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BlacKkKlansman j'ai infiltré le Ku Klux Klan

2018

Cannes 2018 (BlacKkKlansman). Avec : John David Washington (Ron Stallworth), Adam Driver (Flip Zimmerman), Topher Grace (David Duke), Laura Harrier (Patrice Dumas), Ryan Eggold (Walter Breachway), Jasper Pääkkönen (Felix), Corey Hawkins( Kwame Ture), Paul Walter Hauser (Ivanhoe), Alec Baldwin (Dr. Kennebrew Beauregard), Robert John Burke (Le chef Bridges), Harry Belafonte (Jerome Turner). 2h16.

Extrait de Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939). Scarlett O’Hara erre parmi les rangs de soldats sudistes blessés à la bataille d’Atlanta. Sur ce même extrait du film, en noir et blanc, et des images de James Meredith, premier étudiant noir inscrit à l'Université du Mississipi intégrant le campus en septembre 1962, encadré par la force publique, intervient le Dr. Kennebrew Beauregard. Il déverse sa haine raciale d'un ton tellement viscéral qu'il doit être repris par un souffleur qui lui indique comment revenir au texte officiel.

En 1978, Ron Stallworth est le premier policier afro-américain du Colorado Springs Police Department, embauché par le Chef Bridges. Son arrivée est accueillie avec scepticisme, voire avec une franche hostilité, par les agents les moins gradés du commissariat. Le jeune policier noir est constamment sur ses gardes. En plus de la pression du métier, il doit résister à celle qu’exercent sur lui ces quelques collègues ouvertement racistes.

Affecté aux archives, il demande à être policier en civil ce qui lui est refusé jusqu'à ce que sa hiérarchie  l’envoie dans un meeting de l’ex-dirigeant des Black Panthers, Stokely Carmichael (devenu Kwame Ture), afin qu’il évalue la menace que représente le mouvement radical de libération des Noirs – lequel revendiquait la prise des armes pour répondre aux violences commises par les Blancs. Muni d'un micro posé par son collègue Flip Zimmerman, Ron Stallworth  est séduit par le discours de Kwame Ture. Il l'est aussi par la belle Patrice, la présidente de l'association des étudiants noirs.

Les informations réunies étant satisfaisantes aux yeux du Chef Bridges, Ron Stallworth est affecté au service des renseignements où il retrouve son compère Flip Zimmerman. Alors que Stallworth lit un journal, il trouve une petite annonce de recrutement pour le Ku Klux Klan. Il décide de laisser un message sur la boîte vocale indiquée, et est rappelé peu après par Walter Breachway, le président de la section locale. Sans se rendre compte qu'il se présente sous son vrai nom, Stallworth explique par téléphone à Breachway qu'il déteste les noirs, tout comme les juifs, les hispaniques, les gays... mais sa haine se porte surtout sur les afro-américains. Breachway souhaite le rencontrer pour faire plus ample connaissance. Stallworth, épaulé par son supérieur le sergent Trapp, présente son projet de mission auprès de Bridges. Celui-ci reste dans le doute : il faut que Stallworth trouve un blanc qui peut imiter sa voix. Mais il finit par céder et Stallworth devient responsable de la mission, devant en référer régulièrement auprès de Trapp.

