La saveur de la pastèque

2005

Thème : Nourriture

(Tian bian yi duo yun). Avec : Lee Kang-sheng (Hsiao-Kang), Chen Shiang-chyi (Shiang-chyi), Lu Yi-Ching, Yang Kuei-Mei, Sumomo Yozakura. 1h54.

Deux personnes se croisent dans un couloir, l'une d'elle porte une pastèque. Dans un appartement, sur un lit, un jeune homme malaxe une pastèque à demi ouverte entre les cuisses écartées d'une femme. Le bruit et les projections de jus et de pépin du fruit évoquent un accouplement frénétique. On comprendra plus tard qu'il s'agit du tournage d'une scène d'un film pornographique qu'une équipe réduite tourne dans l'appartement de Hsiao-Kang, l'ancien vendeur de montres de Là-bas qu'elle heure est-il ?

Dans un appartement voisin, Shiang-chyi regarde la télévision. On y parle de la canicule qui frappe Taipeï, on y annonce que le jus de pastèque valant moins que l'eau, elle est devenue le moyen le meilleur marché pour étancher sa soif. Shiang-chyi décide sans doute de partir, prépare sa valise, n'arrive pas à l'ouvrir et, de rage, lance les clés par la fenêtre ouverte. Shiang-chyi n'a plus d'eau. En se promenant, elle dérobe dans le fleuve pollué une pastèque qu'elle lave avec l'eau d'une bouteille dérobée à Hsiao-Kang. Ils se parlent, il l'aide è récupérer sa clé incrustée dans le goudron de la route. Il tente vainement d'ouvrir sa valise, récalcitrante malgré la clé retrouvée. Il ne sait comment refuser le jus de pastèque offert par Shiang-chyi, trop évocateur sans doute de ses récentes expériences de hardeur, qu'il déverse par la fenêtre.

Une idylle semble se nouer entre eux. Mais il la décourage de monter chez lui lorsqu'elle tente de le suivre. Ils partagent ensuite deux repas cehz elle, l'un avec des pâtes de soja aux crustacés (un plat très étrange), l'autre avec des crabes (scène filmée en ombres chinoises, drôle et belle à la fois). Ils se retrouvent ensuite pour une brève et violente étreinte dans la réserve d'un magasin pornographique.

Les séquences du film pornographiques avec leurs lots de petites misères (bouchon perdu,érection insuffisante...) alternent avec les pulsions érotiques en chanson de Hsiao-Kang.

La Japonaise finit par s'évanouir d'épuisement. Shiang-chyi, qui regardait une cassette porno la recueille dans l'ascenseur mais l'équipe du film vient la récupérer pour une ultime séquence où elle est pénétrée inconsciente. Hsiao-Kang monte alors dans l'appartement et assiste à cette scène grotesque et monstrueuse. Les deux amants se regardent, semblent assumer leur amour dans cette situation et Shiang-chyi, la scène une fois terminée, accepte le sexe de Hsiao-Kang dans sa bouche.

Dans un monde qui ne semble pas fait pour eux, où la figure du cercle (couloir, trajet dans le parc) semble les exclure du monde réel auquel ils ne semblent avoir accès que par la télévision ou les films pornos ,qui les condamne au sommeil et au désœuvrement, aux détails futiles (les clés, étancher sa soif, ouvrir une valise), les deux jeunes gens du film ne prennent conscience d'eux-même que par de rares bouffées lyriques qui prennent la forme, soit de chansons : ode parodique à l'eau lorsque Hsiao-Kang s'ébat dans le réservoir collectif de l'immeuble, chanson des pissotières, ode à la pastèque soit de performances parodiques de la réalité ainsi le transport de la pastèque dans l'escalier qui se transforme en simulacre d'accouchement.

Rarement, trivialité du quotidien et épiphanie du sentiment ne se seront mêlés aussi naturellement. Rarement il aura été montré des jeunes gens aussi dénués de ressentiment, volontiers régressifs, semblant se moquer du lyrisme, du sexe et du sentiment avant d'être rattrapés par tout cela lors de scène où le spectateur aurait tord de rire trop tôt tant la fulgurance du sentiment se noue dans d'étranges scènes absolument ahurissantes.

Ainsi de l'étreinte dans la réserve de films pornos et, bien-sûr, la scène du sexe enfoncé dans la bouche après le dérisoire simulacre d'acte sexuel mimé sur l'actrice japonaise évanouie tout en regardant la femme aimée de l'autre coté de la cloison. Scène absolument étrange et forte où la séparation d'avec ce qui peut être un vrai rapport amoureux et sexuel est assumé, regardé droit dans les yeux, avant d'être réduit à zéro par l'absolu du sexe pris dans la bouche. Par sa violence, son urgence, la scène remplie de vérité et de nécessité ce qui avait déjà été préparé lors de la séquence initiale de porno parodique où les gros morceaux de pastèque rouge dégoulinant de jus étaient enfournés dans la bouche la hardeuse japonaise

Sachant retrouver ce qui dans le quotidien le plus trivial et le plus futile peut se transformer en moment le plus intense avec sa dose inévitable d'étrangeté et de particulier Tsai Ming-liang redonne une nouvelle vie, à la fois joyeuse et bouffonne à l'héritage de la Nouvelle vague.

Son extrêmement précision (la vision de la pastèque tenue par l'un des passants dans la première séquence, l'apparition tardive de la clé dans le goudron), la fascination-répulsion pour l'architecture moderne, le sens du gag et l'attention à l'environnement sonore rapproche aussi le film de l'univers de Jacques Tati.

Jean-Luc Lacuve, le 26/12/2005