2014

Paris, Le Trocadéro. Au Dôme, derrière le Palais de Tokyo des skateurs s'entrainent et s'amusent du corps avachi d'un vieillard allongé par terre qu'ils contournent avec plus ou moins d'adresse. Marie sort du lycée et retrouve son petit copain, Pacman. Plus loin, au milieu d'un groupe de skateurs, un couple se déshabille et fait l'amour filmé par Toff avec son téléphone portable.

Math se réveille, prend sa douche en hâte et discute avec son ami, JP, de leur client respectif de la veille. JP en a encore le corps meurtri et Matt lui fait la leçon : s'il ne veut pas que le client se serve trop brutalement de lui, il faut se montrer gentil, l'amadouer, lui parler. JP le remercie d'un baiser mais est violemment repoussé par Matt. Math et JP cherchent ensuite sur internet s'ils ne trouveraient pas des clientes ; l'argent est plus facile à gagner avec elles.

A l'entrainement au dôme succède une soirée dans un bar de nuit où les adolescents dansent et suent sous les yeux et les nez de clients potentiels. Math va ainsi trouver Catherine, une femme au corps détruit par l'âge qui se montre gentille et pleine d'humour. Il passera bientôt son adresse à Guillaume qui tentera de l'amadouer en se présentant comme un orphelin, chargé de famille. Lui même accompagné de Toff iront chez un riche client habitant une petite maison au porche décoré d'angelots.

Les jeunes gens se retrouvent quotidiennement au Dôme pour s'entrainer au skate et éventuellement trouver un client. Marie remarque ainsi Minh indiquer à l'un des skateurs une grosse berline dans laquelle il s'engouffre. Les skateurs discutent avec le vieil homme du Trocadéro qui s'avère être un rocker et écoutent la chanson d'un guitariste. Math a pour client un fétichiste du pied qui ne cesse de s'exclamer devant sa beauté : "mon garçon, mon garçon". Lorsque le soir, Marie vient passer la soirée avec lui et JP, ils n'arrivent pas à tirer Math de sa léthargie avachi devant un jeu vidéo, hanté par les paroles répétitives du fétichiste du pied.

Le lendemain au dôme, Marie demande à Guillaume d'où vient l'argent de Math et JP. Guillaume lui laisse entendre qu'il est facile de se prostituer avec les facilités offertes par internet. C'est la révélation pour Marie qui prévient immédiatement la belle-mère de JP des agissements de celui-ci. Marie passe la fin d'après-midi avec Toff et chante La nuit américaine en s'accompagnant à la guitare perchée sur une haute plate-forme du Trocadéro.

Lorsque JP renter chez lui, il est attendu par son père et sa belle-mère. Son père n'ose lui parler malgré les encouragements de sa compagne. Quand il le fait c'est sur le mode de l'agression verbale puis physique sur son fils. Math supporte de plus en plus mal son état de prostitué et c'est totalement léthargique qu'il se laisse prendre par un client vigoureux qui tente vainement de le réveiller. Math a une vision de lui-même plus âgé devenant à son tour un client.

Math a rendez-vous chez le riche client au porche décoré d'angelots. C'est un vieux galeriste bon enfant qui se laisse facilement amadouer par les techniques de contournement sexuel de Math et accepte discussion et danse. Math le piège en remplaçant le comprimé de viagra par du somnifère et donne rendez-vous à tous ses copains. Marie a suivi JP, cachée dans un tax,i et découvre la mise à sac de l'appartement du galeriste, désormais profondément endormi et dont les jeunes gens maquillent le visage au feutre. La scène est filmée comme d'habitude par Toff. Pacman, toujours jaloux de Math, s'en prend à lui mais est réprimandé par la bande. Il se venge en volant l'argent destiné à Math dans les poches du galeriste qu'il blesse méchamment d'un éclat de verre enfoncé dans le dos.

Marie a fui et rompu avec Math et JP. Elle assiste à un défilé de mode arty avec sa mère et d'autres grands bourgeois. JP, repoussé une fois encore par Math, s'en va déclarant qu'il va partir pour le sud.

