Film annonce du film qui n’existera jamais : "Drôles de Guerres"

2023

Avec : Jean-Luc Godard.0h20.

Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » est le dernier qu’il aura totalement terminé et validé de son vivant. À l’image, il est essentiellement constitué de plans montrant les pages du cahier préparatoire pour le film annonce d’un film qu’il ne tourna pas (Drôles de guerres). C’est donc l’ébauche de l’annonciation d’un film. Même s’il est inédit sous cette forme, le geste n’est pas nouveau. Godard a plusieurs fois consacré des essais à la préparation de longs métrages – Scénario de Sauve qui peut (la vie) (1979), Scénario du film Passion (1982), Petites notes à propos du film Je vous salue, Marie (1983) –, montrant combien les idées à l’origine des films valent autant que les films eux-mêmes, qui ne sont au fond qu’une somme d’associations d’images et de sons, de sensations et de formes, et qu’en cela il ne constituent jamais un ensemble achevé, plein.

Il s’attarde notamment sur l’évocation de l’écrivain communiste belge Charles Plisnier, dont il aurait voulu adapter une nouvelle intitulée Carlotta. À un moment, il dit de lui : « Il faisait des portraits de visages », et soudain l’effeuillage du carnet est rompu pour faire place à des plans de visages de femmes tirés de ses films (Notre musique, notamment), et l’on comprend qu’à travers Plisnier c’est bien de lui qu’il parlait aussi et qu’il vient de nous livrer là ce qui pourrait être une définition posthume de son propre travail.

Fabrice Aragno : "Après LE LIVRE D'IMAGE (2018), Jean-Luc a souhaité adapter Faux passeports (1937), le roman de Charles Plisnier, composé de plusieurs chapitres qui abordent chacun un personnage différent évoluant entre la Révolution d’octobre 1917 et les Années 1930. Il a commencé par composer un livre de collages sur ces chapitres. Puis, les mois ont passé. Jean-Luc souhaitait, pour certains des chapitres du film, tourner en 35 mm noir et blanc, en 16 mm et en Super 8 en couleur. Il voulait revenir à la manière de faire des films à l’époque de ses débuts, mais avec la distance d’aujourd’hui. Nous étions en janvier 2020. Pendant qu’il progressait dans son travail, j’ai commencé des essais techniques. Mais la crise du Covid et les confinements successifs ont considérablement freiné notre progression. Jean-Luc a de son côté continué à travailler sur papier. Il a développé des versions successives du scénario annonçant le film. C’était une sorte de quintessence du film à venir, un chemin vers son origine, et à travers lui, le film existait déjà ! Jean-Luc a travaillé sur sa petite table en bois avec des moitiés de feuilles A5, de la colle, du Tipex, de la peinture, des photos… et il a réalisé une brochure d’une cinquantaine de pages, chacune devant constituer un plan. Puis il me l’a confiée avec des indications précises de durée en secondes pour chacune des pages. J’ai scanné la brochure et, sur une table de montagne numérique, j’ai assemblé les pages en appliquant ses indications de façon mathématique jusqu’à ce que cela constitue un film muet. Ensuite, il m’a envoyé, tracée à la main, une timeline avec des extraits audio de films ou d’archives sonores à associer à l’enchaînement des plans. Le film comporte deux moments de musique qui encadrent les présences du silence. Je me souviens avoir monté le film sur ma table de cuisine, un matin d’hiver 2022 face au Léman. Jean-Luc avait imaginé son rythme sur du papier avec des post-it et des indications pour l’image et le son. Dans ma cuisine, seul ému, j’ai vu le film apparaître sous mes yeux. J’ai été complètement saisi. Jean-Luc a reçu le film quelques jours après. L’ayant vu, il nous dit, à Jean-Paul Bataggia et moi, qu’il s’agit de son « meilleur film ». Il est d’une grande simplicité. L’agencement des images et du son, arrivant comme des couperets irréversibles, est d’une grande puissance. Le film est court mais il a du temps, c’est le cinéma du présent. Et dans ce présent, dans les silences, la pensée est vivante, vibrante, ici et maintenant."

Jean-Luc Lacuve, le 24 avril 2019

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