Le monde d'Apu

1959

Genre : Drame social

(Apur Sansar). D'après la deuxieme partie de L'invaincu, roman de Bibhutibhushan Bandopadhyay. Avec : Soumitra Chatterjee (Apurba Roy), Sharmila Tagore (Aparna), Alok Chakravarty (Kajal), Swapan Mukherjee (Pulu). 1h45.

À Calcutta, dans les années trente, Apu doit renoncer à poursuivre ses études faute d'argent. Il habite un misérable appartement au bord de la voie ferrée mais n'en souffre pas trop, se débrouillant comme il peut pour écrire son roman, ou pour laver son linge en profitant de la pluie. Son propriétaire vient toutefois lui réclamer ses trois mois de loyers en retard, 21 roupies. Ne vivant que de leçons particulières, Apu cherche du travail, sans succès : soit on lui rétorque qu'il est trop qualifié et ne pourrait se contenter de 10 roupies par mois pour être instituteur, soit on ne lui laisse qu'un travail vraiment ingrat, coller des étiquettes à la chaîne sur des flacons de verre.

Son ami d'université Pulu, issu d'un milieu aisé, vient lui rendre visite, après avoir eu du mal à trouver son adresse, et l'invite à dîner. Il lui propose un travail de bureau mais l'emmène auparavant dans sa famille, à la campagne, à Khulna, éloigné de 200 kilomètres, assister au mariage de sa cousine Aparna. Or, celui-ci est compromis, le fiancé ayant perdu la raison. Pour éviter la malédiction qui frapperait la jeune fille si elle ne se mariait pas au jour dit, Pulu demande à Apu de l'épouser. Interloqué, Apu accepte cependant cette offre inattendue, et ramène la jolie Aparna chez lui.

À Calcutta, les jeunes mariés mènent une vie insouciante et heureuse, même si Aparna éprouve du mal à s'adapter à la grande ville et qu'ils habitent toujours la chambre près de la voie ferrée. Apu, lui, est devenu un bureaucrate comme tant d'autres, payé 45 roupies par mois.

Enceinte, Aparna part pour deux mois accoucher dans sa famille. Les deux époux promettent de s'écrire chaque jour et Apu relit sans cesse la lettre pleine d'amour d'Aparna. Un jour le cousin de celle-ci vient lui annoncer la terrible nouvelle : Aparna est morte en mettant au monde son fils, Kajal. Apu, qui rend celui-ci responsable de la mort de sa mère, refuse de le voir, et décide de quitter Calcutta en n'ayant plus pour objectif que de poursuivre la rédaction de son livre. Un jour pourtant, renonçant à son roman : il jette son manuscrit en haut d'une montagne au soleil couchant.

Cinq années ont passé. Apu travaille dans une mine de charbon très à l'ouest de Calcutta. À l'instigation de Pulu, revenu de son voyage à l'étranger, Apu retourne au village de sa femme y retrouver Kajal. Malgré un accueil très dur, il finit par se réconcilier avec lui, et tous deux repartent vers Calcutta.

A chaque étape de sa vie, Apu a dû perdre ou quitter ce qu'il chérissait le plus au monde. Ces épreuves, qui font de la trilogie une saga lyrique de la souffrance et de la frustration, ont pu souvent désespérer Apu. Elles ne l'ont jamais transformé en un être complètement amer. Elles lui ont enseigné les vérités fondamentales de la vie et, lorsque nous le quittons, il est devenu un homme à peu près réconcilié avec lui-même et avec le monde. A mi-chemin entre le pessimisme et la sérénité, le style de Satyajit Ray tend à accorder le plus de prix possible à chacun des instants, des décors, des paysages, des rencontres qui jalonnent l'itinéraire et l'apprentissage du héros.

Deux acteurs débutants aux grandes destinées

Le personnage principal Apu est interprété par un acteur de 24 ans, Soumitra Chatterjee. Il avait déjà été auditionné pour L'invaincu pour jouer le rôle d’Apu adolescent mais avait été recalé car trop âgé pour le rôle. Cette fois c’est son tour et c’est en fait le début de sa collaboration avec Ray qui va en faire son alter-ego, jouant dans 14 de ses 30 longs-métrages de fiction sur plus de trente ans jusqu'aux Branches de l'arbre (1990), son avant-dernier film. Soumitra Chatterjee devient rapidement l'acteur le plus recherché du cinéma Bengali ayant à ce jour plus de 330 films à son actifs

