Jimmy P. (Psychothérapie d'un indien des plaines)

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2013

Thème : Psychanalyse

Cannes 2013 : compétition officielle D'après Psychothérapie d'un indien des plaines - Réalité et rêve de Georges Devereux. Avec : Benicio Del Toro (James "Jimmy" Picard), Mathieu Amalric (Georges Devereux), Gina McKee (Madeleine), Larry Pine (Dr. Karl Menninger), Joseph Cross (Dr. Holt), Gary Farmer (Jack), Michelle Thrush (Gayle Picard), Misty Upham (Jane), Jennifer Podemski (Doll), Michael Greyeyes (Allan), A. Martinez (Bear Willie Claw), Elya Baskin (Dr. Jokl), Lily Gladstone (Sunshine First Raise). 1h54.

Browning (Montana), 1948. Jimmy Picard, un Indien Pied-noir, est réveillé doucement par sa sœu,r Gayle, qui sait qu'il souffre de migraines. Jimmy part travailler aux champs où il reçoit la visite amicale de Jack, son beau-frère. Jimmy se dirige vers la grange. Dans celle-ci, il est pris de troubles visuels puis de terribles maux de tête.

Gayle et Jimmy sont dans le train qui les conduit vers Le Winter General Hospital de Topeka, capitale du Kansas. Karl Menninger, qui dirige l'hôpital, écoute Gayle exposer le traumatisme lié au choc à la tête qu'à reçu Jimmy durant les combats en France lors de la seconde guerre mondiale. Depuis, il a perdu son poste aux chemins de fer étant sourd d'une oreille, comment et il est pris de troubles visuels et surtout de terribles maux de tête. Karl Menninger examine la cicatrice de Jimmy et se dit confiant dans l'ensemble des techniques médicales dont dispose l'hôpital pour le remettre sur pieds.

Jimmy est soumis à de nombreux examens physiques, physiologiques et psychologiques effectués par le jeune docteur Holt. Mais l'origine des maux de Jimmy reste mystérieuse, aucun trouble physiologique n'est mis en évidence alors que son refus de se soumettre aux tests psychologiques et ses symptômes physiques pourraient laisser penser à une schizophrénie. L'expérimenté Dr. Jokl et Karl Menninger décident donc de faire appel, en dernier ressort, pour ce cas qui ne relève peut-être pas des traumatismes psychiques de guerre, à un ethnologue et psychanalyste français, spécialiste des cultures amérindiennes, Georges Devereux. Le Dr. Holt écrit ainsi une lettre à Devereux sollicitant son expertise.

Georges Devereux, dans un café miteux de Brooklyn, reçoit enfin l'appel qu'il attendait de Karl Menninger pour lui donner sa réponse. Devereux ne cache pas son grand plaisir à venir dans le Kansas interroger un Pied-noir dont il connait bien la culture. Par avion, il pourrait être sur place le soir même. Karl Menninger doit alors lui rappeler qu'il ne lui propose pas un poste car Devereux n'a pas les qualifications suffisantes selon l'American Psychoanalytic Association. Il pourrait ne s'agir que d'entretiens sur quelques jours. En tout état de cause, il doit venir en train et en seconde classe. Devereux n'en parait pas affecté.

A l'hôpital, Jimmy se sent de plus en plus seul. Un jeune interné se plante un couteau dans la main. Jimmy se rend en ville et y fait la connaissance d'une jeune indienne pawnee, Doll. Il est rentré avec une bouteille et c'est saoul et inanimé que le découvrent les infirmières au matin. Le docteur Holt décide de l'enfermer dans le pavillon des cas les plus graves.

Menninger et Jokl accueillent chaleureusement Devereux à sa descente de train sous la pluie puis le présentent avec les plus grands honneurs à Jimmy lui expliquant que le médecin ethnologue est venu spécialement pour lui de New York. Devereux interroge Jimmy sur son nom ""Everybody-talks-about-him", sa religion, catholique, et sa famille. Son père est mort alors qu'il avait cinq ans et il a été élevé par sa mère et sa sœur qu'il admire.

Le jour suivant, Devereux fait dessiner Jimmy avec son doigt sur une surface de couleur peinte. D'abord réticent, Jimmy produit deux dessins que Devereux expose devant l'assemblée des psychiatres. Devereux n'y voyant aucun compartiment étanche entre les différentes zones du dessin en déduit que Jimmy n'est pas schizophrène. Au contraire, il semble manifester un salutaire complexe d'Œdipe (reste près de la maison avec des montagnes mamellaires et un ciel inquiétant). Menninger, Jokl et Holt, sont séduits par le brillant discours de Devereux.