Math est de nouveau presque inconscient chez lui et entend, à moitié endormi, JP déclarer à sa mère qu'il est son ami et qu'il l'aime. La mère de Math, cynique, alcoolique, incestueuse et nihiliste s'amuse de cette confidence tout juste intéressée par le fait que son fils ait révélé qu'il ne rêvait jamais. JP, repoussé une fois encore par Math, s'en va. La mère de Math en profite pour tenter vainement de s'unir à son fils prétextant qu'elle s'ennuie dans ce monde où il n'y a rien, rien n'à faire et rien tout court.

JP, désespéré de voir son amour cesse rejeté par Matt, se saoule puis vient errer au palais de Tokyo pour y retrouver sa belle-mère, hôtesse d'accueil de cette institution. Elle est en train de préparer un cocktail pour de riches VIP et est surprise de voir son beau-fils. Elle sait qu'il la hait et ne s'étonne pas de l'injure lancée demandant la fin d'un monde de bisounours. Elle est frappée de stupeur lorsque JP se jette du haut d'un étage élevé et vient se fracasser le crâne à ses pieds.

La bande des plus jeunes skateurs se réunit autour de Marie. On plaisante Toff pour ses filmages permanents destinés à alimenter d'inutiles ou secrètes archives. Marie propose à Guillaume de coucher avec elle mais celui-ci refuse de crainte de représailles de Pacman. Marie, prise de vague à l'âme, semble tentée par un suicide du haut de la voie ferrée. C'est une voiture  abandonnée qui servira d'exutoire au vide existentiel des adolescents. Elle est brûlée dans la joie et le brasier filmé par Toff.

Larry Clark profite d'un tournage en exil pour faire un film bien moins réaliste que les précédents poussant l'expérimentation jusqu'à un degré jamais atteint encore chez lui. Dans ce pur fantasme mental, seuls les corps résistent par leur beauté et leur laideur. Le rapport entre un homme âgé, à commencer par le réalisateur lui même, et la jeunesse y devient central, démultiplié, sublime et grotesque, tragique.

Un film d'exilé qui expérimente

En 2010, une rétrospective de l’œuvre photographique et cinématographique de Larry Clark est organisée au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris et connait un succès de scandale car interdite aux moins de 18 ans. C’est à cette occasion que le cinéaste découvre, non loin du musée, le parvis du Palais de Tokyo qui est l’un des spots de skateboard les plus importants de la capitale. Intrigué par cet endroit qui rassemble une partie de la jeunesse parisienne, Larry Clark décide d’en faire le lieu de son prochain film. Il rencontre un jeune poète nantais du nom de SCRIBE, alias Mathieu Landais, et décide de lui confier la rédaction du scénario de The smell of us. Il s'en détachera nettement : SCRIBE avait réuni des informations sociologiques précises sur les skateurs et ne faisait pas état de leur activité d'escort-boy pour vieux.

Larry Clark prend le risque de filmer une jeunesse parisienne avantagée socialement, venant des beaux quartiers, bien moins sympathique que les skateurs du ghetto de South Central de Los Angeles, dans Wassup rockers (2005), mais naviguant dans la même incertitude et le même désarroi. Il prend aussi le risque de se filmer en clochard du Trocadéro et en fétichiste du pied. Ce seraient des rôles de circonstances, les acteurs prévus s'étant, pour l'un désisté et, pour l'autre, blessé. Pourtant l'étrange canne du réalisateur est présente dans les deux séquences marquant sa volonté d'y figurer comme personnage. Le portable de Torf filme tout le temps. Il est même là lorsque, de manière réaliste, il ne devrait pas être là (chez les clients). La matière de l'image manifeste aussi parfois sa présence alors qu'il n'est pas montré comme présent dans la séquence. La double présence du corps de Larry Clark se dédouble aussi en un deuxième réalisteur, Torf, qui peut bien alors être omniprésent.

