Oedipe roi

1967

Voir : photogrammes

(Edipo re). D'après la pièce de Sophocle. Avec : Franco Citti (Œdipe/ le vagabond de l'Epilogue), Silvana Mangano (la mère de Pasolini dans le prologue/Jocaste), Alida Valli (Merope), Carmelo Bene (Creonte), Julian Beck (Tiresias), Luciano Bartoli (Le père de Pasolini dans le prologue, Laïos), Francesco Leonetti (Le serviteur de Laïos), Ninetto Davoli (Le messager/ Angelo), Ahmed Bellachami (Polybe). 1h44.

(1-a) L'indication "Thèbes", gravée dans la pierre. Italie 1922. Naissance de Pier Paolo Pasolini. Le bébé est laissé sur un champ par sa mère qui joue avec ses amies avant de le prendre dans ses bras et de lui donner le sein. Le bébé voit la nature, arbres et pré vert autour de lui.

(1-b) La mère promène le bébé dans sa poussette. Son père le regarde "Tu es né pour me prendre ma place dans ce monde, me rejeter dans le néant, me voler ce qui m'appartient" puis "C'est elle que tu me voleras en premier, elle, la femme que j'aime... D'ailleurs tu me voles déjà son amour". Un soir, avant de partir au bal, la mère veille en souriant sur le sommeil de son enfant et repousse les avances de son mari. Réveillé par la musique du bal, le bébé regarde par le balcon et est effrayé par le feu d'artifice. Lorsque les parents reviennent, le bébé est de nouveau dans son lit. Off, sons de flute puis de tambours ; au milieu de la nuit, le père vient prendre l'enfant par les pieds....

(2-a) Long travelling sur la montagne s'en venant chercher le serviteur de Laïos transportant le bébé sur le mont Cithéron. Il voit corbeaux et serpent mais n'ose achever l'enfant d'un coup de lance et l'abandonne. Sur le chemin du retour, il croise un berger dont il se doute qu'il prendra soin de l'enfant qu'on entend crier. Le berger ramène le bébé à Polybe, roi de Corinthe qui se réjouit de le présenter à Mérope, son épouse, comme un enfant de la fortune, un don des dieux. Mérope lui donne son nom d'Oedipe, "petits pieds enflés".

Bien plus tard, alors qu'il concourt avec d'autres jeunes gens de Corinthe au lancer du disque, Oedipe triche. De colère la légitime vainqueur le traite de" fils de la fortune, abandonné par son père et sa mère". Oedipe en rit d'abord mais il prétend ensuite à Polybe et Mérope, qui l'ont élevé comme leur fils que les dieux lui ont parlé dans un cauchemar et qu'il doit aller voir l'oracle d'Apollon de Delphes pour connaitre la signification de son rêve. Oedipe refuse la somptueuse escorte proposée par Polybe et, sous les yeux inquiets du berger qui l'a découvert, prend seul le chemin de Delphes.

Après une longue attente devant l'oracle, vient le tour d'Oedipe. L'oracle prend le temps de manger puis déclare : "il est écrit que tu tueras ton père et que tu feras l'amour avec ta mère" qu'il ponctue d'un rire mauvais avant de réitérer son oracle devant l'air incrédule d'Oedipe. "Ainsi parlent les dieux. C'est inévitable" reprend l'oracle avant de chasser Oedipe de peur qu'il ne contamine la foule par son destin mauvais. Seul dans la foule, effrayée, hébété, Oedipe ne peut reprendre le chemin de Corinthe où se trouvent ceux qu'il croit être son père et sa mère.

A travers vallées et déserts, il marche en pleurant : "Où va ma jeunesse ? Où va ma vie ?" Par deux fois, au croisement de routes, il tourne sur lui même et prend celle indiquée par le hasard : Thèbes à chaque fois. Il assiste à un mariage et, une troisième fois, le hasard lui indique Thèbes. De mystérieux danseurs lui indiquent l'entrée d'un labyrinthe où s'offre à lui une belle jeune femme. Une quatrième fois le hasard lui indique le chemin de Thèbes. Il en jette son chapeau de rage et c'est protégé du soleil par une mince branche d'arbre qu'il s'avance vers une cinquième intersection. Un char avec son conducteur et, assis à côté de lui l'homme qui jadis l'abandonna sur le mont Cithéron arrivent, protégés par quatre soldats. Le conducteur demande à ce qu'Oedipe qui a affolé les bêtes lui laisse le passage. Oedipe refuse et lorsqu'un soldat s'approche brandissant son arme, il lui jette une lourde pierre. Il s'éloigne ensuite en courant, entrainant ainsi les trois autres soldats à sa poursuite ; il les  tue un à un. Revenant vers le conducteur, il blesse d'une  nouvelle pierre le premier soldat puis laisse s'enfuir le serviteur de Laïos qu'il tue sauvagement. Il achève ensuite le soldat blessé par ses pierres et lui prend son casque. Oedipe prend la direction d'où venait le char, Thèbes.

