Norte, la fin de l'histoire

2013

Sélection officielle : Un certain regard (Norte, hangganan ng kasaysayan). Avec : Sid Lucero (Fabian), Archie Alemania (Joaquin), Angeli Bayani (Eliza), Mailes Kanapi (Hoda), Mae Paner(Magde), Soliman Cruz (Wakwak), Hazel Orencio (Ading), Ian Lomongo (Cesar). 4h10.

Fabian est un étudiant en droit qui aime discourir sur la fin de l'histoire avec ses camarades de la faculté de droit ou ses professeurs. Dans un café devant ses deux profs dubitatifs, il déplore la mort de la vérité et du sens, prône la destruction des origines, la victoire de l'instinct sur l'intellect et le devoir d'abattre tout ce qui est faux. A la sortie d'un café, il est saisi par la vision d'une femme agonisant, atteinte par une balle perdue.
 
Fabian vit dans une toute petite chambre, dévorant des livres mais ayant renoncé à la vanité de passer ses examens. Fabian a sans le vouloir séduit la petite amie d'un ex-étudiant un peu plus âgé, un ami, qui dirige un prospère cabinet d'avocats dans lequel il pourrait travailler. Mais Fabian préfère vivre pauvrement et emprunter de l'argent à Magda, l'usurière du quartier.

Joaquim, handicapé par un accident qui l'empêche de poser le pied par terre, n'arrive plus à nourrir ses deux enfants, sa femme, Eliza et la sœur de celle-ci, Ading. Du coup, Eliza met en gage tous les objets de valeurs dont elle dispose dont une bague offerte par son père pour son mariage. Désespéré par ce dernier sacrifice, Joaquim tente vainement de récupérer la bague avant que celle-ci ne soit mise en vente. Il s'en prend physiquement à Magda qui n'a aucune peine à le jeter à terre. Joaquim s'enfuit alors sur un chantier éloigné où ses amis lui ont trouvé un travail de maçon compatible avec sa jambe convalescente.

Un soir bêtement, Fabian avoue à son ami la trahison de sa copine. Sonné par un coup porté par son ami furieux, il déambule jusque devant l'usurière et voit celle-ci rudoyer une pauvre femme qui tente désespérément de mettre en gage quelques vêtements. Fabian donne ce qui lui reste d'argent à cette femme en pleurs. Lassé des discours inutiles, Fabian décide de tuer la vieille usurière. Surpris par la fille de celle-ci, il doit aussi la poignarder

Joaquim est arrêté. Lorsque Eliza lui rend visite en prison, elle voit la trace des coups reçus pour qu'il avoue. Lorsqu'elle revoit l'avocat pour faire appel celui-ci lui affirme qu'elle était d'accord pour plaider coupable et que le délai d'appel de quinze jours est expiré depuis longtemps. Eliza qui parle mal anglais et ne connait rien aux rouages de la justice. Eliza se résigne et devient marchande des quatre saisons pour nourrir sa famille. Joaquim, condamné à perpétuité, est envoyé dans la prison nationale de Manille. Eliza songe un temps à se suicider puis emmène ses enfants au manège.

Fabian ne supporte pas sa culpabilité et loue une chambre à Manille. Il est serveur dans un restaurant tenu par un groupe de chrétiens. Ceux ci le convainquent de rejoindre leur groupe de parole. Fabian avoue son crime devant l'assemblée interloquée mais n'est pas soulagé pour autant.

Joaquim est en prison depuis trois ans. Il n'a pas perdu gout à la vie, confectionne des lanternes au cas où sa femme pourrait venir le voir et prend soin des autres prisonniers. Il affronte même Wakwak, la terreur de la prison. Lorsque celui-ci est diminué par une tumeur, il le masse et le lave.

Fabian est revenu dans sa ville et rôde autour de la famille de Joaquim. Il déterre le coffret de Magda et vend les objets de valeur pour donner l'argent à Eliza. Il convainc ses professeurs de rouvrir le dossier du procès de Joaquim. Il part alors retrouve sa sœur, Hoda, une bigote hystérique, qui vit sur l'héritage de leurs parents, de riches expatriés. Fabian, aigri, fermé au monde, viole sa sœur et tue le chien qu'il aimait enfant

Avec l'argent donné par Fabian, Eliza se rend enfin auprès de son mari pour d'émouvantes retrouvailles. Sur le chemin du retour, Eliza trouve la mort dans un accident d'autocar.

Fabian navigue sur les eaux de la rivière et vient s'échouer sur une rive. Ading est maintenant seule à élever les enfants d'Eliza et Joaquim, privés de leurs parents.

Même si Lav Diaz est loin des huit heures de son Melancholia et des dix heures et plus de son Evolution of a Filipino Family, il embarquer de nouveau son spectateur pour plus de quatre heures dans ce qui est donné pour une énième adaptation de Crime et châtiment. Mais il y a bien plus que ça dans Norte : une terrible description du devenir monstrueux d'un intellectuel lorsque police et justice manquent et, en contrepartie, une compassion grandiose pour ceux qui affrontent l'adversité avec courage et bonté.

