Coeurs

2006

Genre : Drame social

D'après la pièce de Alan Ayckbourn : "Peurs privées en places publiques". Avec : Sabine Azéma (Charlotte), Lambert Wilson (Dan), André Dussollier (Thierry), Pierre Arditi (Lionel), Laura Morante (Nicole), Isabelle Carré (Gaëlle), Claude Rich (la voix d'Arthur), Françoise Gillard (la speakerine TV), Anne Kessler (Présentatrice TV). 2h00.

Dans le nouveau quartier de la Bibliothèque François Mitterrand, Nicole cherche un appartement de trois pièces dont l'une serra consacrée au bureau de son fiancé. L'appartement que lui propose Thierry, l'agent immobilier est "petit" : la troisième pièce n'a été obtenue qu'en coupant la première en deux. Chauffage et fenêtre sont communs.

Dan, le compagnon de Nicole, a oublié de se rendre à la visite de l'appartement. Englué au bar de l'hôtel quatre étoiles où il discute avec le barman, il raconte sa vie : militaire récemment renvoyé pour n'avoir pas surveillé ses soldats lors d'actes dégradants, il se réfugie dans l'alcool pour échapper à toute vie sociale.

Revenu à l'agence, Thierry s'extasie devant le sourire de Charlotte. Celle-ci lui donne une cassette où elle a enregistré son émission favorite de la télévision sur son magnétoscope.

Thierry rentre chez lui et retrouve Gaëlle sa sœur avec qui il partage l'appartement et des soirées petits chevaux. Ce soir, Gaëlle sort, une grosse fleur rouge à la boutonnière. Elle cherche désespérément l'amour dans des bars où ses rendez-vous amoureux ne viennent jamais.

Resté seul, Thierry, regarde la cassette que lui a prêtée Charlotte, sa collègue bigote. Mais qu'elle n'est pas sa surprise : après l'émission "les chansons qui ont changé ma vie", émission aussi pieuse que pénétrée d'un sérieux ridicule, il tombe, ébahi, sur les ébats érotiques d'une femme cadrée sous le visage mais qu'il pense ne pouvoir être que sa collègue Charlotte.

Celle-ci fait des heures supplémentaires comme garde malade. Ce soir, elle est chez Lionel pour garder Arthur, son père acariâtre, cloué au lit, mais violent et extrêmement grossier.

De son côté, Nicole essaie de sauver son couple avec Dan bien que celui-ci rentre saoul du bar de l'hôtel.


Le lendemain
, Dan et Nicole visitent un nouvel appartement que Dan trouve trop petit : il ne pourra y installer son bureau. Thierry arrive un peu plus tard et convient qu'il est toujours petit.

De retour à l'agence, Thierry interroge Charlotte sur la technique du magnétoscope, des cassettes qui s'y effacent plus ou moins entièrement. Charlotte joue l'innocente et propose une nouvelle cassette que Thierry s'empresse d'accepter.

Au bar de l'hôtel, Lionel conseille à Dan de prendre du recul en se séparant pour une brève période de sa compagne comme il le fit lui-même quelques années auparavant. Il lui conseille aussi de passer une petite annonce.

Malgré le secours de sa bible, malgré ses prières à genou devant la madone, Charlotte n'arrive plus à contenir les excès orduriers, méchants et violents d'Arthur. Celui-ci s'endort pourtant et, à son retour, Lionel explique à Charlotte son passé : après une rupture, il a soigné sa mère pendant trois ans puis son père. Charlotte lui fait admettre que son père lui en veut et qu'il souhaite qu'il lui pardonne.

Ce soir, au café DeZir, Gaëlle se contente de franchir le seuil. Elle rentre donc plus tôt que prévu et surprend Thierry regardant ce qu'elle croit être une cassette pornographique. Elle s'effondre en larmes, trouvant la situation pitoyable.
Une nouvelle foi, Dan rentre ivre du bar de l'hôtel. Nicole le chasse.

Le troisième jour, Nicole visite un troisième appartement, encore plus petit. Thierry admet que c'est plutôt pour un célibataire.

Dan annonce à Lionel qu'il a quitté Nicole et a passé une annonce

A l'agence, Thierry affirme à Charlotte qu'il a encore mieux aimé la seconde cassette et que tut ce qu'il a vu l'a troublé. N'y tenant plus, il embrasse Charlotte qui le repousse et embrasse son crucifix.

Le soir, Thierry est condamné à voir à la TV une émission sur la prostate.

De son coté Dan s'est rendu au café DeZir, rue Oberkampf où il rencontre Gaëlle avec qui le courant passe immédiatement. Il la conduit au bar de l'hôtel où ils finissent la soirée ivres, amoureux et promettant de se revoir le lendemain.

Chez Lionel, Charlotte sort le grand jeu et, en habits de cuir, fait un show érotique devant Arthur qui râle de plaisir et dont on voit les pieds se lever comme en lévitation.

Nicole, en larme brûle les premières lettres de Dan.