En reprenant son chemin, Oedipe croise hommes, femmes, enfants et animaux qui semblent fuir leur pays. Dans un camp de ces réfugiés, Oedipe demande à un homme ce qui se passe. C'est justement le messager de la ville. Il le conduit d'abord devant Tirésias le prophète : "Tes concitoyens souffrent et pleurent, luttant pour leur sauvegarde... Et toi, aveugle et solitaire, tu chantes. Comme j'aimerais être à ta place. Ton chant te place au-dessus du destin." puis devant une falaise : "Là voila, là-haut, la plaie de notre ville. Elle est sortie de l'abime pour nous faire peur. Nous étions si heureux. Personne n'a le courage de la rejeter dans l'abîme. Celui qui oserait deviendrait l'époux de Jocaste, la reine de Thèbes." Oedipe monte rapidement sur la falaise. La sphinx l'interroge : "Une énigme assombrit ta vie. Quelle est-elle ?". "Je ne veux pas savoir" répond fermement Oedipe, brandissant son arme devant la sphinx pour la rejeter dans l'abîme. Le messager s'empresse de prévenir les thébains : la sphinx est morte !

Le peuple accourt et entoure Oedipe, son héros alors que de Thèbes sortent Jocaste et Créon reconnaissant en Oedipe leur nouveau roi. Alors que la nuit, la ville fête sa libération après la mort du sphinx, Jocaste se prépare pour se donner à Oedipe qui la couvre de son corps dans le lit.

Un matin, la peste s'est rependue dans la ville, partout jonchée de cadavres. Les corbeaux volent sur la ville guettant cadavres, pendus pour vols et ceux qui malades vont bientôt mourir. Des partout les plaintes et les pleurs s'élèvent dans la ville.

(2-b) Le grand prêtre vient au-devant d'Oedipe : "Si mes frères et moi venons ici t'implorer, ce n'est pas que nous te prenions pour un dieu. Dès ton arrivée dans la citée, tu nous as délivré de la Sphinx. Ce n'est pas que tu sois plus érudit que nous. Tu avais els dieux avec toi. Oedipe notre roi nous t'implorons à genoux, trouve un remède avec l'aide des dieux ou de mortels comme nous. Tu es le meilleur d'entre nous. Redonne-nous la vie. Fasse que nous ne gardions pas le souvenir d'un roi qui nous a sauvés pour mieux nous perdre".

"Ne croyez pas que j'ignore votre tourment, malheureux sujets, répond Oedipe. Je sais combien vous souffrez. Votre souffrance n'égale pas la mienne. En effet votre chagrin atteint chacun de vous. Ma peine, elle est celle de tous, la mienne et la votre. Vous ne m'avez pas éveillé. Je ne dormais pas, je pleurais, cherchant un moyen d'échapper à cette plaie. Il n'y a qu'un seul remède. Je l'ai adopté. J'ai envoyé Créon au sanctuaire d'Apollon pour savoir ce qu'il convient de faire. Créon est parti depuis si longtemps. Je suis inquiet. Que fait-il ? Pourquoi reste-t-il si longtemps ?"

C'est alors le messager qui apparait annonçant la venue de Créon : "Dieu si seulement, il nous apportait le salut" pense Oedipe; Puis c'est Créon qui vient se disant porteur de bonnes nouvelles : "Pour vaincre l'épidémie qui accable Thèbes, il faut que l'homme qui la contamine quitte cette ville. Il doit être exilé ou condamné à mort. C'est un meurtre qui est à l'origine de nos malheur, celui de Laïos" Comme Oedipe s'interroge pour savoir où pourrait se cacher le meurtrier, Créon réplique que l'oracle a dit" ici" et "Ce que l'on refuse de voir n'existe pas, alors que ce que l'on admet existe".

