The house that Jack built

2018

Thème : Serial killer

Avec : Matt Dillon (Jack), Bruno Ganz (Verge), Uma Thurman (La femme au crick), Siobhan Fallon Hogan (La retraitée), Sofie Gråbøl (La mère des deux enfants), Riley Keough (Jacqueline Simple), Jeremy Davies (Al). 2h35.

Dans le noir total, deux hommes discutent. L'un promet à l'autre de le conduire quelque part et cet autre lui demandant s'il pourra répondre à ses questions et profiter du parcours pour lui exposer les cinq incidents qui d'après lui sont à l'origine de ce voyage.

Premier incident. Une femme est en panne au bord de la route et son cric est cassé. Elle insiste pour que Jack la conduise chez un forgeron tout proche qui pourra le réparer. Elle le provoque comme s'il pouvait entre un tueur en série puis, pire que tout, qu'il n'en serait même pas capable. Jack lui fracasse le visage d'un coup de cric. Une archive de Glenn Gould, chez lui, en robe de chambre, en pleine extase monomaniaque joue Bach, totalement inspiré. Un portait constructiviste succède au visage ravagé de la victime.

Jack se raconte : ingénieur mais architecte frustré il n'arrive pourtant pas à construire sa maison. Il accumule des maquettes et détruit au bulldozer les ébauches de quelques constructions réelles.

Deuxième incident. Jack suit une femme âgé qui rentre des courses dans sa maison à l'écart du village. Il tente vainement de se faire passer pour un policier puis se fait ouvrir la porte en promettant à la retraitée de doubler sa pension. Il a aperçu tableau sur un mur indiquant que son mari travaillait dans les des chemins de fer. A peine entré, il étrangle la femme mais doit s'y prendre à plusieurs fois et finit par la poignarder. Il nettoie méticuleusement. et emporte le cadavre dans sa camionnette. Pris de tocs, il ne cesse de revenir sur les lieux du crime craignant d'avoir laissé des traces. Tant et si bien qu'il est repéré par un policier en patrouille. Jack guide le policier puis, chassé par lui, accroche précipitamment le cadavre avec une corde et traîne derrière sa camionnette qui laisse une traînée ensanglantée la long de sa fuite. Mais une pluie salvatrice tombe et efface les traces.

Pris de tocs, Jack jette des cartons imprimés décrivant son état d'esprit comme Bob Dylan. Il explique la douleur qui le pousse au crime à l'aide d'un personnage parcourant un chemin entre différents réverbères avec une ombre qui s'allonge devant lui signe de plaisir puis qui rétrécit au fur et à mesure que s'agrandit son ombre derrière qui accumule une douleur qui le pousse au crime, juste sous le réverbère.

Troisième incident. La famille, une mère et ses deux jeunes fils sont pris comme gibier lors d'une partie de chasse. L'horreur se continue avec une femme qu'il tue dans un motel puis congèle puis une vieille femme renversée sur le route. Il est très fier des photos prises qu'il envoie à un journal local se présentant comme Mr Sophistication.

Quatrième incident : devant l'appartement de Jacqueline Simple, il fanfaronne 60 meurtres "pourquoi est-ce toujours de la faute de l'homme hein ? Pourquoi quand on a le malheur d'être né homme, on naît automatiquement coupable ? Alors c'est comme ça ? Les femmes sont toujours victimes et les hommes toujours coupables ?

Cinquième incident. Jack a kidnappé un homme noir qui rejoint cinq autres hommes qui meurent de froid dans la chambre frigorifique. Il veut les tuer tous à l'aide d'une seule balle blindée. C'est ainsi, faire plus de victimes qu'il n'y a de munitions, industrialisation scientifique du crime comme les nazis. Mais police est sur ses traces; Al, l'armurier refuse de lui vendre une balle blindée. Son ami dans sa caravane le tient en joue, il l'embroche un coup de couteau dans la gorge. Alors qu'il s'apprête à tirer, il s'aperçoit qu'il manque de recul. Cette fois, il parvient à ouvrir la porte de derrière qui lui résistait. Il y trouve son interlocuteur du début qui l'interroge sur la maison qu'il voulait construire. Jack a la révélation: se sera une maison de cadavres. La police a découpé la porte au fer à souder et tire. Jack et le diable s'enfoncent par un trou dans le sol de la maison et se retrouvent dans les égouts.

Catabase. La conversation du début du film est reprise. Jack et le diable s'enfoncent sous terre. Ils sont bientôt submergés par l'eau des égouts. Ils descendent un mur de cadavres par des échelles. Ils traversent le Styx sur La barque de Dante et aperçoivent les Champs-Élysées. Descente jusqu'à la lave du 9e cercle, le diable lui propose de le ramener deux cercles plus haut. Mais Jack veut savoir où mène l'escalier derrière le pont brisé au-dessus de la lave. C'est le paradis mais jamais personne n'a pu l'atteindre en escaladant les parois autour du pont. Jack veut le tenter pourtant. Il tombe.

Lars von Trier a sans doute été blessé par son exclusion de Cannes en 2013 suite à des propos où il disait "comprendre Hitler". C'est à dire, comme il s'en est expliqué trop tard pour désenfler la polémique, non l'excuser mais saisir comment il avait pu basculer dans l'horreur. Ce triste procès qui l'a empêché de recevoir la palme d'or pour Nymph()maniac lui a été fait parce qu'il est lui-même un artiste dangereux qui cultive la polémique.