Larry Clark semble s'inspirer tout à la fois de la renaissance avec le corp d'ange de son acteur principal, du talent de coloriste de Rubens dans sa façon de filmer Marie dans ses tenues blanches, noires, rouges et roses, de Goya avec le fétichiste du pied qui semble dévorer celui de Math comme Saturne dévorait son enfant dans le tableau du même nom. La captation de l'étreinte du couple initial, entrecoupée d’images saccadées et dépixellisées, peut aussi renvoyer à l'art informel.

Des sources d'inspiration possible dans la peinture :
Le David de Donattello pour Math
Chapeau de paille de Rubens pour Marie
Saturne devorant son enfant de Goya pour le fétichiste du pied
L'art informel de Fautrier pour la depixélisation

Un film tragique

On pourrait en conclure un peu vite que les vieux sont condamnés à l'abjection (La charogne de Baudelaire) alors qu'il serait fait l'apologie de la vie sauvage des jeunes, de leur sexualité débridée. Larry Clark semble pourtant faire une distinction entre les loueurs des services des jeunes, gentils et peu cyniques, alors que les parents sont bien davantage pervers.

Les clients vivent au milieu des dorures et des œuvres d'art. Ils sont interloqués de la puissance de la jeunesse. L'homme aimerait que Math se réveille. Le galeriste est éberlué du saccage de son appartement. La femme d'âge mûr avec qui vont deux des jeunes fait preuve d'humour ("chacun laisse avant de mourir une chaussure dans le frigo des autres") et se montre  gentille. Ils sont filmés sans cynisme. En revanche, les parents de JP n'arrivent pas à entretenir une relation de transmission avec leur enfant. C'est probablement le total nihilisme de la mère de JP qui imprègne durablement Math et son entourage.

La vacuité des jeunes bourgeois parisiens est en effet bien pire que celle de leurs ainés. Un seul, JP, dit aimer. Les autres sont condamnés au vide : il ne se passe rien, il n'y a rien. Tragiques sont ces jeunes pris au cœur de leur vie alors que les vieux sont représentés dans une sphère off de leur vie principale ou publique. La chanson à la guitare par Michael Pitt, l'acteur de Last days et les chansons, off puis in à la fin, de Jonathan Velasquez, l'acteur de Wassup rockers sont comme un contre-point positif. Le cinéma de Gus van Sant, même sans parole montre la pensée en acte. Et Paranoid Park, My own private Idaho ou Elephant ne sont pas sans rapport avec le film. Il s'agit toutefois d'un cinéma très construit, celui de l'image cristal, alors que celui de Larry Clark est pleinement celui de la résistance des corps face à un imaginaire qui s'emballe ou s'enlise.

Endormi, gentil, Math ressemble au Tadzio de Mort à Venise. Mais il ne s'agit pas d'un point de vue sur une jeunesse lointaine et inaccessible. Larry Clark est au milieu d'eux et Jean Narboni remarque que l'on n'est certainement pas loin du pont que Gombrowicz pensait pouvoir établir entre jeunesse et vieillesse dans son Journal. La jeunesse n'aime pas sa propre beauté. Son aversion pour sa beauté est plus belle que sa beauté elle-même. Le pont qui lie la vieillesse à la  jeunesse c'est de connaitre cette douleur.

Autre référence majeure citée par Narboni, celle à Bresson avec Le diable probablement où, après avoir essayé toutes les causes (sexualité débridée, foi, écologie, psychanalyse), Charles demande à un ami de le tuer. JP va finalement se tuer face à celle envers laquelle éprouve encore au moins quelque chose, fut-ce de la haine. Le découpage magnifique de la scène fait penser au maitre français : la venue de JP regardant sa belle-mère, longs plans sur elle se déhanchant pour monter les escaliers avec l'injure off de JP puis le terrible bruit de son suicide et le visage interloqué de la belle-mère avec un plan sur le corps de JP sur les marches tachées de sang. Au fantasme d'une jeunesse perdue s'opposent aussi quelques autres scènes classiques, brillamment découpées. Ainsi de ces premiers plans en plongée sur le spot du Trocadéro ou Marie chantant au-dessus du vide en contre-plongée ou bien encore lorsqu'ell est vue de dos avec la Tour Eiffel.