Oedipe promet de trouver le meurtrier de Laïos. En attendant, il rejoint Jocaste pour faire l'amour. Les cérémonies funéraires ne cessent pas.

C'est Tirésias qui a été appelé et conduit sous une chaleur qui l'accable par le messager."Tirésias, je t'ai fais venir et par toi, je saurai tout". Tirésias refuse d'abord puis déclare à Oedipe que c'est lui qui contamine la ville, qu'il est l'assassin qu'il recherche et ignore avoir une relation scandaleuse avec les êtres qui lui sont le plus proches. Tu ne veux pas voir le mal que tu portes en toi" et comme Oedipe l'insulte toujours davantage le soupçonnant d'être payé par Créon. Tirésias lui déclare qu'il ignore ses origines et qui l'enfanta lui le fils de la fortune. Oedipe, enlevant ses attributs de roi, s'en prend physiquement à Tirésias déclarant qu'il ne veut plus l'entendre. Tirésias lui déclare pourtant qu'il deviendra comme lui et jouera de la flute quand il découvrira l'assassin né à Thèbes. On découvrira qu'il est à la fois père et frère de ses enfants, fils et mari de sa mère qu'il a été uni à la femme qui fut celle e son père. Et que lui seul est l'assassin de son père"

Jocaste rit de ces déclarations et s'en va jouer avec ses suivantes. Oedipe troublé, la rejoint et ils font fiévreusement l'amour. Au matin les plaintes s'élèvent toujours. Cette fois c'est Créon qui porte les revendications du peuple : "Oedipe voudrait oublier son crime, en accuser Créon et son propre peuple"

Oedipe quitte à regret Jocaste avec laquelle il n'a cessé de faire l'amour. Il vient pourtant répondre à Créon, l'accusant de collusion avec Tirésias. Mais Créon ne veut pas le pouvoir, juste vivre comme un roi.

Oedipe rapporte à Jocaste ces accusations et celle-ci lui raconte qu'un jour une prophétie vint à son mari, Laïos. Elle disait qu'il serait tué par l'un de ses fils dont elle serait la mère. Et pourtant, il fut tué par une bande de voleurs au croisement de trois routes. Sache aussi que Laïos chargea quelqu'un d'amener notre fils, de lui lier les pieds et de le jeter du haut d'une montagne où il mourut. Oedipe lui dit a quel point ces révélations le terrifient. Ils vérifient tous deux qu'Oedipe pourrait être l'assassin "Dieu que veux-tu" de moi ?". "Pourquoi as-tu peur d'être l'amant de ta mère ? Beaucoup d'hommes l'ont rêvé dans leurs songes ? Et ont-ils vécus dans l'angoisse ?" interroge Jocaste. "-Pourtant la vérité doit surgir. Je crains que l'aveugle Tirésias n'ait dit la vérité". Ils font l'amour encore bien qu'Oedipe se reconnaisse comme l'assassin du conducteur de char de l'embranchement des trois routes.

Au matin, Jocaste s'en va prier et reçoit le berger de Polybe venant annoncer une bonne nouvelle la mort de Polybe et la demande son peuple qu'Oedipe devienne roi de Corinthe. Sa venue incite Oedipe à exiger auprès de l'esclave de Laös, la vérité sur l'enfant trouvé auprès de lui autrefois. Celui-ci lui explique qu'il est le fils de Laïos qu'il ne tua pas par piété.

Cette fois Oedipe accepte son destin mais hurle de douleur car Jocaste s'est pendue. Avec la broche qui retenait son vêtement, il se crève les yeux :  "Dans le noir, je ne verrai plus ce que je n'aurais jamais du voir; je ne reconnaitrai plus ce que je cherchais à connaitre. J'aurais dû me crever les tympans pour mieux renfermer mon malheureux corps en lui-même". Il demande à être chassé de Thèbes. Ismène et Antigone le couvrent d'un manteau. En sortant du palais, le messager vient à lui pour lui donner une flûte et l'accompagner dans son exil.

(3-a) Oedipe et le messager du royaume se retrouvent sous les arcades dites de la Mort à Bologne, en 1967, comme deux vagabonds. Sur le parvis de la cathédrale, L'aveugle joue de la flûte pendant qu'Angelo s'amuse avec les pigeons et que les passants s'affairent. L'aveugle appelle Angelo qui le conduit plus loin, près d'une usine où il joue de nouveau de la flute pendant qu'Angelo joue au ballon avec des jeunes gens. Des ouvriers sortent de l'usinent, en vélo pour la plupart. L'aveugle appelle de nouveau Angelo.