Dans le pavillon des fous, Jimmy lit la revue Life où l'on parle d'un ours blanc. Gayle, venu le voir reproche à son frère d'avoir bu ce qui l'a conduit dans ce pavillon difficile. Des infirmiers viennent alors leur annoncer que Devereux a demandé le transfert de Jimmy dans une chambre plus calme. Une infirmière salue l'excellence des bulletins scolaire de Jimmy, apportés par sa sœur.

Chez lui, Devereux prend des notes et se réjouit que le courant soit passé entre lui et son patient. Menninger regrette d'être harcelé par son administration pour le renvoyer et lui offre au contraire la possibilité de rester soigner Jimmy et ce d'autant plus qu'il sait proche l'arrivée de Madeleine, la maitresse de Devereux, qu'il a toujours trouvé charmante.

Les entretiens reprennent. Devereux est très enrhumé. Jimmy lui raconte son rêve dans une cour de prison où il est agressé par un grand cow-boy dont il ne voit pas le visage. Cela provient peut être de sa lecture de Life avec l'histoire des ours blancs tués au couteau. Devereux remarque la différence entre la théorie occidentale qui veut qu'un rêve explique le passé et la tradition indienne pour qui il prédit l'avenir.

Le jour suivant, Menninger vient avertir Jimmy que Devereux est malade. Jimmy observe de loin la maison où il habite. Alors qu'il dessine dans la salle de loisirs, le patient blanc se suicide avec son couteau.

C'est avec la somptueuse voiture de Menninger que Devereux accueille Madeleine au train. Celle-ci lui fait cadeau d'une selle de cheval et, bien plus ironiquement, d'une barbe postiche pour ressembler à Freud. Madeleine est un peu surprise par la petite maison, spartiate, où vit son amant mais est ravie de l'accueil que lui réserve l'hôpital. Les deux amants ont l'impression d'être seuls au bout du monde.

C'est le dimanche, Jimmy est à la messe. Devereux vient retrouver Jimmy qui lui demande en quel Dieu il croit. Devereux affirme ne croire qu'aux bonnes actions. Jimmy a fait un rêve dont il ne souvient plus. Mais, en fermant les yeux, il se souvient du rêve du grand ours, du renard et du bébé. Devereux constate que Jimmy ne peut tuer un ours mais qu'il peut tuer un renard et conseille donc à celui-ci de commencer à régler ses petits problèmes avant les gros. Jimmy et lui conviennent par ailleurs que le renard, poilu, pourrait être le sexe féminin duquel tombe l'enfant. Jimmy lui révèle qu'il avait appris durant la guerre que sa femme, Lily, le trompait. De retour de la guerre, il avait divorcé. Il regrette sa maison et les terres attenantes. Il s'en veut surtout d'avoir depuis abandonné sa fille chez sa grand-mère. Devereux l'accompagne à la banque pour qu'il puisse lui faire parvenir de l'argent, s'énervant que sa signature soit obligatoire pour valider le mandat de Jimmy.

Durant la nuit, l'oreille de Jimmy saigne. Le lendemain matin, il écrit à sa sœur pour lui dire qu'il est sur la voie de la guérison. Il se souvient en effet de l'origine de son accident : il ne fut pas victime des combats, pas même de l'explosion d'une mine qu'il était chargé de neutraliser mais de son inquiétude vis à vis de sa femme, Lily qui le trompait. Troublé, il tomba d'un camion alors qu'il partageait une bouteille avec ses camarades et que tout était paisible autour d'eux.

Jimmy et Devereux vont voir ensemble Vers sa destinée de John Ford. De retour, Jimmy explique son grand traumatisme d'avoir abandonné Jane. Elle était venue dans le Montana avec sa famille pour construire une école. Ils s'aimaient. Ils allaient avoir un enfant et ils devaient se marier. Mais, un soir, il l'avait surprise derrière une meule de foin avec un autre homme. Brusquement, il avait cessé de la voir et avait refusé le mariage. Elle lui avait intenté un procès en reconnaissance de paternité qu'elle avait perdu. Elle était repartie seule avec sa famille. Plus tard, Jimmy avait appris de l'homme derrière la meule de foin, Allan, que Jane était seulement en colère contre lui et le cherchait. Mais il avait déjà épousé Lilly et la guerre approchait. Il avait, après la guerre et après son divorce cherché à revoir Jane. Elle était mariée mais ils projetaient de vivre ensemble avec leur fille, Mary Lou. Alors qu'il s'embarquait à la gare de Browning pour la revoir, une amie lui avait annoncé la mort tragique de Jane des complications d'une opération bénigne.

