I don't want to sleep alone

2007

Voir : photogrammes du film

Festival du film asiatique de Deauville 2007 (Hei yan quan) Avec : Lee Kang-sheng (Hsiao-kang), Norman Atun (Rawang), Chen Shiang-chyi (Chyi), Pearlly Chua (la patronne). 1h55 .

dvd

Un homme allongé sur un lit, immobile pendant que sa radio diffuse un air d'opéra. Nous sommes à Kuala Lumpur capitale de la Malaisie. Hsiao-kang, un chinois sans le sou participe à une animation de rue où un charlatan promet aux plus pauvres et aux plus naïfs un numéro porte-bonheur qui leur donnera la fortune. Hsiao-kang s'attarde et n'ayant pas l'argent pour acheter le numéro porte-bonheur se fait tabasser dans une impasse. Ses agresseurs lui prennent tout ce qu'il a et le laissent pour mort.

Des travailleurs immigrés du Bangladesh ayant trouvé un matelas dans une poubelle, le ramène chez eux. Leur route croise celle de Hsiao-kang abandonné sur un trottoir. Parmi les émigrés se trouve Rawang, un malais pauvre qui prend Hsiao-kang en charge et le soigne sur le vieux matelas qu'il vient de récupérer.

Rawang, qui vit avec eux dans un immeuble laissé inachevé par la crise partage son temps entre son travail dans un immeuble désaffecté et ses soins envers Hsiao Kang qu'il remet sur pied. Dans le même immeuble vit Chyi, jeune Chinoise employée par la patronne d'un restaurant et chargée de soigner le fils de celle-ci, l'homme dans le coma du premier plan

Hsiao-kang guéri devient objet du désir de Rawang, de Chyi et de sa patronne. Il fuit d'abord Rawang et emporte le matelas dans l'immeuble où il travaille pour construire une tente de fortune afin de protéger ses amours avec Chyi. Mais un incendie déclenché en Indonésie se repend en malaisie. Malgré leur masque Chyi et Hsiao-kang ne parviennent pas à faire l'amour sous la tente. Ils ramènent le matelas dans le cagibi de Chyi. Ratwang finit par y découvrir Hsiao-kang. Il menace de l'égorger avec le tranchant d'une boite de conserve mais y renonce.

Au dernier plan Hsiao-kang, Chyi et Ratwang dérivent ensemble sur un matelas porté par l'eau courante.

I don't want to sleep alone est un film à clé et, comme celle-ci n'est donnée que dans le générique, le spectateur se doit de revoir le film pour en apprécier toutes les potentialités. Le générique de fin indique que le "homless guy" et le "paralysed guy" sont joués par le même acteur. Certes Lee Kang-sheng a joué dans sept autres films de Tsai Ming-liang : La Saveur de la pastèque (2005) Goodbye, Dragon Inn (2004), Et là-bas, quelle heure est-il ? (2001), The hole (1999), Les rebelles du dieu neon (1998), La rivière (1997) et Vive l'amour (1995). Il est cependant ici assez difficile d'identifier que le garçon paralysé aux cheveux très courts et le sans-abri aux cheveux longs sont joués par le même acteur. Et pourtant, une fois cette clé donnée, il est facile de vérifier que le sans-abri est une projection mentale du paralysé. Celui-ci s'invente une histoire d'amour avec sa jeune infirmière et avec le Malais qui recueille sa projection de lui-même en sans-abri ; Malais qui est également un avatar de lui-même.

Un film à clé

Le premier plan du film cadre le jeune paralysé dans sa chambre écoutant un air d'opéra. Le plan dure longtemps captant la variation de la lumière due à l'éclaircie d'un nuage et ne semble ne pas vouloir cesser. La rupture offerte par le second plan est brutale mais celui-ci est tout aussi statique. Au premier plan, une jeune femme brune qui attend immobile devant l'étal d'un vendeur de pâtes en train de préparer sa friture. Rien ne se passe jusqu'à ce que, dans le fond du plan, surgisse le sans-abri qui s'arrête lui aussi sans rien faire derrière la jeune femme. Une complicité naît certes là entre eux que l'on retrouvera lors de leur rencontre suivante, bien plus tard, alors que Hsiao-kang aura été soigné par le Malais et qu'il consacrera sa première sortie à manger des pâtes. Cette fois là, ce sera Chyi qui regardera fixement Hsiao-kang.

Plans 1 et 2 : Hsiao-kang, paralysé, sortde son corps (voir : commencer)

Si l'on admet que toute l'histoire est une projection mentale, ces séquences deviennent plus cohérentes. Le paralysé semble avoir du mal à faire démarrer son histoire. Chyi ne l'inspire qu'à moitié et il doit se décider à se mettre lui-même en scène pour avancer dans son histoire. La mésaventure du sans-abri tabassé à mort est probablement assez proche de ce qu'il a dû subir lui-même mais c'est surtout son état présent qu'il transpose.