Dans le rôle d’Aparna, Ray engage aussi une actrice débutante, Sarmila Tagore, une jeune fille de 14 ans, encore à l’école, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore. De la scène, elle ne connaissait que la danse ayant déjà participé à un récital au Children Little Theatre de Calcutta. Ses parents l’avaient emmenée à l’audition où elle portait une robe. Ray lui a suggéré de changer pour un sari et l’a embauchée sur-le-champ : elle incarne à la perfection sa vision du personnage d’Aparna. Et cette petite actrice débutante de se voir confier un rôle complexe d’épouse complètement soumise au départ, lors de la cérémonie du mariage, et qui prend de plus en plus d’assurance pour compenser le côté lunaire de son mari et faire vivre le ménage avec le peu d’argent dont il dispose.

Ces deux-là forment un couple bien assorti et extrêmement touchant et cela en dit long sur les qualités de directeur d’acteurs de Ray. Si il a laissé le champ assez libre à Chatterjee, Sarmila a été quant à elle « extrêmement dirigée », c’est à dire que Ray lui donnait pendant chaque prise des indications précise sur comment elle devait se comporter : « tourne la tête, regarde par ici, maintenant regarde par là, regarde en bas, récite ton texte. Stop. Maintenant reprend ton texte … ». A tel point que l’actrice devait ironiser sur le réalisateur un peu plus tard : « Manikda (le surnom affectueux de Ray) est un formidable acteur ». Sharmila Tagore jouera dans quatre autres films de Ray dont l'inoubliable Déesse (1960) et de nouveau Aparna dans Des jours et des nuits dans la forêt (1970). Elle revient spécialement au Bengale alors qu'elle joue principalement dans les films hindis de Bombay, une centaine à ce jour.

Un couple inoubliable

Les séquences d'Apu et Aparna à Calcutta constituent la demi-heure la plus émouvante du film depuis la première discussion dans la chambre après le mariage jusqu'au départ en train à Khulna où Aparna va accoucher,(37' à 60'); la présence d'Aparna est prolongée de 7' dans le récit, avant l'annonce brutale de sa mort, par la lecture en voix off de la lettre qu'elle a écrit à Apu et que celui-ci relit au bureau, dans un tramway bondé avant qu’un passager regarde par-dessus son épaule pour lire, l'obligeant à remettre la lettre en place et d'en finir la lecture sur le chemin de la maison près de la gare de triage. . Avec des actions et des situations simples, l’intimité s’établit sans même montrer une seule étreinte ce dont Jean Renoir avait félicité Ray lorsqu'il vit le film.

Au début, la chambre d’Apu est un appartement mal entretenu au rideau déchiré. Il y a maintenant deux oreillers sur le lit, des rideaux fleuris et une plante sur le rebord de la fenêtre. L’appartement a une touche claire de présence féminine. Apu se réveille et trouve une épingle à cheveux posée entre les oreillers. Toujours allongée dans le lit, Apu observe Aparna d'un regard fixe alors qu'elle vaque à ses tâches ménagères. Aparna demande : "N'avez-vous jamais vu votre femme auparavant ? Apu sourit, joue avec l'épingle à cheveux et ramasse son paquet de cigarettes. En ouvrant le paquet, il trouve à l'intérieur une note d'Aparna : "Tu as promis de ne pas fumer avant le repas !" Apu sourit à nouveau et range le paquet.

Ray, avait déjà montré une femme forte suppléant à l'irresponsabilité du mari avec la mère d'Apu dans La complainte du sentier et il sera pleinement le cinéaste de l'émancipation de la femme notamment dans La grande ville (1963) et Charulata (1964). Il montre ici une femme qui, non seulement ne subit pas, mais se montre la plus active dans la relation conjugale. La séquence  du repas est montée en miroir : l'homme mangeant seul, éventé par la femme puis la femme mangeant seule, éventée par l'homme. Aparna restreint Apu dans sa consommation de tabac, le relance pour qu'il lui apprenne l'anglais et ils vont ensemble au cinéma. Surtout, tout en se montrant humble dans sa lettre, elle fait preuve de style "jamais, jamais, jamais" et sait jouer avec les mots reconnaissant ne pas connaître le sens de "déplorer", elle le réemploi avec ironie et à-propos quelques instant après qu'Apu lui en ait donné la signification.