Marie, ainsi souvent magnifiée par la couleur, la lumière ou le découpage, trouve une porte de sortie moins tragique. Cela aurait pu être de trouver un nouveau petit copain mais Guillaume s'y refuse ; cela aurait pu être le suicide de haut de la voie ferrée. Ce sera finalement de mener la violence contre la voiture abandonnée. Appel à la révolte qui reste une ressource de la jeunesse ou de la vieillesse créatrice : savoir filmer l'embrasement.

Jean-Luc Lacuve le 22/01/2015

Source : Intervention de Jean Narboni au Café des Images le 19/01/2015, bientôt retranscrite sur le site du cinéma.

Note : Witold Gombrowicz, Journal, tome 1:1953-1956, Christian Bourgois éditeur, 1981.

"Tout au long de l'enterrement, la laideur de cette mort lente, du vieillissement, me pesait tel un bloc de pierre, un roc absolu, total, inévitable, un roc sans phrases. Je méditais aussi sur la mystification qui l'accompagne. En effet, il n'y a pas et ne peut y avoir pour les gens de plus grande opposition qu'entre une biographie ascendante et descendante, entre évolution et décadence, entre un homme après la trentaine qui commence à décliner et un homme avant la trentaine en plein développement. C'est l'eau et le feu, il y a là quelque chose en train de changer dans l'essence même de l'homme. Un adolescent que peut-il avoir de commun avec un homme vieillissant ? (...)

Aussi, je ne crois guère que la mort soit le problème essentiel de l'homme et j'estime qu'une œuvre d'art qui en est entièrement imprégnée n'est pas pleinement authentique. Notre véritable affaire, c'est justement le fait de vieillir, cet aspect de la mort que nous éprouvons chaque jour. Et moins le vieillissement lui-même que cette particularité qui le fait se couper si entièrement, si terriblement de la beauté. Ce qui nous fatigue, ce n'est pas de mourir lentement, mais de savoir que le charme de la vie devient inaccessible. J'ai aperçu au cimetière un adolescent qui passait entre les tombes tel un être d'un autre monde, mystérieux, splendide, florissant; et nous étions comme des mendiants. Je fus cependant frappé de ne pas ressentir notre impuissance comme quelque chose d'inéluctable. Aussitôt cette sensation en moi-même m'a plu. Je m'accroche uniquement aux pensées et aux sentiments qui me plaisent. Incapable de penser  ni de sentir rien qui m'annihile complètement. Et dans le cas présent, j'ai suivi ce mode de pensée qui, par le fait même d'être issu de moi-même, créait en moi l'espoir. N'est-il vraiment plus possible de rattacher l'âge adulte à la vie, à la jeunesse ? (...)

(Je tiens à indiquer ici que j'ai mis une bonne demi-heure à chercher les phrases que l'on va lire ci-dessous). En effet, j'ai comme d'habitude posé le problème sans en connaître la solution, en me fondant uniquement sur mon intuition qui me fait croire qu'il y a pour moi une solution possible - et au cimetière je n'avais pas non plus réfléchi à l'ensemble de la question. Je pense moi que dans son for intérieur, la jeunesse n'aime guère sa propre beauté, elle s'en défend, et cette aversion qu'elle a de sa propre beauté est plus belle encore que la beauté même - c'est la seule chance de dépasser, vaincre et d'annihiler la distance qui nous tue. (p. 70-72).

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Genre : Drame de l'adolescence
Festival de Deauville 2013 Avec : Lucas Ionesco (Math), Hugo Behar-Thinières (JP), Diane Rouxel, (Marie), Théo Cholbi (Pacman), Ben Yaiche Ryan, (Guillaume), Adrien Binh Doan (Minh), Maxime Terin (Toff), Valentin Charles (Ami de Toff), Niseema Theillaud (Catherine), Dominique Frot (Mère de Math), Philippe Rigot (Vieux client), Valérie Maës (Belle-mère de JP) Jean-Christophe Quenon (Père de JP), Michael Pitt (Le guitariste). 1h32.
The smell of us
Thème : Erotisme