Le premier désir du paralysé est probablement de manger normalement. Le petit sac de liquide vert que le Malais lui pose de façon burlesque sur la tête pour le rafraîchir puis qu'il jette loin de lui avant de se raviser pour l'ingurgiter à l'aide d'une paille, est une transposition de la nourriture qu'il est obligé d'ingurgiter à l'aide de tuyaux en plastiques. Lorsque Chyi le nettoiera, on verra clairement l'extrémité verte du tube d'alimentation posé sur le drap.

De même, le petit sac rouge qui pend à la fenêtre évoque le liquide rouge que son infirmière prépare pour sa toilette buccale.

A la fin du film, un plan isole le sac d'urine fixé au lit. Dans le plan suivant, ce sera le Malais armé de la boite de conserve qui sera affublé d'un masque de fortune fait d'un sac plastique jaune reprenant, en plus grand, la forme du sac d'urine. Tous les plastiques qui s'accumulent autour de son corps pour le protéger de la fumée sont toujours une transposition des accessoires médicaux nécessaires à sa survie.

Cette situation d'assisté par des tuyaux d'alimentation, le paralysé la transpose également dans toutes les séquences facilement identifiables comme des rêves sur la mare que l'employé malais est supposé pomper. Etrange plan en effet que celui où il s'en va le matin surgissant d'une barrière de tôles et remettant en place dans la rigole un tuyau bleu. C'est ce même tuyau bleu que l'on verra dans le plan suivant remonter de la mare dans l'immeuble délabré. Cet espace de l'immeuble qui domine la ville n'est jamais clairement connecté à la maison du Malais. C'est un pur espace mental.

Le matelas sur lequel repose le paralysé est, bien sûr, le premier élément auquel il est sensible. Il entend la publicité à la radio qu'écoute sa sœur et certainement qu'il aimerait que l'on lui change son matelas ou du moins qu'on lui lave.

Mais plus probablement encore, même dans son imaginaire, il ne peut se séparer de lui pour voyager. La première rencontre avec le matelas est chorégraphiée comme un ballet, mécanique extrêmement précise qui amorce la fiction du paralysé. Ensuite lorsqu'il en aura assez de la petite chambre du Malais, il le déménagera avec lui de sa maison dans la petite rue pour atteindre l'espace intérieur figuré par le chantier où le Malais pompe de l'eau et, enfin, il déménagera le matelas avec Chyi dans son petit cagibi avant de le voir, au dernier plan, flotter à nouveau dans l'espace imaginaire du lac du chantier.

Corps souffrant, nourriture, matelas, toutes ces sensations sont submergées par le désir sexuel qui travaille le paralysé. Lorsque son infirmière masse langoureusement sa patronne qui semble être la sœur du paralysé, on distingue clairement, à l'arrière plan, le regard tendu de celui-ci. Le doute que l'on pouvait avoir jusque là sur son état de conscience n'est alors plus permis. Ce que viendra prouver l'avant-dernier plan, cadrant longuement son regard halluciné, avant que le dernier plan somptueux ne cadre son désir magnifié : flotter entre ses deux amants imaginaires sur le matelas au milieu du lac.

les deux derniers plans


Un film à la beauté calme, sublime et pathétique

L'interprétation ci-dessus n'empêche pas d'apprécier le film à sa première vision dont on retire surtout la révolte face aux amours de la jeunesse empêchés par la modernité : le plastique, la fumée, le consumérisme. Au-delà des difficultés et des différences, les trois jeunes gens semblent réaliser une communauté de douceur et de sensualité ne serait-ce que sur un matelas aussi léger qu'un papillon qui flotterait sur l'eau.

Forme apaisée d'une sexualité exacerbée à partir de la séance de masturbation que la sœur impose à Chyi et dont on ne sait là si elle est réelle ou non. A partir de là vont se succéder trois scènes clairement sexuelles. Hsiao-kang masturbant la patronne de Chyi puis, une fois le matelas transposé dans l'espace imaginaire de l'immeuble, la séance du Malais et de Hsiao Kang reposant tous deux sur le matelas protégé par la moustiquaire.

