Heureux comme Lazzaro

2018

Genre : Drame social

(Lazzaro Felice). Avec : Adriano Tardiolo (Lazzaro), Agnese Graziani (Antonia enfant), Luca Chikovani (Tancredi jeune) Alba Rohrwacher (Antonia), Sergi López (Ultimo), Natalino Balasso (Nicola), Tommaso Ragno (Tancredi adulte), Nicoletta Braschi (La marquise Alfonsina De Luna). 2h05.

Italie centrale, milieu des années 1990. La nuit, sous la fenêtre de Maria Grazia, un jeune homme vient lui chanter son amour avec quelques musiciens. La famille de Maria Grazia, qui n'a qu'une ampoule pour éclairer toute la maisonnée, approuve cette relation. Tous se retrouvent dans la cuisine pour un très chiche repas. Maria Grazia et son amoureux annoncent qu'ils ont décidé de tenter leur chance en ville et qu'ils quitteront bientôt la petite communauté paysanne d’Inviolata. Lazzaro doux, taciturne faisait partie des musiciens. Il porte aussi la grand-mère paralysée là où elle veut et ramène une poule égarée au poulailler. Là, l'homme qui le garde des loups, lui demande de le remplacer pour que lui puisse se joindre à la fête. Il viendra le relayer bientôt dit-il tout en l'enfermant dans l'enclos. Lazzaro, la bonté même, accepte et se réveille avec joie au matin. Il aide alors la communauté à rassembler les feuilles de tabac, production majeure du domaine d'Inviolata.

Quand Niccola, le comptable du domaine, arrive, accompagné du prêtre, c'est pour leur indiquer qu'ils ne seront de nouveau pas payés ce mois : les poulets n'ont pas été livrés car le loup les a mangés. Méprisant, il ajoute qu'il est hors de question que quiconque quitte Inviolata sans l'accord de la propriétaire du domaine, la marquise Alfonsina De Luna, surnommée la vipère. Maria Grazia et son amoureux sont débarqués du camion où Lazzaro avait, seul, assuré le chargement. C'est encore lui qui accompagne Niccola et le prêtre jusqu'au pont effondré qui isole la communauté du reste du monde. Pour sa peine, Niccola lui donne un paquet de café

L'été, la marquise Alfonsina de Luna, accompagnée de son fils, Tancredi, de Niccola et de sa fille viennent s'installer à Inviolata. Tancredi n'aime ni Inviolata ni le comportement cynique de sa mère. Il se lie d'amitié avec, Lazzaro. Il fait croire à un enlèvement. Seule la fille de Niccola y croit et avertit la police. Lorsque celle-ci arrive, elle découvre "la grande escroquerie" : une cinquantaine de paysans maintenus à l'état de servage. Tous sont conduits dans un bus pour identification sans Lazzaro, tombé du haut d'une falaise.

Antonia lit alors l'histoire du loup et du saint, tirée du Roland Furieux de l'Arioste.

Trois décennies ont passées. Les paysans ont vieillis. Encore plus pauvres, ils vivent dans un grand container abandonné près d’une voie de chemin de fer, à la périphérie d’une grande ville. Lazzaro lui n’a pas changé. Visage sans ride, portant le même polo écru, il est resté le même. Seule Antonia accueille avec joie Lazzaro en qui elle reconnait un saint. Lazzaro souhaite retrouver son "demi-frère" Tancredi et le retrouve finalement dans un boite de nuit. Tancredi revoit avec joie les paysans vieillis d'Inviolata et les invite à déjeuner le lendemain. Intimidés, Ultimo, Pippo, Antonia, ses parents et Lazzaro se rendent à l'adresse indiquée en ayant acheté de couteuses pâtisseries. L'immeuble est en ruine et, Tancredi n'ose accueillir ses amis envoyant sa femme, la fille de Niccola leur ouvrir. Elle quémande les gâteaux et explique que les banques les ont ruinés.

La petite bande revient piteuse dans la nuit. Elle est même chassée d'une église mais la musique de l'orgue, soudain muet, quitte l'église pour suivre Lazzaro et ses compagnons qui poussent le camion d'Ultimo tombé en panne.

Le lendemain, Lazzaro entre dans une banque sans se soucier du système de sécurité. Il demande naïvement au guichet que l'argent des De Luna leur soit rendu. Les clients d'abord terrorisés car ils ont cru voir une arme dans la poche de Lazzaro. Celui-ci, en effet, dit qu'il en possède une, en fait la fronde de son demi-frère Tancredi. Quand les clients s'aperçoivent de leur erreur, ils se soulagent en rouant de coups Lazzaro qui meurt avant que la police ne survienne. Son âme, matérialisée dans un loup, s'échappe vers les montagnes.

La scène introductive, tout comme la datation flou mais identifiable au milieu des années 1990, marquent la ressemblance avec Les merveilles (2014), le précédent film d'Alice Rohrwacher. Lazzaro est peut-être Martin, devenu adulte. Le dernier plan des Merveilles, un rideau entre deux portes de la maison abandonnée qu'agite le vent, est relayé ici par la maison de maître d'Inviolata, abandonnée où Lazzaro revient après son réveil et découvre Ultimo et Pippo en dérobant les derniers vestiges.

Tancredi pourrait faire penser au personnage interprété par Delon dans Le guépard (Luchino Visconti, 1963) d'autant qu'il épouse la fille du contremaitre du domaine. Mais il est plus sûrement le personnage de la Jérusalem délivrée (1581) du Tasse ou du Roland Furieux de l'Arioste (1532) où l'on retrouve l'histoire du saint et du loup.

Ces réminiscences, auxquelles il est possible d'ajouter Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976) et Miracle à Milan (Vittorio de Sica, 1951) donnent au film son aspect de fable sur l'éternelle exploitation de l'homme par l'homme et la toute aussi éternelle possibilité de trouver dans la nature et l'art de quoi ressourcer les individus. Lazzaro connait encore le secret des plantes qui poussent près de la voie ferrée et emporte la musique d'église avec lui. Roué de coup dans la banque, où il a fait peur aux clients, son âme s'enfuit sous l'apparence d'un loup pour retourner dans les montagnes.

La grâce du cinéma d'Alice Rohrwacher est d'insérer de façon presque invisible des plans mystérieux, qui viennent doubler ceux d'une réalité plus prosaïque. La mise en service de l'antenne qui clignote, rouge dans le noir, permet le fonctionnement du téléphone dans cette zone jusque là non couverte et la venue de la police. L'amitié bien réelle entre Lazzaro et Tancredi, en dépit de leur différence de classes sociales, repose sur leur même âme de chevaliers hors de leur temps. Ils s'identifient tous les deux au loup, conçoivent une "arme" de chevalier même si ce n'est qu'un lance-pierre, dorment à même le sol et aiment le goût du café. Plus tard, Tancredi reste un original qui se moque des banques et des banquiers et aimerait recevoir en grand seigneur... s'il en avait les moyens.

Les décors sont ceux,  pour la première partie, du centre de l’Italie, du Latium dans les environs de Viterbe, près du Lac de Bolsena et de la Valle dei Calanchi à Vetriolo et de l'Ombrie (Castel Giorgio, région de Terni). Pour la deuxième partie, la ville non nommée est un mélange de  Turin et Milan et de Civitavecchia dans le Latium.

Jean-Luc Lacuve, le 17 novembre 2018.