C'est Flip Zimmerman, juif non pratiquant, qui est désigné pour interpréter « Ron Stallworth » auprès du Klan. Lors du premier rendez-vous, Zimmerman est convoyé par Felix Kendrickson, l'autre leader de la section locale. Felix l'amène jusqu'à un bar où Breachway et un autre membre du Klan, Ivanhoe, l'accueillent. Si Walter est ravi que « Ron » soit aussi motivé pour intégrer « l'Organisation », Felix est suspicieux, demandant à Zimmerman s'il n'est pas policier ou juif. Mais Breachway donne à « Ron » les documents lui permettant de s'inscrire auprès du bureau national ; Ivanhoe laisse échapper que « Ron » les rejoint au bon moment. Stallworth prend cela comme une preuve de la dangerosité imminente du Klan, mais Zimmerman n'en est pas convaincu. Au rendez-vous suivant, à la ferme de Felix, Zimmerman fait la connaissance de son épouse, Connie, et de très nombreux autres membres. Stallworth l'a suivi pour espionner la réunion, via un micro caché sur Flip. Felix décide de faire passer « Ron » au détecteur de mensonges, le menaçant d'un pistolet pour le convaincre. Bien que Zimmerman détourne un moment la conversation, il doit s'exécuter, mais Stallworth, qui a tout entendu, lance une pierre dans la vitre de la cuisine des Kendrickson, ce qui lui vaut d'être poursuivi par toute la maisonnée ; Zimmerman prend le pistolet de Felix et vide son chargeur sur la voiture de Stallworth, bientôt hors de portée. « Ron » est accepté, même s'il doit encore obtenir sa carte.

Stallworth téléphone au bureau national de l'organisation et a la surprise d'avoir comme interlocuteur David Duke, le directeur du bureau national en personne. Celui-ci, tout comme Walter l'a été, est très sensible à la motivation qu'affiche Stallworth et lui promet de faire accélérer son dossier d'adhésion. Dans le même temps, Stallworth et Dumas sortent régulièrement ensemble, même si Stallworth ne peut avouer à son amie son véritable travail, elle qui déteste les policiers. « Ron » s'intègre de plus en plus à la section du Klan, prenant part aux séances d'entrainement au tir sur des cibles rappelant des afro-américains ; Stallworth en profite pour photographier l'ensemble des présents, dont notamment deux individus un peu à l'écart, mais également des militaires d'active de Fort Carson.

Le Klan décide de faire brûler une croix peu après, mais la police, avertie, multiplie les patrouilles et empêche l'action. Ce soir-là, Zimmerman apprend de la bouche d'Ivanhoe que la section est en possession d'explosif C-4. Peu après, Felix fait visiter à Zimmerman leur arsenal, lui disant de se tenir prêt pour une action d'envergure sous peu. Dumas a l'intention d'organiser une manifestation contre le racisme de la police, et le Klan compte en profiter. Le FBI contacte Stallworth pour lui apprendre que les deux individus suspects photographiés lors de la séance de tir travaillent au NORAD ; l'agent du FBI lui apprend également qu'une quantité importante de C-4 a été subtilisée à Fort Carson. Stallworth avoue alors à Dumas son métier et son statut d'agent infiltré pour surveiller le Klan. Dumas rejette à la fois ses excuses et sa demande de ne pas tenir la manifestation, estimant qu'elle en fait plus pour libérer sa communauté que son petit-ami. Stallworth, au contraire, pense que ces manifestations ne sont pas décisives tant que le Klan est une aussi grande menace. Dumas le quitte, mais la manifestation finit par être annulée.

David Duke se rend à Colorado Springs pour assister en personne à l'initiation des nouveaux membres de la section locale, « Ron » inclus. Mais des menaces de mort ont été reçues contre Duke, et le chef Bridges ordonne à Stallworth d'assurer la protection de Duke durant sa visite. Stallworth et Zimmerman se rendent donc tous deux à la cérémonie ; seul Zimmerman peut toutefois accéder à la salle où Duke baptise les nouveaux membres, avant que ceux-ci et leurs femmes n'assistent à une projection du film de D. W. Griffith, Naissance d'une nation. Dans le même temps, Dumas organise une réunion durant laquelle un témoin du lynchage de Jesse Washington leur raconte son histoire. Felix, avec l'aide de Connie, d'Ivanhoe et d'un spécialiste des explosifs, Walker, prévoit de faire exploser une bombe à cette réunion ; c'est Connie qui doit la convoyer. Après le visionnage du film, alors que tous les membres du Klan sont réunis pour un toast, un participant reconnaît en « Ron » le policier qui l'a arrêté et envoyé au pénitencier fédéral de Leavenworth ; il s'en ouvre à Felix, qui préfère reporter le coup de théâtre au déjeuner. Connie part de son côté, suivie de Stallworth qui a pressenti son rôle ; il prévient ses supérieurs du danger, ce qui empêche Connie de déposer la bombe. Felix, Walker et Ivanhoe sont alors obligés de s'éclipser du déjeuner pour passer au plan B, consistant à viser directement Patrice Dumas. Celle-ci revient chez elle plus tôt que prévu, ce qui oblige Connie à déposer la bombe directement sur sa voiture et non près de la maison comme planifié. Elle est ensuite prise en chasse par Stallworth, qui parvient à la maîtriser, mais il est arrêté par deux collègues en uniforme qui le prennent pour l'agresseur. Au même moment, Dumas sort de sa maison pour aider Stallworth, et la voiture de Felix, Ivanhoe et Walker arrive à hauteur de la voiture de Dumas. Felix actionne la bombe, pensant qu'elle va détruire la maison, mais c'est sa voiture qui absorbe toute la force de l'explosion, les tuant tous les trois. Zimmerman arrive à temps pour délivrer Stallworth et arrêter Connie.