Crime et châtiment "augmenté"

Fabian est un Raskolnikov présomptueux et Magda une usurière intraitable mais il y a aussi bien d'autres contrepoints à cette histoire.

Le film tient son titre de la province d’Ilocos Norte sur la côte nord-ouest de l’île de Luzon. Marcos est né dans cette province, à Batac, que sa famille continue d’administrer. Rien d’étonnant ici à ce que la justice se satisfasse de l’incarcération d’un innocent, et qu’un jeune étudiant en droit puisse commettre un crime en toute impunité. C’est plus ou moins ce qui est arrivé à Ferdinand Marcos, président des Philippines à de 1965 à 1986. A l’époque où il apprenait le droit, il assassina un opposant à la politique de son père et fut vite acquitté. Marcos conserva le pouvoir bien au-delà de ses deux mandats légaux, en instaurant la Loi martiale dans une volonté de dictature qui en aurait fini avec l'histoire, celle de la lutte des classes. Vingt-cinq ans après sa mort en exil à Hawaï, son corps demeure sous verre dans sa province natale, dans l’attente de funérailles nationales que son clan espère organiser une fois revenu au pouvoir.

Le cheminement documentaire et mystique de la famille de Joaquim est un contrepoint bouleversant à cette lâcheté et pusillanimité des classes dirigeantes qui se prétendent au service du peuple. Joaquim, c'est le faux coupable qui paie pour Fabian. Car, ici, il n'y a point de Porphiri Pétrovitch, le commissaire de quartier et sa fameuse psychologie qui comprenne Fabian. Pas plus qu'il n'y a la prostituée Sophia Sémionovna pour qu'il puisse enfin s'épancher. A la place de celle-ci, il y a une patronne de fastfood chrétienne pleine de bons sentiments dont le groupe de parole arrachera l'aveu de Fabian mais qui ne le fera pas changer pour autant. Dès lors celui-ci va s'enfoncer dans l'abjection; violant sa sœur et se couvrant de sang en tuant sauvagement le chien de son enfance. L'avant-dernière séquence le montre échoué sur un bateau. La dernière séquence, brève, montre Sarah et Junior, les deux enfants de Joaquim désormais sous la seule protection de leur tante. L'argent de Fabian ayant indirectement provoqué la mort de la mère.

Cette conclusion sur une double tragédie est le point d'orgue qui prolonge longtemps ce double sentiment d'effroi et de compassion généré par le film. Mais jamais l'enchainement sinistre n'est scénarisé comme une relation de cause à effets directes entre la lâcheté de l'un et la bonté mystique de l'autre. Le montage alterné en grands blocs entre les deux familles montre bien davantage les logiques internes à l'œuvre dans la société philippine, aussi bien dans la sphère bourgeoise que dans la sphère prolétaire qui auront raison, l'une et l'autre, de leurs personnages principaux.

La présomption des intellectuels de se jouer de la morale au nom de sa faillite avérée à changer le système va s'avérer destructrice pour Fabian qui ne peut retrouver la paix après avoir tué. Mais l'absence de justice et surtout de police efficace est tout autant responsable de son devenir monstrueux. La violence de rue avait commencé à lui faire perdre la tête avec la vision blanche et hallucinée de la femme agonisante à la sortie du café. Le coup de poing reçu de son ami pour sa trahison amoureuse le conduit aussi le même soir à décider de passer à l'acte. Ensuite il ne sera plus que visage dévasté, émergeant des ténèbres pour grossir et devenir monstrueux. Il ne cesse de fuir, allant jusqu'à s'enfermer dans une chambre entourée de barreaux, comme une prison morale avant d'errer dans la maison des parents y faisant régner viol, inceste et sauvage agression du chien.

En face du devenir monstrueux, il y a le devenir saint. Joaquim, probablement, même après la mort de sa femme, continuera sur la voie d'une bonté tout aussi coupée de réalité que celle de Fabian même si elle en possède une toute autre grandeur. Après les étranges plans, comme vus d'un drone, il y a le fameux plan de lévitation indiquant l'échappé hors du monde de la souffrance humaine pour Joaquim.

Le devenir monstre de Fabian
Le devenir saint de Joaquim

Reste donc la figure apaisante courageuse et douce d'Eliza, éternelle victime de la pauvreté. Pour n'avoir pas maitrisé l'anglais et les règles juridiques, elle est privée de l'amour et de la protection de son mari. Sa fin dans un car probablement mal entretenu aurait pu intervenir bien avant si peu protégée dans son trajet quotidien de vendeuse ambulante.

Jean-Luc Lacuve le 10/11/2015

Source : Lav Diaz, le dernier tome, sur Le café en revue