Enfin, déchirante attention aux mots. Le prénom kajal donné à son fils par Aparna est un souvenir de leur retour du cinéma. Elle avait donné une allumette pour la cigarette d'Apu, lui accordent ce plaisir. La flamme apporte alors une lueur sur son visage. Apu demande : "-Qu'est-ce qu'il y a dans tes yeux ?", '-Kajal (mascara/khôl)', répondit-elle alors avec une malice qui ne l’avait pas abandonnée au seuil de la mort.

La tentation du suicide

Aparna meurt hors champ. Avec la voix d’Aparna toujours dans son esprit avec la lecture de sa lettre, Apu voit son cousin l’attendre. Le sourire d'Apu disparaît ; il sent que quelque chose ne va pas. Alors que le frère d’Aparna lui annonce la nouvelle de sa mort, Apu perd le contrôle. Son monde est brisé. Il gifle le messager, titube jusqu'à sa chambre et s'effondre sur le lit. Satyajit Ray décrit dans "Mes années avec Apu" : " Apu, affligé de chagrin, reste au lit pendant des jours. … Cependant, à un moment donné, Apu se lève du lit. Il n’a pas surmonté son chagrin. Il se tient adossé au mur. La caméra se dirige vers le miroir de rasage pour montrer son regard vide. Hors écran, on entend le sifflet d'un train. Apu réagit. La caméra se rapproche de son visage. Ses yeux ont un nouveau look. L'écran devient blanc. Il y a le bruit d'un train qui roule à toute allure et de la fumée s'élève du bas de l'écran dans ce qui est désormais considéré comme le ciel. La caméra recule pour montrer Apu en gros plan, visiblement debout près de la voie ferrée. La fumée approche, puis on aperçoit le moteur. Apu, le visage toujours vide, se penche lentement en avant, se préparant à se jeter devant le train. Soudain, un cri se fait entendre. C'est le cri d'un cochon écrasé par le train. L'hypnose d’Apu est rompue et avec lui sa détermination à se suicider".

Une trilogie qui revient de loin

Tandis qu'il réalise L'invaincu, Ray pense probablement adapter la deuxième partie du roman éponyme de Bibhutibhushan Bandopadhyay et ainsi réaliser une trilogie. Mais l'échec public du film au Bengale l'en dissuade. Il préfère tourner ce qu'il pense être un film musical populaire (Le salon de musique, 1958) et une comédie (La pierre philosophale, 1958). C'est le lion d'or à Venise, reçu en 1957 qui le persuade de reprendre le cours de l'histoire d'Apu. Il va alors multiplier les correspondances thématiques et formelles avec les deux premiers volets. Apu est rêveur, lunaire, nomade et ne se rend pas tout le temps compte des conséquences de ses actes : comme son père en fait qui porte une responsabilité dans le triste destin de son ménage. Aparna quant à elle a les pieds sur terre, tient fermement les cordons de la bourse et prend les décisions budgétaires que son mari est obligé de suivre… un peu comme Sarbajaya la mère d’Apu.

Ray a surtout inséré quelques correspondances formelles qui font écho aux deux premiers volets. Le thème du train par exemple est présent dans chacun des films. Dans La complainte du sentier, c’est une espèce de rêve, un objet technologique rêvé que les enfants rêvent de voir passer et qui incarne une version mythifiée de la civilisation, de la richesse ou de la puissance. Dans L'invaincu, c’est l’élément qui fait le lien entre la campagne et la ville, entre les deux vies qui s’offrent à Apu et entre lesquelles il choisit délibérément de délaisser sa mère. Ainsi le train est-il déjà vu souvent comme celui d'une attente toujours déçue par Sarbajaya. Dans Le monde d’Apu, le train est un élément terriblement néfaste. C’est la gare à côté de laquelle vivent Apu et Aparna, qui supporte mal les sifflets stridents. C'est l'élément qui emporte Aparna vers la mort, celui menaçant du suicide, celui de la mauvaise solution la fuite. A noter que cet élément (le train, la gare) n’est pas dans le livre, c’est Ray qui a voulu l'ajouter pour renforcer la cohérence de son triptyque. À la fin, c'est le grand-père qui reste avec le train, le jouet qu'avait amené Apu espérant que son fils y serait aussi sensible que lui enfant.

Créer sans se détourner de la vie

Apu avait cru pouvoir faire son deuil et quittant son enfant et Calcutta mais espère encore terminer son roman dont le début avait enthousiasmé Pulu. Mais parcourant la forêt, contemplant la croissance d'une petite fougère puis assistant à un lever de soleil; il se rend compte d'être déconnecté de la grandeur et de la vie qui l'habitait autrefois. Comme son père avait renoncé à ses manuscrits vermoulus, il jette le sien du haut de la montagne.


