Il était un père

1942

Thème : Transmission

(Chichi Ariki) Avec : Chishu Ryu (Shuhei Horikawa), Shuji Sano (Ryohei), Shin Saburi (Yasutaro Kurokawa), Takeshi Sakamoto (Makoto Hirata), Mitsuko Mito (Fumi), Masayoshi Otsuka (Seichi), Shinichi Himori (Minoru Uchida). 1h34.

Un modeste enseignant dans une ville de province est veuf et père d'un garçonnet dont l'éducation lui tient plus que tout à cœur. Lors d'un voyage scolaire à Tokyo, un écolier se noie. L'enseignant, s'estimant moralement responsable de cette catastrophe, présente sa démission, et part s'installer avec son fils dans sa ville natale, où son propre père avait vendu sa maison pour lui payer ses études.

Rattrapé par les besoins d'argent, soucieux de donner à son fils toutes les chances dans la vie, le père annonce à ce dernier qu'il leur faut se séparer, au cours d'une séquence de pêche d'autant plus inoubliable que les deux silhouettes, filmées côte à côte sur la berge, accordent solidairement leur mouvement au fil de l'eau qui passe.

Il place son fils dans un internat pour pouvoir partir et trouver du travail à Tokyo. Le père et l'enfant forment souvent le projet de vivre à nouveau ensemble, mais cet espoir ne se réalisera jamais.

Douze ans plus tard, le fils étudie à l'université. Il revoit son père et envisage de s'installer à Tokyo pour vivre avec lui. Le père refuse que son fils démissionne de son poste en lycée pour vivre auprès de lui. Il lui intime l'ordre de continuer à faire du mieux qu'il peut ce pour quoi il a été formé. Comprenant que tel est son devoir, le fils renonce à son vœu le plus cher et repart enseigner dans son lycée de province.

L'adoration qu'il a pour son père le rend compréhensif au désir d'un des lycéens de rentrer voir sa famille pour la naissance de son petit frère.

A l'occasion d'un examen militaire, le fils finit par obtenir de longues vacances qu'il passe chez son père. Celui-ci, invité par d'anciens collégiens en compagnie de Kurokawa son condisciple d'autrefois et ami de toujours se rend compte que tous ces jeunes gens sont mariés.

Rentré chez lui, le père exprime à son fils les vœux qu'il forme pour son mariage avec la jolie fille de Kurokawa. Puis il a un malaise, s'évanouit et ne peut se rendre à son travail. Il meurt paisiblement à l'hôpital. "Je me sens bien, murmure-t-il à son fils. J'ai très sommeil. Il ne faut pas être triste. Fais de ton mieux. Ton père a fait durant sa vie tout ce qui pouvait être fait. "

Dans le train qui l'éloigne de Tokyo, le fils explique à la jeune femme qu'il a épousée, selon le désir de son père, que cette dernière semaine qu'il a passée depuis son enfance avec son père a été la plus belle de sa vie.

On partagera difficilement l'avis de Jacques Mandelbaum. Pour lui :

"La catastrophe inaugurale du film de l'enfant noyé est significative, quand bien même l'événement semble se dissiper au cours du temps. Survenue à Tokyo, où le père va passer le reste de ses jours, elle suggère qu'en tout fils vivant gît un enfant mort, que toute joie paternelle doit composer avec l'arrachement de la séparation, et plus essentiellement peut-être, que la vocation d'un père est d'enseigner à son fils l'art d'apprendre à vivre sans lui. De manière symétrique, tout fils, à l'instar du personnage du film, devenu à son tour enseignant, vit en puissance avec la mort du père, et doit un jour l'affronter, quitte à s'en retourner avec la future mère de son propre enfant. "

Le thème de la séparation, celui d'un parent veuf qui doit se séparer à l'occasion d'un mariage de son enfant se retrouvera certes dans Printemps tardif (1949), Fin d'Automne (1960), et Le Goût du saké (1962).

