussi à rejeter Mike, sympathique narcoleptique rebelle sans cause et sans famille que le dernier plan semble condamner à errer entre brutalité (Le mouvement de grue après s'être fait dérober sac et chaussures par deux paysans dégénérés évoque la fin de Easy rider) et élans de tendresse (une voiture s'arrête finalement pour le ramasser).

Sur les traces du Henry IV de Shakespeare.

William Shakespeare est crédité des "dialogues additionnels" à la presque toute fin du générique. Il existe plus généralement une proximité entre Scott et Henry V (dénommé Hal par ses compagnons ou prince Henry tant que son père, Henry IV, est vivant), entre Bob et Falstaff ou entre Mike et Poins. Surtout, cinq scènes du drame historique de Shakespeare, Henry IV, sont reprises ici, souvent à la lettre....ou ironiquement transformées.

C'est d'abord la reprise de la dernière tirade de scène 2 de l'acte I ou Hal affirme "... Je veux faillir mais pour faire de mes défaillances un mérite, en rachetant le passé quand les hommes y compteront le moins". Ici, Bob entend cette promesse faite contre lui par Hal mais ne semble pas y prendre garde.

L'attaque des pèlerins (acte II, scène 2) est transformée en attaque des organisateurs du concert où Scott, déguisé, récupère la recette dérobée par Bob avec cette remarque peureuse de Falstaff : "Ils sont plus nombreux, ne sera ce pas eux qui nous voleront ?". Mike joue alors de rôle de Poins Gadshill accompagnant Hal dans sa farce. S'en suivra la transposition de la scène 4 de l'acte II dans la taverne de la Hur où Falstaff grossit son agression de deux à seize hommes et qui voit l'arrivée du shérif recherchant Falstaff ("Si la virilité n'a pas disparue de ce monde, je suis un hareng saur.. "N'es-tu pas un couard, tu me traites de couard", répond Poins/Mike).

L'entrevue de Scott Favor avec son père, le maire de Portland, reprend la scène 2 de l'acte III où Hal ne parvient pas à convaincre Henry IV qu'il est un fils digne de son cousin Hotspur (ici transformé en Bill Davis, entrepreneur écologiste et membre du sénat). Enfin à la toute fin de la seconde partie de Henry IV, Henry V devenu roi, s'adresse à Falstaff en ces termes ici repris : "Je ne te connais vieil homme, mets-toi à tes prières… et il le bannit. L'épilogue de la pièce annonce que Falstaff mourra bientôt d'une mauvaise fièvre... ce qu'il fait ici (on sait que Shakespeare se verra contraindre par la reine de faire revivre Falstaff dans Les joyeuses commères).

On notera aussi que la tenancière du squat, la vieille Jane Lightwork reprend le personnage de Mistresse Quickly et que certains passages euphemisés chez Shakespeare sont affirmés ici plus crûment. Ainsi Scott demandant à Bob devenu bien gros " depuis combien de temps tu n'as pas vu ta bite ? (qui n'était que son genou chez Shakespeare)

Van Sant très cinéphile ne pouvait ignorer le Falstaff d'Orson Welles et, dans la reprise de la scène 4 de l'acte II, William Richert trouve des accents wellesiens que Van Sant souligne avec des contre-plongées avec effet de plafonds rabaissés.

Pour un double récit d'initiation

Le drame historique de Shakespeare met en jeu la part de réel et d'imaginaire nécessaire pour devenir un homme. Si le futur Henry V accepte la tutelle de Falstaff, c'est parce que son imaginaire est bien plus riche que le réel souvent sinistre qui règne à la cour. Enrichi de cette expérience, Henry V se révélera le plus grand roi qu'ait connu l'Angleterre. Cette position définit le parcours de Scott qui se montre très protecteur envers chacun des membres de la petite troupe de prostitués, sans mentir à aucun et sans faire jamais preuve de cynisme.

Cette entrée dans le monde adulte est coûteuse. Scott verra d'un œil envieux le joyeux enterrement de Bob alors qu'il est contraint aux cérémonies officielles de la mort de son père. Mais il avait choisi d'évoluer, de bannir Bob et de ne plus s'occuper encore et toujours de Mike, ivre qui traîne sur un trottoir et auquel il n'accorde pas un regard.