(3-b). Ils reviennent sur le lieu de naissance de Pier Paolo, désormais presque désert. Angelo conduit Oedipe vers la prairie ou, bébé, Pier Paolo vit jouer sa mère et où elle lui donna le sein. "Où sommes-nous ?" interroge Oedipe. "Dans la campagne,  des arbres sont alignés, la brume se lève. Il ya une prairie très verte". "O lumière que je ne peux plus voir. Qui fut mienne un jour, illumine moi une dernière fois. Je suis arrivé. La vie s'achève toujours où elle a commencé".

Condamné à mort dès sa naissance à Thèbes, puis jeune homme à la recherche de son origine à Corinthes et fuyant la révélation de l'oracle de Delphes, Oedipe croit enfin avoir trouvé sa place, royale, alors que, parricide et incestueux, il a transgressé les pires tabous. Ayant prononcé lui-même sa condamnation à l'exil, il erre de nouveau ne trouvant le repos que dans la mort, près d'Athènes.

Pasolini fait sien ce destin tragique de l'Oedipe roi de Sophocle, un homme condamné à chercher sans cesse. Il le représente dans une longue marche dans des espaces géographiques et historiques les plus éloignés. Il traduit le texte, se représente lui-même à un moment clé et n'hésite pas à traiter de sa propre histoire dans le prologue et l'épilogue ; le tout englobé dans la dimension panthéiste que Sophocle a donnée à sa dernière œuvre, Oedipe à Colone.

Le film débute ainsi par un accord merveilleux de l'enfant avec la mère, avec l'imaginaire de la terre natale auquel succède la dimension symbolique de la loi du père, de la patrie avec, pour contrepartie, l'arrachement au bonheur mais aussi la liberté créatrice. Pasolini affirme cette liberté en faisant intervenir d'autres formes de sacré auxquelles il est sensible. Il en appelle aux mondes archaïques avant d'aborder le texte de la pièce de Sophocle. Celle-ci, qui n'occupe que 40' du film, ne saurait constituer un modèle, une conclusion en elle-même. L'adulte erre ainsi ensuite entre connaissance et art (la flûte), proximité avec les prolétaires et le jeu (le football). Parce que son existence demeure irréconciliée avec ses aspirations, tragique, seule la mort l'unira au grand tout, bouclant ainsi un grand retour vers l'accord universel ayant présidé à sa naissance.

L'histoire d'Oedipe et le texte de Sophocle

En apparence, le film est articulé en trois volets. Un prologue situé dans les années 20 en Italie par lequel Pasolini introduit dans son récit une note autobiographique. Le "volet Sophocle" nous plonge dans un Maroc de déserts blancs et rocailleux, une Afrique qui renvoie à la sauvagerie de la Grèce mythologique et à l'esthétique d'un Pasolini hanté par la culture populaire, primitive, avec ses teintes ocres et sang séché, ses armures de quincaillerie et ses masques de coquillage et de raphia. Le troisième volet, dans l'Italie de 1967, situe Oedipe dans un schéma social et politique contemporain de la sortie du film.

Hervé Joubert-Laurencin rappelle que "Pasolini a toujours parlé de quatre parties, divisant en deux l'épisode central : le socle mythique, pourrait on dire, précédant Sophocle (...). Il sous-entend une nouvelle opposition entre d'une part, la vie d'Oedipe, autrement dit ce qui précède et rend possible la tragédie et, d'autre part, la tragédie elle-même : Oedipe-roi : Oedipe en tant que roi, au moment où il doit rendre des comptes à la société (...) Un autoportrait en chair et en os vient donner du poids à cette césure. Pasolini a en effet tenu lui-même le rôle du grand prêtre au moment où celui-ci vient se faire la voix de tous les Thébains pour réclamer au roi thaumaturge Oedipe son intercession auprès des dieux afin de sauver la ville de la peste".