Gaëlle rentre chez elle ivre morte, Thierry qui s'était inquieté pour elle, la porte jusque dans sa chambre.

Le quatrième jour, Nicole vient dans l'agence annoncer qu'elle abandonne la recherche d'un appartement.

Thierry s'excuse pour son geste déplacé de la veille et Charlotte lui pardonne avec une magnanimité emphatique. Elle lui propose une troisième cassette. Reprenant son leitmotiv, il faut être fort et résister aux tentations.

Troublé, malade et indécis Thierry rentre chez lui et hésite à visionner la cassette
Au bar de l'hôtel, Dan attend Gaëlle avec un bouquet de fleurs. Mais c'est Nicole qui surgit et vient dire adieu à Dan.

Gaëlle surgit, se méprend sur la présence de Nicole attablée avec Dan devant le bouquet de fleurs. Elle s'enfuit. Lionel aura beau avertir Dan de la méprise, sans son nom ni son adresse, il ne la retrouve pas.

Gaëlle rentre chez elle et retrouve Thierry qui n'a pu résister à visionner la troisième cassette proposée par Charlotte. Pourtant, sur celle-ci, pas de séquence érotique, après l'émission religieuse, juste de la neige. Gaëlle coupe la TV sur laquelle le mot fin vient s'incruster.

Comme pour Smoking, No-smoking, le film est une adaptation d'une pièce de théâtre d'Alan Ayckbourn et Resnais utilise un dispositif assez semblable à son film de 1993 : prédominance de scènes de dialogue à deux, au maximum à trois, dans des décors réduits : l'agence immobilière, trois appartements visités, l'appartement de Thierry et Gaëlle, celui de Dan et Nicole, celui de Lionel le café DeZir et le bar de l'hôtel.

L'âme humaine dans le laboratoire du théâtre

Cette réduction de l'espace cinématographique à la scène de théâtre favorise l'exploration de l'âme humaine. Car, selon les mots de Bazin :

"C'est parce que l'infini dont le théâtre a besoin ne saurait être spatial qu'il ne peut qu'être celui de l'âme humaine. Ce que les tragédies ont de spécifiquement théâtral ce n'est pas tant leur action que la priorité humaine, donc verbale, donnée à l'énergie dramatique (...) La scène de théâtre est le lieu de la théâtralisation du drame porté par la parole de l'acteur. La salle de théâtre, son décor, lui servent de caisse de résonance. Au cinéma, l'homme n'est pas nécessaire, c'est l'espace qui prédomine. (...)Transposés dans l'éther infini du cinéma, texte et acteur perdent de leur puissance. (Qu'est-ce que le cinéma, éditions du Cerf, 1985, p. 153-178).

Smoking no smoking était probablement le film le plus joyeux et le plus violemment optimiste de Resnais. Malgré le naufrage toujours possible dans lequel, certaines fois, s'enfonçaient les personnages, le film offrait à chacun d'eux la possibilité de vivre plusieurs destins et ne les réduisait ainsi pas à un seul parcourt, à une seule personnalité. L'individu apparaissait plus riche que le destin unique que lui réserve la vie.

Lionel n'est plus ici le Lionel Aplewik de Smoking non smoking. Il conclut son discours à Charlotte par ces mots : "On est soi-même. Que peut-on être à part soi-même ?" , phrase terriblement triste et résignée à l'exact opposé du message de Smoking no smoking.

C'est, qu'ici, le destin semble peser de tout son poids sur des personnages aussi névrosés et dépressifs que ceux de On connaît la chanson. Et cette tristesse semble devoir durer toujours, d'autant plus implacable qu'elle est silencieuse comme la neige.

Le sommet de la tour Eiffel perdu dans les nuages nous avait avertis dès le premier plan que nous allions quitter les hautes sphères de l'espace infini. Le projet du film est bien de cerner l'espace clos des névroses quotidiennes à l'image de cette une plongée sous le brouillard et les nuages afin d'atteindre, via le plan général de la bibliothèque Mitterrand, par un zoom avant des lèvres en gros plan prononçant un cinglant "petit".

A ce plan magistral en répondront deux autres. Celui de la ville envisagée seulement comme le prolongement des peurs privées des personnages. C'est ce dont témoigne la magnifique perspective du décor de l'agence enfin vu en plan d'ensemble où, après le pardon qui sonne comme une rupture définitive, on voit au premier plan et de dos Charlotte et Thierry séparés par une cloison de verre avec, devant eux, dehors, chacun une rue déserte sur lesquelles tombe la neige.

Enfin sans doute le plus magistral des trois, celui où, assis face à face, Lionel et Charlotte se parlent de chaque coté de la table de la cuisine qui est encore éclairée dans les tons réalistes jaunes-orangés. Le champ contrechamp qui saisit leur conversation alterne des plans de plus en plus assombris. Puis la caméra saisit les deux personnages en plongée verticale avec un rai de lumière provenant d'une source invisible située à gauche. La caméra panote discrètement de gauche droite et de droite à gauche avant un ultime gros plan sur la main de Lionel sur la table couverte de neige, saisie par Charlotte. Lorsque Lionel retire sa main, les personnages se lèvent et le plan moyen qui les saisit tous les deux retrouve la lumière jaune orangée. Nous sommes sortis de l'espace spirituel et rentrés à nouveau dans l'espace réel.