The house that Jack built est ainsi une sorte de réponse aux hypocrites de tous bords qui jouissent des romans ou films de serial killers en savourant l’intelligence diabolique des criminels sans recul ou compréhension de leurs motivations. Mais c'est aussi une œuvre d'art, un film en miroir par rapport à Nymph()maniac : non plus le parcours d'une innocente qui se croit coupable mais celui d'un coupable qui se croit innocent.

Il y a une proximité terrible de l'art et de l'horreur quand on joue sur les puissances du faux. Les artistes cherchent à s'écarter de la réalité pour la transfigurer et produire des icônes de la beauté à partir de la fragilité la plus absolue. Cet écart est fécond quand il se transforme en œuvre d'art (comme chez Trier) mais stérile et parfois, horrible et criminel lorsqu'il n'y parvient pas (comme Jack).

La construction d'un diptyque

Succédant à trois premiers films ayant des hommes pour personnages principaux, le cinéma de Lars von Trier s'est ensuite attaché à des jeunes femmes pleines de courage qui cherchent à se libérer de leurs entraves familiales ou sociales pour acquérir un nouvel espace de liberté tout en subissant les traumatisme liés à ces changements radicaux. Cinéma cruel donc puisque il analyse les joies tout autant que les traumatismes liés à cette acquisition, gagnante ou perdante, d'une liberté. Ainsi Grace, dans Dogville puis Manderlay, condamnée au monde des gangsters car, par ses frustrations, le monde de l'humanité ordinaire se révèle plus terrifiant encore, devient un ange exterminateur tragique. Sa nature profonde rejoignait en effet celle de Bess dans Breaking the waves, de Selma dans Dancer in the Dark ou même de Karen dans Les Idiots, ces cœurs-d'or selon les termes de Lars von Trier qui vont jusqu'au sacrifice.

Le réalisateur retourne donc cette fois à un cinéma d'homme mais pour en montrer le tragique horrible parcours : un banal ingénieur, frustré dans ses ambitions d'architecte, et qui va croire se réaliser comme artiste en devenant un serial-killer. Cet homme horrible, il prouve tout à la fois qu'il le comprend tout en s'en moquant en réalisant lui une oeuvre d'art, sorte de double inversé très maîtrisé de son précédent film.

les deux films se construisent tout pareillement sur un duo entre un personnage qui raconte sa vie et un interlocuteur qui lui donne un sens différent. Ici l'onctueux interlocuteur apporte une contradiction humaniste aux délires de Jack. Il se nomme Verge en qui Jack espère un double de Virgile qui guida autrefois Dante dans les enfers. Il se rendra compte bientôt qu'il est le diable lui-même et Verge le conduit neuf cercles sous terre, au plus profond des enfers. Cette chute s'oppose à la libération de Joe dans Nymph()maniac lorsque le soleil se lève chez Seligman. Il tentait alors de coucher avec elle. Joe refusait, armait son pistolet et le tuait avant de s'enfuir.

Nymph()maniac était le parcours d'une innocente qui se croyait coupable, The house that Jack built celui d'un coupable qui se croit innocent. Joe à la recherche d'un plaisir libérateur était toujours pourchassé par les hommes. Jack se croit successivement victime du hasard, excusé par ses tocs, simple chasseur, à la merci de la faiblesse des femmes idiotes, expérimentateur scientifique en meurtres à l'économie de munition. Que la police ne le capture pas et que tombe soudainement une pluie qui efface ses traces le convainquent aussi qu'il est protégé par Dieu.

Un artiste constructeur d’icônes

Jack plaque sur ses attitudes ce qui fait la grandeur de l'art : des icônes. Glenn Gould chez lui répétant du Bach ; un portrait constructiviste ; les tableaux de William Blake ; Le clip de La chanson Subterranean Homesick Blues (1965) réalisé deux ans plus tard par Donn Alan Pennebaker comme première séquence de Don’t look back, film documentaire retraçant la tournée de Bob Dylan où le chanteur, une série d’affichettes en main sur lesquelles sont inscrits quelques mots extraits des paroles de sa chanson les laisse tomber à terre ou les jette au fur et à mesure de l’avancement de sa chanson; lui même se voyant en Dante guidé par Verge/Virgile.

Des références dévoyées
Le clip de La chanson Subterranean Homesick Blues
 
La barque de Dante de Delacroix
 

Mais Jack comme artiste ne peut proposer que sa maison de cadavres et la peau séchée du sein de Jacqueline qui lui sert de porte-monnaie.

Trier lui-même propose des images iconiques dans la dernière demi-heure à commencer par des extraits de ses propres films. Il a surtout cette image numérisée qui fait tomber l'unique larme des joues de Jack : un champ de blé en été avec l'avancée des faucheurs au rythme de leur expiration. Ce "souffle du pré" s'oppose au bruit de la souffrance des morts dont le sifflement est très proche des hélices des Stuka destinées à terroriser l'ennemi.

Et comme Trier est décidement polémique, il accumule les références au nazisme l'acteur Bruno Genz est sans doute choisi pour son interprétation d'Hitler dans La chute (Oliver Hirschbiegel, 2004). Albert Speer, l'architecte extravagant d'Hitler est évoqué pour son génie des matériaux. Un arbre, celui à l'ombre duquel Goethe trouva son inspiration, au milieu du camps de Buchenwald, est cité comme preuve que la beauté peut surgir au milieu du mal.

Jean-Luc Lacuve le 28/10/2018