Le socle mythique de l'histoire d'Oedipe avant le texte tragique

Dans la partie 2-a, la plus longue du film, 50', Pasolini reprend l'ordre chronologique du mythe en se basant en grande partie sur ce qui en est rappelé dans le texte de Sophocle raconté au passé : scène d'exposition du bébé sur le Cithéron (v. 715-719), rencontre du serviteur de Laïos et du berger corinthien, qui emporte le bébé (v. 1133-1179), vie à Corinthe chez le roi Polybe (v. 774 et suivants), consultation de la Pythie à Delphes (v. 787-793), rencontre avec Laïos, sur son chariot tiré par des pouliches, à l'endroit où la route fait une fourche (v. 800-813), victoire remportée sur la Sphinx, peuple et campagne à Thèbes consumés par la pestilence.

Pasolini a toutefois procédé à quelques changements mineurs vis à vis du texte de Sophocle. Oedipe n'est pas donné par l'esclave au berger avec commandement d'en prendre soin mais seulement laissé au bon soin de celui-ci, les deux hommes ne faisant que se croiser en marchant. Oedipe n'a pas son premier doute sur ses origines après un banquet trop arrosé mais suite à une tricherie au lancer du disque.

Pasolini consacre aussi de longues minutes à la fuite d'Oedipe de Delphes vers Thèbes. Sont inventés l'épisode de la halte pour un mariage et l'épisode des chanteurs et danseurs conduisant Oedipe près de la couche d'une jeune femme au fond d'un labyrinthe.

Pour les costumes, Pasolini a voulu mêler la culture africaine ancienne, l'antiquité sumérienne, et la tradition aztèque, le tout dans un décor maghrébin (Le Maroc) au son de chants roumains, arabes et japonais. Il s'agit donc de ce qu'il tient pour une "préhistoire" absolument fantaisiste -au sens fort du mot-, et onirique. Car toute cette de l'œuvre a été, selon Hervé Joubert-Laurencin, considérée par l'auteur comme un long rêve. Ce qui n'est peut-être indiqué formellement que par la vision d'Oedipe se voyant seul après l'oracle alors que les plans objectifs le montrent toujours entouré par la foule.

Même problématique intériorisé pour ce qui est du combat avec la Sphinx. La question qu'elle lui pose est loin de celle retranscrite dans l'anthologie Palatine et qui appelle "l'homme" comme réponse. Ici, la Sphinx lui pose une question bien moins abstraite qui renvoie directement à sa situation : "Une énigme assombrit ta vie. Quelle est-elle ?" "Je ne veux pas savoir" répond fermement Oedipe brandissant son arme devant la Sphinx qui lui clame qu'il n'y peut rien. "Je ne veux pas savoir, je ne veux pas t'entendre" répète Oedipe en rejetant la Sphinx dans l'abime qui déclare, avant de disparaitre : "L'abime dans lequel tu veux me rejeter est au plus profond de toi".

Sophocle adapté

La partie 2-b dure un peu moins de 40' et est amorcée par Oedipe se tenant devant les portes du palais alors que les prêtres vont venir prendre la parole. Pasolini tient lui- même le rôle du grand prêtre au moment où celui-ci vient se faire la voix de tous les Thébains pour réclamer au roi Oedipe son intercession auprès des dieux afin de sauver la ville de la peste. Pour Pasolini (entretien aux Cahiers du cinéma), c'est le moment précis du raccord entre les deux parties centrales : "J'ai tenu le rôle du grand prêtre pour deux raisons : parce que je n'avais pas trouvé la personne adéquate, et parce que la longue phrase que je récite est la première du texte de Sophocle -la tragédie commence ainsi- et il me plaisait en tant qu'auteur, d'introduire moi-même Sophocle dans le film". L'auteur fait ainsi sa première apparition à l'intérieur d'un de ses films de fiction, habillé d'une longue robe, et le visage superbement auréolé de petits coquillages tenus par du rafia. Son assistant réalisateur, Jean-Claude Biette, cas unique parmi les trois films de fiction de Pasolini où l'auteur fait une apparition, est reconnaissable pareillement encoquillé, à sa droite, dans deux plans d'ensemble (pour les plans plus rapprochés, Pasolini a préféré s'entourer de visages maghrébins) : signe qui renforce l'adhésion du film en train de se faire au texte sophocléen, et plus globalement Pier Paolo Pasolini à l'histoire d'Oedipe.

Début de la partie 2-b
Avec Pasolini en grand-prêtre

La différence entre les parties 2-a et la 2-b est souvent peu perceptible au spectateur du film, car les dialogues des épisodes tirés du mythe comme de ceux adaptés des vers de Sophocle sont pris dans des décors et une langue semblable.