Quelque temps après, le chef Bridges convoque leur équipe dans son bureau. Il les félicite du travail accompli et juge que la menace est désormais écartée avant d'annoncer que, faute de budget, leur équipe est dissoute, et que les preuves de la mission doivent être détruites afin d'éviter que le public n'apprenne ce qui s'est passé. Stallworth obtempère mais, après avoir longuement hésité, accepte de rester dans la police. Lui et ses coéquipiers prennent un dernier plaisir en informant David Duke par téléphone de la couleur de peau de « Ron Stallworth ». Dumas apprend à Stallworth qu'elle souhaite rompre, ne pouvant rester proche d'un policier. Avant qu'ils se soient dit au revoir, ils observent par la fenêtre de l'immeuble une croix enflammée par le Klan, sur la colline d'en face.

Le film s'achève sur des images réelles des violences de Charlottesville de 2017, au cours desquelles la voiture d'un suprémaciste fonce sur les contre-manifestants, tuant Heather Heyer. Elles montrent aussi Donald Trump renvoyant dos à dos racistes et antiracistes et disant qu'il y avait « des gens très bien » (very fine people) parmi les manifestants anti-noirs et anti-juifs, puis David Duke dire que c'est le début de la réalisation de la promesse de campagne de Trump : « reprendre l'Amérique » (taking America back).

Spike Lee adapte le récit autobiographique de Ron Stallworth (Black Klansman, 2014, ou, en français, Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan, éditions Autrement). Le ton bon enfant du récit, l'exaltation de la beauté noire et la focalisation politique sur le changement de stratégie des groupes d'extrême droite à la fin des années 70 pour un discours plus aseptisé et fédérateur conduisant à l'élection de Donald Trump donnent un rythme énergique au début du film. Puis le basculement vers le thriller et une comédie sentimentale laissée en plan ainsi que le repli sur un récit de l'abomination des crimes du passé le rend plus abstrait et atténuent ce qui pourrait rendre le film puissant et mobilisateur. Mais Spike Lee est sans doute plus pessimiste : le montage parallèle auquel il a recours en fin de film dit sans doute qu'aujourd'hui on ne peut  être pleinement Noir et pleinement américain; un méta-film politique ?

Un récit bien parti qui se perd en route avant de retrouver du sens

Le ton du film est d'abord bon enfant avec l'intégration de Ron dans la police où, avec humour pour ne pas être agressif, il doit résister à la pression qu’exercent sur lui quelques collègues ouvertement racistes. Quelques e répliques bien senties sur le droit des Noirs anticipent le discours de Kwame Ture. Celui-ci  demande aux Noirs d'assumer leur propre canons de la beauté : lèvres charnues, nez épaté, cheveux crépus et de ne pas se plier aux critères esthétiques des blancs qui les maintiendront toujours en position de dominés. C'est d'eux-mêmes que doit venir l'affirmation d'une beauté noire. Les visages sur fond noir avec superpositions et légers travelings optiques magnifient ce discours. La danse dans le bar entre Ron et Patrice prolonge encore cette exaltation de la beauté.