Devereux et Madeleine se promènent à cheval dans la campagne, font l'amour et discutent d'un prochain départ possible de Madeleine en France pour rejoindre son mari.

Devereux et Madeleine ont donné rendez-vous à Jimmy devant le musée. Il y est déjà. Jimmy se souvient d'un traumatisme d'enfance. Alors qu'il avait cinq ans, il était au bord d'un lac gelé avec deux sœurs qui étaient ses voisines. Il n'avait pu, en partie par lâcheté, sauver la plus jeune de la noyade. La plus âgée des deux soeurs l'avait ensuite contraint à des jeux sexuels qu'il reprouvait. Découvert par sa sœur, il fut battu par elle mais nia devant sa mère. Plus tard, alors que son père était mort, il avait découvert sa mère faisant l'amour avec un autre homme.

Devereux explique à l'assemblée des médecins que Jimmy ne désirait pas le pénis de son père comme Freud l'avait théorisé mais plus simplement qu'il souffrait du mal d'Hamlet : il était dépossédé de la toute-puissance qu'il croyait avoir auprès de sa mère une fois le père mort.

Devereux sent la fin de la psychanalyse approcher. Madeleine s'en va lui laissant une lettre où elle le prie de lui écrire.

Pourtant, Jimmy est ramené de la ville en bus après avoir manifestement trop bu. Devereux se fait envoyer balader par le médecin quand il demande le test d'oxygénation du cerveau, l'oxycéphalogramme. Le médecin lui répliquant méprisant qu'on ne le fait pas passer à des ivrognes.

Jimmy raconte en effet à Devereux qu'il a eu une nouvelle crise en voyant une représentation du Songe d'une nuit d'été en marionnettes. Il a l'impression d'être manipulé comme une marionnette, de ne pas tenir seul sur ses pieds sans l'aide du médecin. Jimmy reproche aussi à Devereux d'avoir dénigré la religion qui est importante pour se constituer. Devereux lui fait remarquer que c'est une phase normale et salutaire du traitement que de se révolter contre son thérapeute.

L'infirmière prépare ses affaires pour un test sanguin et refuse de prendre en compte la demande de Jimmy de se rendre à la banque avant la fermeture du week-end. Elle lui affirme qu'elle sera ouverte le samedi matin. Quand Jimmy se présente devant la banque le samedi matin, elle est fermée ce qui génère une grave crise. Il est ramené d'urgence à l'hôpital

Devereux parvient à l'explication finale. L'incapacité à réagir de façon adéquate de Jimmy est due à son renoncement à se confronter à la puissance des femmes. Il a renoncé à contredire et même à en vouloir à l'infirmière comme il a fui devant la mère, la sœur Gayle, Lily, la femme volage, Jane la femme aimée et même Mary Lou qui est élevée par la grand-mère.

Jimmy passe devant la commission des guérisons. Il est reconnu guéri. Menninger, qui remarque que Jimmy a beaucoup appris, lui offre même un poste d'assistant psychiatre, ce qui stupéfie Devereux. Il ne reste plus à Jimmy qu'à passer le test de l'oxygène dans le cerveau. Les résultats sont positifs. Jimmy et Devereux se disent au revoir sur un banc et le premier remercie le second de lui avoir appris à se connaitre mieux.

Devereux entreprend une psychanalyse avec le Dr. Jokl. A celui-ci qui l'interroge sur le fait d'avoir laissé partir Jimmy seul à la gare, il lui confie son sentiment de ne souffrir d'aucun sentiment de culpabilité. De même qu'il ne croit pas en la communication de tous les saints, il ne croit pas plus à une conspiration du mal. Il ne se croit pas responsable du génocide des indiens. Il ne croit que s'en que chaque homme est en mesure de faire par lui-même avec ses capacités propres : "Je n'ai pas traité Picard parce que c'était un Indien, mais parce qu'il était en mon pouvoir de l'aider".