Pasolini ne reprend du texte de Sophocle que les parties parlées par l'acteur seul ou dialoguées (prologue, épisodes, exodos), laissant hors-champ les parties chorales (parodos, stasima). A l'intérieur d'un épisode ou de l'exodos on trouve aussi le commos, dialogue mi-parlé, mi-chanté entre un acteur et le chœur.

Prologue - Oedipe, prêtre; Oedipe (prêtre), Créon; Prêtre
Parodos - "Ô douce parole de Zeus..."
1er épisode - Oedipe ; Oedipe, Tirésias
1er stasimon - "Que dire? Je ne sais."
2e épisode - Créon ; Créon Oedipe; Créon, Oedipe, Jocaste;
commos- Jocaste, Oedipe
2e stasimon - "La démesure enfante le tyran"
3e épisode -Jocaste, le Corinthien, puis Oedipe
Hyporchème- Oedipe, Le Corinthien, Le serviteur
3e stasimon : "Le temps t'a découvert."
Exodos -Messager; Oedipe; commos; Oedipe, Créon (Antigone et Ismène)

Si Pasolini reprend presque intégralement sa traduction pour le long prologue, il coupe une grande partie du 3e épisode et de l'exodos. La révélation est aussi un peu moins retardée qu'elle ne l'est chez Sophocle où Jocaste se réjouit de la mort de Polybe : Oedipe n'est donc pas l'assassin de son père et où, Oedipe ne voulant pas revenir, le berger lui révèle qu'il est un enfant trouvé. Cette partie 2b se clôture en abrégeant l'adresse d'Oedipe à Créon au sujet de ses enfants. Un plan rapide montre Antigone et Ismène lui jetant un manteau sur les épaules.

C'est surtout avec la relation amoureuse et sexuelle constante entre Oedipe et Jocaste que Pasolini innove. Alors qu'il n'est censé de répondre qu'au chœur ou au prêtre, l'Oedipe de Pasolini ne cesse de jeter des regards vers la fenêtre où écoute Jocaste. De même les scènes dans la chambre sont extrêmement nombreuses et hors texte. Hervé Joubert-Laurencin avait déjà noté "Au montage, chaque fois que nous voyons le corps du roi recouvrir celui de la reine pour le coït, le plan suivant montre un ou plusieurs corps pestiférés."

Le double enchâssement du volet central

Le volet central est coupé en deux mais le prologue et l'épilogue le sont aussi pour un double enchâssement du volet Sophocle.

Après le générique d'un peu moins de 1'30, au son de fanfare contemporaine, la partie 1-a dure à peine 4'. Amorcée par les cent pas de deux militaires dont le père attendant la naissance de l'enfant qui a lieu juste après, elle fait entendre un bruit de sonnette de vélo. Après la naissance de l'enfant, sans son ni musique, on entend les rires des femmes et le son des grillons avant que le thème élégiaque ne prenne la relève lorsque la mère donne le sein, sereine puis inquiète. Suivent, dans la continuité musicale, les deux panoramiques de la mère puis de l'enfant sur les arbres et sur la verte prairie. Toute cette première partie du prologue (1-a) est placée sous le signe de la mère et prépare à la seconde partie de l'épilogue : le retour d'Oedipe vers le bois sacré, le retour ultime de la lumière avec la vision des arbres et du pré dans le même panoramique à 360° qu'au début aboutissant sur la verte prairie.

Le volet freudien proprement dit, la partie 1b, le fameux "complexe d'Oedipe" selon la théorie psychanalytique, ne commence qu'avec le drapeau Italien pendu à la fenêtre. Elle renvoie donc davantage à la situation personnelle de Pier Paolo, la détestation de l'enfant par le père qu'il accuse de lui voler l'amour de sa femme, C'est la musique de fanfare qui ouvre cette partie de 5'30 qui se clôture au son de la flute et du tambour pour le long travelling du début de la partie "mythologique" 2a. Pour Hervé Joubert-Laurencin, Sacile et Idria sont les villes ou Pier Paolo a séjourné entre sept et neuf ans et dans lesquelles il aurait voulu tourner. Il dû les reconstituer à San Angelo Lodigiano, en basse Lombardie. Sept et neuf ans, c'est certes un peu vieux pour un complexe d'Oedipe, dont les manifestations seraient plutôt repérables entre trois et cinq ans, âges de l'enfant représenté. Mais qu'importe : l'autobiographie est volontairement synthétique, poétique, et elle est très inspirée. Le nourrisson dans sa poussette se voile déjà les yeux comme plus tard, ou bien très longtemps avant, le roi de Thèbes se les voile définitivement ; le nouveau né sortant du ventre de sa mère est déjà tenu par les pieds et ce sont bientôt ces parties de son corps, qui seront ficelées, serrées, percées ou "enflées" ("oidipious'="pied percé" ou "enflé")".