On sait que la censure a interdit à Tsai Ming-liang les scènes d'amour homosexuel mais il n'est pas difficile de voir dans l'image du papillon se posant sur l'épaule de Hsiao-kang alors que le Malais est juste derrière lui une métaphore romanesque d'une scène d'amour. La fumée provenant de l'incendie en Indonésie commence là à envahir l'écran. Cet incendie offre aussi des perspectives d'interprétation politique sur lesquelles nous reviendrons. Mais, il génère aussi chez le paralysé, qui a entendu l'information à la radio, une solution expliquant son échec pathétique à concrétiser sa jouissance physique. C'est en effet bientôt Chyi qui vient sur le matelas pour une troisième séquence amoureuse. Le désir est là à son comble mais gêné par l'assistance alimentaire du malade. D'où, probablement, cette étrange scène du liquide bu dans la boite métallique et reversé dans la bouche de Chyi avant les baisers. Car si la fumée gêne l'acte amoureux, on entend aussi très distinctement les bruits de ré-ingurgitation et rots du malade.

Cet échec amoureux pourrait conduire le malade au suicide mental, d'où l'intrusion du Malais avec la fameuse boite métallique transformée en arme. Mais, l'échec physique peut aussi, plus calmement conduire à un repli dans un rêve apaisé. D'où le retour du matelas au-dessus de lui dans la petite chambre de Chiy, la disposition lente du couple à trois (le Malais est d'abord caché dans l'ombre) et la magnifique image finale aussi somptueuse dans la sublimation du désir sexuel.

Informé des déclarations du réalisateur on discerne aussi l'intention politique. "HeiYan Quan", le titre original, signifie "yeux cerclés de noir" ou "les yeux au beurre noir". L'expression désigne l'état dans lequel Rawang découvre Hsiao Kang, mais fait aussi allusion à un scandale politique malais. En 1999, le vice-premier ministre réformateur Anwar avait été condamné et emprisonné sous prétexte de sodomie. Pendant son procès, un matelas avait été présenté comme pièce à conviction, et l'accusé était apparu les yeux pochés, conséquence des violences policières.

Cette dimension politique s'incarne dans la difficulté à comprendre que l'on vit ensemble, épreuve que Tsai va faire partager à son spectateur. Tsai relie en effet progressivement la fenêtre ouverte du comateux avec l'activité de Chyi vue au travers de l'autre fenêtre de sa patronne puis enfin avec son "logement de fonction" le petit cagibi, la moitié du grenier dépotoir au-dessus. Tsai Ming-liang cadre d'abord la fenêtre ouverte de la chambre du comateux puis l'activité de Chyi, vue, bien après, au travers de l'autre fenêtre en arrière plan de la première. Enfin, plan aussi simple qu'inattendu, celui distillé vers la fin du film cadrant trois fenêtres. Tsai Ming-liang a cette fois élargi le champ pour révéler, au-dessus des deux premières, celle que l'on n'avait jamais vue, celle donnant sur le "logement de fonction".

Cette révélation d'une unité de lieu est probablement emblématique de la position de Tsai Ming-liang, retournant dans son pays de naissance pour y exposer la même thématique que celle développée à Taiwan plus réceptive à son immense talent. Si Tsai Ming-liang ne croit pas aux frontières, il démontre aussi par l'absurde qu'elles ne protègent pas du mal. L'apocalypse n'a pas de frontière : la Malaisie subit la fumée de l'incendie déclenché dans le pays voisin. Comme grand lieu unificateur, Tsai Ming-liang propose ainsi plutôt le bassin de rétention transformé, le temps d'un rêve, en un lac où se retrouvent les trois jeunes gens. Puissance de l'imaginaire bousculant les lois de la politique.

Jean-Luc Lacuve le 03/07/2007 (après première vision au Festival du film asiatique de Deauville)

Bibliographie : article de Cyril Neyrat dans Les Cahiers du cinéma, mai 2007.

I Don't Want to Sleep Alone est un des sept films du projet New Crowned Hope, vaste initiative artistique financée par la ville de Vienne pour le 250e anniversaire de Mozart. La radio diffuse lors du très long premier plan un air tiré de La flûte enchantée. La musique quitte ensuite la haute culture européenne pour la chanson populaire asiatique, fond sonore récurrent, chanté dans la rue ou diffusé par la radio et la télé.

Après sept films réalisés à Taiwan, Tsai Ming-liang a tourné celui-ci dans son pays d'origine, la Malaisie au coeur du sous-prolétariat cosmopolite des travailleurs immigrés, venus en Malaisie à la faveur du boom économique et privés d'emploi par la crise économique de la fin des années 1990. Tsai Ming-liang a longtemps cherché un acteur indien ou bangladais pour le rôle de Rawang, et avait écrit des scènes de sexe entre Hsiao Kang et lui. L'acteur étant malais, et l'homosexualité taboue chez les musulmans, il a dû renoncer à ces scènes.

Test du DVD

Editeur : Arte vidéo. Janvier 2008. Durée DVD : 2h17. Durée film : 1h58. Dolby SR.

Alalyse du DVD

Suppléments :

  • Entretien avec Tsai Ming-liang - 14 min.
  • Bandes-annonce de La saveur de la pastèque et I don't want to sleep alone.