Jimmy a retrouvé sa fille devant son école. May Lou est toujours fâchée mais le sourire rassurant de Jimmy la convainc sans peine de venir vivre avec lui.

Le cinéma de Desplechin est intimement lié à la psychanalyse puisque ses films décrivent toujours le processus complexe qui consiste à renaître à soi-même quand on a connu une blessure de l'âme. L'exploration de l'inconscient est abordée cette fois de front, au travers d'une psychothérapie se déroulant sur trois mois, basée sur le livre de Georges Devereux.

Desplechin ne se prive pas de mettre en scène les pierres angulaires de la psychanalyse au cinéma : les œuvres d'art, les rêves et les flashes-back dans le passé font l'objet de dix grandes séquences symboliques. Plus que leur interprétation, laissée souvent à la charge du spectateur, ces grandes séquences génèrent toute l'émotion qu'il y a à se plonger au cœur du mystère et de la tragédie d'un homme. Pour aboutir à la guérison, au versant lumineux de l'être humain, Devereux et Desplechin vont utiliser la même méthode, des mots simples, de la fiction et de l'humour. La vie et le cinéma mettent en scène les pires traumatismes mais, pour qui sait la voir, la jubilation est toujours possible.

Renaître à soi-même par une psychothérapie

Madeleine ne se prive pas de se moquer de la psychanalyse. Elle offre une barbe postiche à Georges pour qu'il singe la posture de Freud. Elle décrit les poupées russes de la psychanalyse : "une âme que l'on emboite dans un cœur, que l'on emboite dans un esprit, que l'on emboite dans un corps que l'on emboite dans une personne". Or Devereux se méfie de Freud et de ses grandes théories : le parcours du film comme celui de l'analyse ne relèvent justement pas d'un emboitement classique.

Devereux se fait ici le défenseur d'une ethnopsychanalyse combinant plusieurs approches. L'universalité du complexe d'Œdipe n'empêche pas chaque homme de se construire avec sa propre culture. Psychanalyse et anthropologie sont donc complémentaires. Devereux n'aime pas le terme "complexe" et s'en tient à celui de "traumatisme psychique". "Les mots simples rapprochent les hommes" dit-il encore. Dans Rois et reine, le docteur Devereux, que Desplechin rêvait donc de mettre en scène plus longuement, est interprété avec facétie par Elsa Wolliaston. Elle n'a rien de la représentante classique de la psychanalyste et affirme déjà qu'il faut oublier les livres de Freud. Non pas le nier mais faire autrement. C'est ce "faire autrement" qui distingue Devereux. Il ne cherche pas à interpréter systématiquement les rêves mais cherche ce que celui-ci peut bien vouloir dire au patient.

L'analyste Devereux (Elsa Woliaston) écoute
Ismaël Vuillard (Mathieu Amalric) dans Rois et reine voir : photogrammes

L'utilité de l'anthropologie est de rapprocher les deux hommes sur une culture commune, celle des indiens. Elle sert éventuellement à faire comprendre à Jimmy qu'il lui faut passer d'une société matriarcale à une société américaine profondément patriarcale. Devereux met ainsi en œuvre ce qu'Elisabeth Roudinesco dans sa préface à son livre Psychothérapie d'un Indien des plaines : réalités et rêve (1951) a résumé ainsi : "Soigner l'homme malade, l'adapter à son environnement, le guérir en prenant en charge son corps, son âme et son bonheur."

Devereux, invité au Winter Hospital n'y pratique pas davantage les soins appliqués aux traumatismes psychiques de guerre. Un plan sur une photographie du staff de Menninger en 1946 montre qu'il dirigeait alors le plus grand hôpital psychiatrique du monde, installé à Topeka parce que s'y trouvait déjà sa propre clinique. L'armée américaine, s'étant aperçue qu'elle manquait de psychologues et psychiatres, avait commandé à Menninger d'en former de véritables bataillons. Mais comme cela est expliqué au début Let There Be Light (John Huston, 1946) ils ne sont pas formés pour affronter des pathologies chroniques. C'est pourquoi ils font appel à Devereux.