La plongée verticale, regard du metteur en scène sur ses personnages, ouvre également les premières séquences des jours deux et trois lors des visites d'appartement. Elle est la marque d'une théâtralité assumée comme mode d'apparition du spirituel.

La théâtralité est affirmée dès le second mouvement d'appareil après la plongé de la bibliothèque aux lèvres de Nicole proférant son petit. C'est celui qui part de son regard pour fixer la coupole du plafond après un mouvement circulaire extravagant la caméra redescend depuis le sommet de la coupole pour suivre l'arrête du mur séparant en deux la pièce. Théâtral aussi les contournements des bureaux ou les pièces séparée par un rideau (le bar) des vitres semi-transparentes (l'agence) un décor de faux bois dénudé (Nicole et Dan), des cloisons (l'arrondi chez Thierry et Gaëlle, la cloison cachant au spectateur la tête d'Arthur). Ces contournements sont autant d'occasions d'une plongée dans l'intérieur des personnages que vient souligner la musique romantique ou inquiétante.

Cette présence d'une dimension spirituelle dans ce petit monde cloisonné est d'autant plus extraordinaire qu'elle se manifeste à propos de personnages sans envergure. Aucun d'eux n'a les ressources ou la chance de pouvoir s'engager vraiment. Resnais les sauve pourtant tous. D'une part grâce à l'humour, omniprésent dans les dialogues ou les mimiques à la limite du cabotinage des acteurs. Mais aussi en laissant leur destin dans un entre-deux garant d'espoir. A la double figuration du destin : par la neige et la plongée, Resnais verrait bien une sortie : le démon. Celui-ci est en chacun de nous affirme Charlotte. "S'il y a un feu de l'enfer, c'est en nous qu'il brûle", "Il faut le contenir pour éviter les catastrophes".

Une diabolique explosion intérieure

Au contraire, Resnais semble prendre un malin plaisir à diaboliser son héroïne. La folie de celle-ci, à peine soupçonnée lors du prêt des premières cassettes, devient de plus en plus manifeste avec son baiser sur le chapelet, son immersion dans la Bible, son show érotique dans une tenue de cuir qu'elle semble parfaitement maîtriser, sa prière à genoux. Sa proximité avec le diable atteint son apogée lorsque, éclairée de façon à ce que sa chevelure rousse brille de mille feux, elle tente Lionel alors que la neige tombe dans la maison. Sa main sur celle du veuf éploré, couverte de neige, suffira-t-elle ? Lionel accepte la cassette qu'il emportera probablement avec l'exemplaire du nouveau testament qu'il a mis dans sa valise. Le nouveau testament condamnait Lionel à se satisfaire d'un pardon abstrait après celui que son père n'aura probablement pas le temps de lui donner. Peut-être la cassette réveillerait-elle en lui le désir d'une autre vie ?

Charlotte ne s'engage pas au-delà des cassettes ou des shows improvisés mais elle porte en elle de quoi changer des personnages qui, réduits à eux-mêmes, s'étaient révélés pitoyables, fêlés par le poids d'une histoire ancienne ou l'absence de perspective extérieure comme intérieure. Petites misères Nicole et Dan se marchent dessus dans leur studio depuis que lui est au chômage ; Thierry et Gaëlle s'adonnant à des parties de petits chevaux ou de nain jaune en se cachant leurs désillusions et leurs désirs sexuels respectifs ; Gaëlle veut boire un cocktail nommé "queue de diable" en souvenir d'une jeunesse déjà envolée alors que Thierry regarde à la télé une émission sur la prostate dont Dan souffre manifestement vu ses visites fréquentes aux toilettes.

La télévision n'offre évidemment pas de perspective ; les extraits télévisuels, filmés par Bruno Podalydes ne sont d'une ironie décapante que lorsque l'on les envisage au second degré.

Non décidément c'est Charlotte qui a raison : pour échapper au néant métaphysique : "Je parlais de l'obscurité avec un grand O, le trou noir si vous voulez !", un seul remède : le diable qui est en nous. Sans lui, le malheur est certain. Ainsi Nicole recroquevillée avec sa cape noire dans l'encoignure d'une pièce cherchant encore à sauver ce qui ne peut l'être.

Formidable leçon de mise en scène qui parvient à concilier l'espace réel et l'espace spirituel en faisant l'apologie des stratégies fatales chères à Jean Baudrillard : pour échapper au jeu social convenu et à la tristesse intérieure, il faut excéder l'un et l'autre et sortir, pour les autres, le diable qui est en nous... merci Charlotte !

Jean-Luc Lacuve, le 28/11/2006