Mike est un personnage tragique. Avec Scott, autour du feu de camp, il dira rêver d'une vie normale qui en aurait fait quelqu'un de bien : "Une vie normale comme papa, maman, un chien, tout ça ". Et, à Scott qui lui demande ce qu'est un père normal, il ne se donnera pas la peine de répondre. On apprendra un peu plus tard qu'il a vraisemblablement pour père son frère Richard et que sa mère à tué son amant avant de subir de longues années de prison qui ont aussi traumatisé Mike, tout jeune alors. Il s'est pourtant accroché à l'image apaisante de sa mère.

La première image du film donne la définition du mot narcolepsie, brusques accès de sommeil. Scott ajoutera pourtant bientôt que la narcolepsie est provoquée par des réactions du cerveau sous l'effet du stress et c'est bien souvent lorsqu'il croit voir sa mère (dans la rue ou en Alena) que Scott s'écroule.

Sans ce point d'accroche, sa mère se dérobant sans cesse, le réel est refusé à Mike. Exclu d'un parcours temporel qui lui permettrait de passer à l'âge adulte, il ne lui reste plus que cet espace de l'Idaho auquel il revient sans cesse et qu'il croit reconnaître comme chez lui.


et un grand film structuré comme un cristal

Si le récit de Scott suit une trajectoire classique avec transformation, c'est bien celui de Mike qui structure le film. Et pour Mike, le temps n'existe pas. Sa vie est une suite de présents séparés par des crises de sommeil qui se reflètent et se renvoient les uns aux autres.

Dans ce premier grand film sur l'adolescence fragilisée par l'absence des parents, Van Sant met en place une structure en forme de cristal. Une image ne s'enchaîne pas à une autre dans une progression vers la sortie de crise (de l'adolescence). Le souvenir d'une autre image se révèle alternativement et presque aléatoirement bonne ou mauvaise et emprisonne le personnage au sein d'une prison mentale en forme de cristal dont les facettes sont alternativement brillantes ou assombries.

Le film s'ouvre et se clôt sur une crise de narcolepsie sur une route de l'Idaho que Mike prétend être toujours la même, la même qu'il voit avec Scott lorsque leur moto est en panne. " Je sais toujours où je suis quand je regarde la route" affirme crânement Mike pour expliquer : "J'ai déjà été sur cette route, c'est ma route. Une gueule ravagée qui dit "bonne journée (have a nice day), ce genre".

Cette volonté pathétique de se trouver son "own private Idaho" est démentie par une vision attentive de ces trois endroits apparemment semblables. A l'arrière plan de la route du début du film, on voit une montagne enneigée qui vient d'ailleurs en gros plan hanter le sommeil de Mike. Hors cette montagne est absente lors de l'arrêt de la moto et lors de la séquence finale. Mike ne trouve ainsi pas plus de refuge dans l'espace qu'il n'en a dans le temps. Le long défilé de la route est ainsi un fantasme de continuité aussi irréel (suggéré par les nuages en accéléré) que le temps haché de Mike qu'il essaie compulsivement peut-être de mettre en ordre avec le chronomètre du début.

Sans solution dans l'espace et le temps réel, Mike est conduit à sans cesse faire ressurgir de son esprit des images fantasmées, tour à tour apaisantes ou inquiétantes.

Ce sont ainsi les différentes visions de la mère issues d'abord du fantasme de Mike qui, grandi, repose sur les genoux d'une mère imaginée vieillie. Elles surgissent ensuite du souvenir d'une bande super-8. Les images de maisons vides désertes et qui ne demanderaient probablement qu'à être occupées reviennent aussi de façon récurrente : sous les nuages puis en en plein soleil ou s'écroulant lorsque Mike parvient à la jouissance dans le bouge minable de Seattle où il a atterri.

Ainsi de l'appel aux images des origines, celui des saumons qui remontent le courant ou, chez Alena, après la vision de quelques poissons kitch, de la conque dans laquelle il entend la mer, effet qui ne se reproduit pas quand Alena s'en saisi.

Tout pareil appel aux mythes des origines, dans la scène du feu de camp où Mike déclare son amour à Scott, van Sant a mixé aux crépitements du feu des chants indiens presque imperceptibles mêlés à ceux de coyotes et de bruits de train.

Film éminemment moderne qui annonce par sa structure la tétralogie de l'adolescence (Gerry, Elephant, Last days, Paranoïd park), My own private Idaho est un parcours au coeur de la conscience d'un personnage. C'est ce parcours en forme de bande-filmée que nous propose Van Sant en espérant que, comme la route pour Mike nous sachions nous y retrouver et que le film nous souhaite une bonne journée ("have a nice day"), dernier carton du film.

Jean-Luc Lacuve le 23/09/2009