Let There Be Light(John Huston, 1946) :
Equal success is not to be expected... voir : photogrammes

Jimmy P. n'est ainsi pas la belle histoire d'une guérison par la psychanalyse mais l'histoire d'une psychothérapie ou la séduction mutuelle entre le patient et le thérapeute est nécessaire pour mettre à jour les multiples causes de la névrose du premier. Vis à vis du grand cinéma classique, la déception pourrait être de mise. Il ne s'agit pas, comme dans La maison du docteur Edwardes (Hitchcock, 1945), de parvenir au souvenir du traumatisme initial qui a bloqué la mémoire dans une grande scène de suspens, aboutissement de multiples indices partiels disséminée auparavant dans le cours de l'histoire.

La maison du docteur Edwardes (Hitchcock, 1945) :
les petits cailloux des rêves pour retrouver le souvenir enfoui

L'explication de la névrose de Jimmy fait l'objet d'une séquence toute simple où Devereux explique à Jimmy encore allongé sur son lit après une dernière et terrible migraine qu'elle est due à son incapacité à réagir de façon adéquate parce qu'il renonce à se confronter à la puissance des femmes.

Jimmy accepte cette explication car il a lui-même appris des rudiments de psychothérapie au point que Menninger lui propose une place d'assistant. Cette incapacité à se confronter à la puissance des femmes est inscrite non dans son cortex conscient (explication alors banale) mais s'est sédimenté dans son néocortex inconscient. Et c'est ce traumatisme psychique qu'au bout d'un long parcours, lent, compliqué, plein de reculs puis d'avancées vers la guérison, le film a mis en scène.

Dix grandes séquences symboliques et transgressives

Si Desplechin met en scène une psychothérapie et non une analyse, il ne se prive pas pour autant des morceaux de bravoure que constituent au cinéma les pierres angulaires de la psychanalyse : les œuvres d'art, les rêves et les flash-back dans le passé.

Les œuvres d'arts comme facteurs explicatifs de la personnalité font l'objet de trois des dix grandes séquences symboliques du film. Ce sont les deux dessins de Jimmy qui, exposés devant le staff de l'hôpital, font l'objet d'un brillant discours de Devereux. Devereux n'y voyant aucun compartiment étanche entre les différentes zones du dessin en déduit que Jimmy n'est pas schizophrène. Au contraire, il semble manifester un salutaire complexe d'Œdipe (reste près de la maison avec des montagnes mamellaires et un ciel inquiétant). C'est ensuite l'extrait de Vers sa destinée de Ford où Lincoln choisit son destin sur la tombe de son premier amour. Il génère la grande confession de Jimmy s'accusant d'avoir tué la femme aimée. C'est enfin le spectacle de marionnettes jouant Le songe d'une nuit d'été qui va générer la colère de Jimmy contre celui qu'il accuse de tirer les ficelles de sa personnalité.

Les rêves sont aussi au nombre de trois. Celui du cow-boy et de l'indien ; celui de l'ours du renard et de l'enfant ; celui du dernier arpent de terre fleurie. Au premier, nulle explication ne sera donnée. Il évoque par le personnage au visage masqué et à la sourde menace le rêve de La maison du docteur Edwardes. Si l'on tient absolument à l'interpréter, sans doute devra-t-on le faire en lien avec la remarque de Devereux sur la différence entre la théorie occidentale qui veut qu'un rêve explique le passé et la tradition indienne pour qui il prédit l'avenir. Le rêve prend en effet place après l'épisode du couteau brandit par le jeune patient blanc fou qui, ne pouvant agresser Jimmy, se le plante dans la main et son suicide après le rêve que Jimmy voit depuis la salle où les patients dessinent.

Le rêve de l'ours du renard et de l'enfant est en partie éclairci ; sa fin du moins. Devereux constate que Jimmy ne peut tuer un ours mais qu'il peut tuer un renard et conseille donc à celui-ci de commencer à régler ses petits problèmes avant les gros. Jimmy et lui conviennent par ailleurs que le renard, poilu, pourrait être le sexe féminin duquel tombe l'enfant. Armé de l'explication finale du traumatisme de Jimmy, on pourra comprendre que le renard c'est Jane, que Jimmy s'accuse d'avoir tuée, l'enfant Mary Lou et l'ours les femmes dans leur ensemble qui ont successivement réduits Jimmy à l'impuissance. Mettre une balle à la fois pour tuer l'ours va de pair avec la méthode de Deveaux de défaire un à un les traumatismes de Jimmy. Le rêve du dernier arpent de terre annonce la guérison. La femme malade que l'on opère n'est plus Jane mais Gayle que Jimmy va retrouver lorsque la dernière séance de soin sera finie.