En situant son film en 1978 et non dans les années 60 où eurent lieu les combats déterminants et tragiques pour les droits civiques, Spike Lee pointe le nouveau danger qui voit le Ku Klux Klan aseptiser son discours ultra-violent pour séduire ainsi le plus grand nombre et porter ses idées racistes jusqu'à la Maison Blanche. L'allusion à Donald Trump est évidente avec le clin d'oeil au slogan "America first" avant d'être explicite avec les images de la manifestation "Unite the Right" à Charlottesville en Virginie, le 12 août 2017. La voiture conduite par le militant suprématiste blanc James Alex Fields fonçant de la foule au sein de laquelle Heather Heyer, à qui le film est dédié,  trouva la mort, est suivie par la réaction du président américain Donald Trump.

Le film se perd ensuite dans une conspiration menée par les extrémistes qui représentent l'archaïsme du mouvement prônant le suprématisme blanc puis, tout pareillement, même si évidemment la cause est juste, avec le rappel du martyr du célèbre lynchage des années 60 avec la séquence où Jerome Turner se souvient précisement du supplice de Jesse Washington, déficient mental léger accusé d'avoir violé une femme blanche et lynché par une foule à Waco le 15 mai 1916.

Le film se conclut sur la mort des méchants mais semble ne rien dire de l'opposition de stratégie entre Ron et Patrice et de leur différent amoureux. La fin est bien plus originale. Ron et Patrice, dans un mouvement d'appareil issu des films de Blackploitation dont il a été montré quelques affiches, sortent leurs armes, voient une croix brûlée par les membres du Ku Klux Klan de leur époque puis, dans un court-circuit temporel, sont montrés les événements de Charlottesville qui concluent le film.

Un méta-film politique

Spike Lee refuse ainsi le lyrisme trompeur des films hollywoodiens avec leur happy-end romantique et surtout leur morale réconciliatrice. BlacKkKlansman se construt bien au contraire en opposition à deux grands films hollywoodiens. Le premier plan du film est le plan séquence d'Autant en emporte le vent sur les morts et blessés de la bataille d'Atlanta (ville natale de Spike Lee). Scarlett O’Hara est filmée dans un long mouvement d'appareil à la grue pour dévoiler l’étendue des dégâts et cadrer finalement les lacérations subies par le glorieux drapeau confédéré. C'est sur même drapeau en noir et blanc qu'intervient le haineux Dr. Kennebrew Beauregard. Un plan symbolique, le drapeau lacéré peut être employé tout à la fois comme un symbole des horreurs de la guerre ou comme un appel à la vengeance.

A la fin du film, les suprématistes blancs regardent Naissance d'une nation (D. W. Griffith, 1915) en se moquant des noirs caricaturés et s'enthousiasmant pour la violence des membres du Ku Klux Klan. Spike Lee recourt alors au montage parallèle entre les cris "White power" des partisans de la doctrine suprématiste, pour qui le spectacle de la violence raciste est un joyeux divertissement, et les cris "Black power" des militants noirs indignés par le récit du lynchage par Jérôme Turner. Dans le  film de Griffith le montage alterné fait se rejoindre  les séquences entre les agresseurs noirs et les chevaliers blancs pour tourner à la victoire de ceux-ci. Le recours au montage parallèle, qui insiste sur l'idée d'une même indignation, irréconciliable, entre les deux clans, est plus intellectuel. Ce montage dit, et cela semble bien être le discours de Spike Lee, que la position de Ron, combattre de l'intérieur a jusqu'à présent échoué. En effet, aujourd'hui se produisent les événements de Charlottesville et sont couverts par le président. Aujourd'hui encore être profondément Américain et profondément Noir n'est toujours pas possible.

Le film de Spike Lee ne réconcilie pas. Il dit que le combat est toujours à mener pour les Noirs face à une propagande présidentielle toujours plus pestilentielle.

Jean-Luc Lacuve, le 1er septembre 2018.