L'eau qui coule comme un espoir toujours permis

Le train est l'élément néfaste attaché au destin d'Apu. L'eau, en revanche est toujours bénéfique. Apu s’offre à la pluie du haut de son balcon comme Durga près de l'étang dans La complainte du sentier. C'est la rivière qui conduit Apu au village d'Aparna qu'il va épouser. Il est alors clairement désigné comme ayant toutes les potentialités de Krishna. Les  vaches près du rivage rappellent al présence des vachères que Krishna séduit avant de se marier. Elles ne sont présentes que métaphoriquement par la poésie lyrique et amoureuse qu'énonce Apu puisque celui-ci est vierge. Il possède aussi l'attribut essentiel de Krishna, la flute. Et la mère d'Aparna le verra immédiatement comme l'incarnation du dieu

L'eau est aussi présente lorsque Pulu vient retrouver Apu pour le convaincre de revenir vers son fils. Mais c'est surtout l'image du fleuve derrière laquelle Apu se sent prisonnier du domaine de son beau-père alors qu'il regarde son fils dormir qui indique le chemin à suivre : partir

La vie toujours présente comme valeur supérieure, Aparna en avait réalisé le prix en arrivant dans la chambre misérable d'Apu. Devant un degré de misère auquel elle ne s’attendait pas, elle pleure devant la fenêtre au rideau percé. Mais, à travers lui, elle aperçoit un enfant qui rit de joie en faisant ses premiers pas vers sa mère. Qu'importe alors la pauvreté qui lui est promise puisque elle aussi, le pense-t-elle alors, elle aura un enfant. Elle sèche alors ses larmes.

Certes Aparna n'aura jamais d'enfant et le spectateur peut prendre comme tragique ce faux espoir. Il ne me semble toutefois pas que ce soit le sens de cette scène mais bien davantage la force de la vie qui permet de passer au-dessus de tous les obstacles. C’est en tous cas armé de tous ces espoirs que Apu retourne vers sa ville chérie, Calcutta, qu’il ne quittera plus et qui lui permettra d'écrire les deux romans La complainte du sentier et L'invaincu puisque les  deux romans qui servent de base aux films sont autobiographiques. Il aretrouvé l'accord avec la vie tel quil l'exprimait à Pulu:

Pulu : Mais tu écris en ce moment ? Qu'est-ce que tu écris?
Apu : Un magnifique roman.
Pulu : Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ?
Apu : Tu connais un bon éditeur ?
Pulu : Pas de problème.
Apu : Écoute : ça parle d'un jeune garçon. Un jeune garçon dans un village. Un garçon pauvre mais d'une grande sensibilité. Son père est prêtre. Le père meurt. Le garçon vient en ville. Il ne veut pas être prêtre. Il veut faire des études, il a de l'ambition. Il étudie. Il livre en lui-même une véritable bataille. Il se débarrasse des superstitions et des préjugés. Il ne prend rien pour acquis. Il ne veut obéir qu'à la raison. Il a de l'imagination le don de remarquer les plus petits détails. Il y a comme une puissance en lui, une grande capacité créatrice qu'il n'utilise pas. Cependant ce n'est pas une tragédie. Il vit dans la pauvreté, dans la nécessité, mais il ne se détourne pas de la vie, il ne cherche pas à s'en échapper. C'est un homme heureux, qui aime la vie.
Pulu : C'est autobiographique.
Apu : En partie mais il y a des personnages inventés, des intrigues, de l'amour
Pulu : De l'amour ?
Apu : Et après ?
Pulu : Que connais-tu à l'amour ? Tu n'as jamais approché une fille à moins de dix mètres, tu n'as aucune expérience.
Apu : Mon imagination me suffit.
Pulu : Pas pour l'amour.

A l’orée des années 60, Satyajit Ray est un artiste qui vient de terminer son grand œuvre, la trilogie fondatrice de son cinéma. L’ensemble a époustouflé le monde du cinéma d’auteur – y compris ceux qui, au départ en 1956, en France et aux Etats-Unis n’avaient pas été sensibles à la beauté de La complainte du sentier – et l’homme a fait entrer de plain-pied sa région, le Bengale, ainsi que sa langue, sa culture, sa musique, sur la carte du monde des arts.

Source : Jacques Lourcelles, dictionnaire des oeuvres