Trois des quatre flashes-back dans le passé sont autant d'explications psychanalytiques qui pourraient s'avérer suffisantes par elles-mêmes. Le premier semble tout devoir expliquer. Jimmy après le rêve de l'ours va beaucoup mieux ; il saigne de l'oreille durant la nuit et se souvient alors de l'accident qui causa son coma de deux jours. Ayant retrouvé ce que son inconscient avait censuré, il peut donc s'estimer guéri. C'est le sens de la lettre qu'il écrit à sa sœur. Le second flash-back n'a rien de psychanalytique. Il raconte la triste histoire de Jane et de Jimmy, le refus du mariage, les retrouvailles d'une nuit et comment il apprit sa mort sur le quai d'une gare. Ce ne sont que les troisième et quatrième flashes-back qui reprennent la piste psychanalytique : les jeux sexuels avec la jeune voisine et la scène traumatique de l'enfant découvrant sa mère faisant l'amour avec un autre homme.


Les poupées françaises et américaines du cinéma

Complexes et à visées multiples, les dix grandes séquences symboliques ne sont donc par un parcours de grands principes emboîtés dans des poupées russes, pas plus qu'elles ne constituent un grand parcours de cinéma linéaire.

Elles sont trouées par ce qui fait toute la jubilation du film. L'amitié entre les deux hommes et leur altérité radicale. Jimmy est plutôt taiseux alors que c'est par le langage que Devereux met en œuvre le traitement : pour porter plus loin l'analyse, pour s'assurer que l'explication est partagée, pour retourner les questions, pour retourner d'éventuelles agressions (sur la religion ou la manipulation).

L'altérité la plus radicale vis à vis de la plongée dans le trouble psychique de Jimmy est l'irréductible liberté de Devereux, touche à tout génial et sans cesse monté sur ressort (il s'entraîne au piano dans le train, toujours à l'affût du regard des jolies femmes, toujours à prendre des notes); chercheur de vérité mais qui ne cesse de jouer avec son identité. Madeleine lui reproche d'avoir dissimulé que Georges Devereux n'est que le nom sous lequel il a été naturalisé alors qu'il est un juif hongrois. Né György Dobo, il se fit aussi baptisé sous le nom de Devereux sans renoncer à son goût de la provocation puisque le mot roumain "evreu" signifie "juif".

Desplechin en rajoute lui-même sur le goût du mensonge puisque celle qui fait le reproche de la dissimulation est elle-même le seul personnage inventé du film. Madeleine dira à Karl Menninger que Devereux rencontra son mari dans un cabinet de psychanalyste. Ce mari, Lucas Steiner, serait resté durant toute la guerre caché dans la cave d'un théâtre, allusion transparente au Dernier métro de François Truffaut, l'un des maîtres de Desplechin. Madeleine anglaise, évoque le personnage homonyme de Vertigo. Sa descente du train avec comme cadeau une selle de cheval fait penser à Marnie ce que renforce la musique lyrique et herrmanniennes d'Howard Shore (Esther Kahn, Cronenberg, Burton, Scorsese).

Aux amours difficiles de Jimmy, Desplechin oppose ainsi celui tout aussi profond mais léger comme des vacances de Georges et Madeleine. Il se permet même une forme de réconciliation avec son propre cinéma : la lettre d'adieu de Madeleine lue face caméra sur un fond uni évoque clairement la lettre post mortem de Maurice Garrel dans Rois et reine. La représentation théâtrale du Songe d'une nuit d'été et l'oxygène insufflé dans le cerveau depuis deux trous dans moelle épinière renvoient à Un conte de Noël.

Rois et reine (voir : photogrammes)
Un conte de Noël (voir : photogrammes)

Après avoir éclairci les ombres tragiques de l'esprit de Jimmy et s'être assuré du bon fonctionnement de son corps par l'oxy-encéphalogramme, Devereux en appelle à la possibilité pour chaque homme de s'asseoir au banquet des dieux. C'est ce même trajet vers la lumière qu'accomplit le spectateur durant le parcours de ce film-enquête à la forme discrètement sophistiquée et au message profondément humaniste.

 

Jean-Luc Lacuve le 16/09/2013 (critique après la séance du Ciné-club du jeudi 12 septembre).

 

Bibliographie :