Début de la partie 1-a
Début de la partie 1-b

Seule la première partie de l'épilogue, 3a, est politique. Pour Hervé Joubert-Laurencin, "Bologne est, en première analyse, le lieu des dix-huit ans, de l'apprentissage du savoir, de l'université, "Alma mater", l'autre mère, qui s'oppose à celle du prologue. Bologne est la ville de la raison et de la discussion avec les autres, la ville paternelle non pas d'abord parce que Carlo Alberto en est originaire mais parce qu'elle représente pour Pier Paolo, la cité d'Athéna. Les arcades sous lesquelles apparaissent Franco Citti et Ninetto en abandonnant le désert rocailleux du Maroc thébain, sont Les portiques de la mort (Il portico della morte) à savoir selon un témoignage de Pasolini son "plus beau souvenir de Bologne" car ils représentent l'endroit où il acheta ses premiers livres, à l'âge de quinze ans (...). La seconde partie de l'épilogue, 3b, le retour sur le lieu de naissance, plus apaisée, vient rappeler que même si pour le Sophocle d'Oedipe-roi aucune liberté n'est accordée à l'homme, victime du jeu des dieux dans sa vie, le Sophocle plus tardif de l'Oedipe à Colone lui accorde au moins le sentiment que son destin tragique va l'unir au grand tout. Sophocle le laissait entendre vers la fin de son Oedipe à Colone à travers les mots de son héros vieilli, prêt à entamer sa psychagogie : "O, lumière que je ne voyais plus, qui avant était en quelque sorte mienne, maintenant tu m'éclaires pour la dernière fois" (ceci étant la traduction mot à mot de l'adaptation italienne de Pasolini et les dernières paroles d'Oedipe du film).

Début de la partie3-a

Des décors et une langue semblable rendent peu perceptible la scission du volet central. De même, l'unité des trois parties est rendue possible par deux effets. Dans chacune des parties, des cartons de textes écrits expriment sous forme de pensées intérieures ce qu'éprouvent les personnages, textes qu'on ne pourrait, par exemple, dire à un enfant. Le fait que les acteurs principaux interviennent dans les trois parties permet aussi d'unifier celles-ci. Le bébé qui pleure dans son lit est celui que l'on retrouve pleurant sur le mont Cithéron. Silvana Mangano, la mère de Pasolini dans le prologue, interprète aussi Jocaste dans la partie centrale et Luciano Bartoli, le père de Pasolini dans le prologue, joue Laïos dans la partie centrale. Cette continuité due aux acteurs se retrouve entre les parties 2 et 3 puisque Ninetto Davoli joue Angelo après avoir été le messager et Franco Citti, le vagabond de l'épilogue, après avoir été Oedipe.

Après cette adaptation de Sophocle, Pasolini adapte Euripide avec Médée (1969) et Eschyle avec Carnets de notes pour une Orestie africaine (1970). Ce dernier film est en fait un retour sur son premier travail pour le théâtre. Pasolini avait en effet traduit du grec, dans un texte publié en 1959, la trilogie de l'Orestie (Agamemnon, Les choéphores et les Euménides) pour une mise en scène de Vittorio Gasmann et Luciano Lucignani avec le Teatro Popolare Italiano au Théâtre Grec de Syracuse en 1960. Ainsi Pasolini a-t-il adapté, dans l'ordre si l'on peut dire, les trois grands tragédiens grecs : Eschyle, Sophocle et Euripide.

Jean-Luc Lacuve le 31/07/2015

Bibliographie :

Hervé Joubert-Laurencin : Pasolini, portrait du poéte en cinéaste. Editions Cahiers du cinéma, 1995. Pages 219 à 225.

Test du DVD Editeur : M6, mars 2010 : Durée du film : 100’ - Versions originale et française mono, restaurées
Alalyse du DVD

Suppléments :

  • Notes de production
  • Via Pasolini, un film d'Andrea Salerno et Igor Skofic
  • Bandes-annonces