Mais, comme le souligne Jacques Lourcelles :

"la mélancolie qui donne son ton si caractéristique au film, n'est pas une mélancolie résignée ou passive. Sans pouvoir dissolvant, elle est liée à la conscience que les personnages ont de leur propre existence limitée dans le temps. Elle est pour Ozu, comme le parfum de la condition humaine "

La condition humaine chez Ozu résonne avec la splendeur de la nature. La scène de pêche ici ne nous dit qu'une chose : Tout est ordinaire et régulier, Tout est quotidien. La nature se contente de renouer ce que l'homme a rompu, elle redresse ce que l'homme voit brisé. La vision de la nature immuable et régulière redresse l'ordre des séries troublé par l'activité.

Les plans fixes d'objets (la théière) ou de lieux désertés, deux fois la salle de bain-sauna traversée pour le courant de la rivière, vides après que le père et le fils s'y soient baignés ensemble soulignent l'accord des personnages avec cette philosophie de la simplicité héroïque ou les soucis du quotidien sont considérés comme étant dans la nature de choses.

Cette philosophie peut sembler bien réactionnaire. Elle repose néanmoins sur l'écoute attentive des autres et des enseignements qu'ils peuvent nous apporter. A l'occasion du dîner qui rapproche pour quelques heures la génération des professeurs et celle des anciens élèves se perpétue un rituel familier (discours, remerciements, évocation de souvenirs) à partir du respect mutuel des personnages, mais plus encore de leur communion intense dans le sentiment de la fuite du temps. Elle est l'occasion pour Shuhei de se rendre compte que le cours naturel des choses est de marier son fils même si cela est en contradiction avec son souhait de garder son fils auprès de lui.

Elle suppose aussi une grandeur âme peu commune. Jamais le père ne regrettera sa décision de quitter l'enseignement quoi qui lui en ait coûté et jamais le fils ne fera preuve du moindre ressentiment. Cette grandeur d'âme va de paire avec un goût extrême pour la simplicité et l'humilité. La séquence finale, qui éloigne le fils de la capitale, aurait très bien pu se clôturer par le plan du train déchirant la nuit après la tirade du fils. Non, Ozu y intercale un plan de valises bringuebalantes avant de revenir par un nouveau faux raccord au plan du train en mouvement. Les humains, malgré leur peine, ne sont que des éléments mouvant dans la nature éternelle.

Un cinéma extrêmement moderne donc -il ne manque rien ici au style de Ozu : composition et épurement du cadre, plans fixes, caméra au ras du sol, recours à l'ellipse et à la litote et même Chishu Ryu avec lequel il travaillera trente ans- au service d'une vision conservatrice que le cinéaste fera progressivement évoluer

Il était un père avait connu un grand succès au Japon lors de sa sortie. La liquidation de la société Alive, qui avait activement participé à la reconnaissance du cinéma japonais en France, a gelé la sortie de Il était un père. Carlotta Films a acquis les droits de cette œuvre en 2004 et le distribue en juin 2005. Si la copie a été restaurée pour la partie image, les défauts inérant du début du parlant n'ont pas été gommés. C'est accompagnée d'un effroyable et incessant bruit de mitraillette déclanchée par d'innombrables impuretés qu'elle nous est présentée aujourd'hui. Spectateurs : exiger un passage en muet !

Jean-Luc Lacuve le 11/01/2006

Sources :

 

critique du DVD Editeur : Carlotta-Films. Avril 2014. Coffret 14 films, 12 DVD. Intertitres et langue : japonais, sous-titres : français. 60,19 €.

Choeur de Tokyo (1931), Où sont les rêves de jeunesse ? (1932), Une femme de Tokyo (1933), Histoire d'herbes flottantes (1934),Une auberge à Tokyo (1935), Le fils unique (1936), Il était un père (1942), Récit d'un propriétaire (1947), Printemps tardif (1949), Été précoce (1951), Le Goût du riz au thé vert (1952), Voyage à Tokyo (1953), Printemps précoce (1956), Crépuscule à Tokyo (1957).