Le cheval de Turin

2011

Genre : Film épique

(A Torinói ló). Avec : János Derzsi (Ohlsdorfer), Erika Bók (la fille d'Ohlsdorfer), Mihály Kormos (Le voisin). 2h26.

Voir : édition DVD

1-1. Une voix off sur l'écran noir raconte : Le 3 janvier 1889, Friedrich Nietzsche sortait de chez lui lorsque sur la piazza Alberto de Turin, le cheval d'un cocher refusa d'avancer. Incapable de le remettre en marche, le cocher a battu la bête, ce qui suscita chez le philosophe un élan de compassion. Nietzsche se pendit au cou de l'animal et passa ensuite les dix dernières années de sa vie dans un état de démence légère. Quant au cheval, on ne sait pas ce qu'il est devenu, conclut la voix off.

1-2. Alors, à l'image, surgit un cheval trainant un fiacre et son cocher. La voiture à cheval traverse un bouillard de plus en plus épais sur une musique lancinante.

Le premier jour. 1-3. L'homme conduit le cheval par la bride. Comme il s'approche de l'écurie, il est aidé par sa fille qui vient dételer le cheval, le conduire à sa mangeoire et rentrer le fiacre dans un second bâtiment. Le père et la fille vont ensuite chercher le linge qui a seché au grand vent et se dirigent vers la maison alors que la tempête fait voler les feuilles dans l'air.

1-4. L'homme se change, aidé par sa fille, car il est handicapé de la main droite. La fille s'en va chercher deux grosses pommes de terre et les dépose dans une casserole rudimentaire puis s'en va observer à la fenêtre.

1-5. Un gros plan sur les pommes de terre, maintenant bouillies. La fille vient les chercher et annonce à son père "c'est prêt". Celui-ci épluche sa pomme de terre encore brulante et la mange toute fumante agrémentée d'un peu de sel. Sa fille mange aussi sa pomme de terre, sans la finir non plus, puis débarrasse la table. Le père, de dos, regarde au travers de la fenêtre

1-6. La poignée de porte. La fille vient fermer la porte d'une poutre puis prépare le feu pour la nuit en l'alimentant de quelques buches. Hors champs le père et la fille se couchent. Le père s'étonne de ne plus entendre le bruit des vers. Depuis 58 ans, c'est la première fois qu'ils cessent leur insidieux travail dans le bois. La fille en demande la signification à son père. Celui-ci lui demande d'attendre le lendemain pendant que la pièce s'assombrit

Deuxième jour. 2-1. Le jour envahit brusquement la pièce. La fille s'est levée pour alimenter le feu. La fille ouvre la porte et sort dans la tempête au puits pour en ramener deux seaux d'eau. Elle ferme la porte et se repose.

2-2. Son père s'est dressé dans son lit et la regarde. Elle l'aide à habiller et l'homme s'en va vers l'écurie.

2-3. Il s'en vient harnacher le cheval, sortir le fiacre et s'assoit comme pour partir mais le cheval refuse d'avancer. Il le frappe. Sa fille intervient pour ramener le cheval à l'écurie.

2-4. De retour à la maison, le père s'assoit sur le lit et appelle sa fille à l'aide pour lui enlever sa tenue de cocher et enfiler sa tenue d'intérieur. Il maugrée et la fille pensant probablement à cette journée sans travail émet un "putain". La musique démarre.

2-5. Le père coupe du bois et la fille lave le linge dans une grande bassine blanche puis étend le fil sur un fil que le perd tend au travers de la pièce. Une chemise blanche recouvre l'écran.

2-6. Le père graisse une lanière de cuire et y fait des trous avec un poinçon. C'est prêt annonce la fille. C'est elle que l'on voit manger sa pomme de terre. Elle débarrasse. Le père s'en va ensuite observer la colline depuis la fenêtre.

2-7. Il est surpris par les coups frappés à la porte. C'est un voisin qui vient demander une bouteille de palinka, l'alcool local, car la sienne est tombée en ruine. Car tout tombe en ruine dans le pays depuis l'arrivée des accapareurs : "Ils touchent, ils accaparent, ils souillent". La tempête n'est pas la colère divine mais le jugement de l'homme sur lui-même. C'est la vengeance de ceux qui ont été vaincus et ont disparu, de ceux qui étaient excellent, nobles et grands". L'homme n'y croit pas. Le voisin s'en va en laissant quelques sous. On le voit boire la bouteille au travers de la fenêtre

2-8. A l'intérieur de la pièce la fille prépare le repas du soir avec sa pomme de terre mangée brulante. Lorsque le père et la fille s'en vont se coucher, la voix off parle de la tempête qui ne cessera jamais plus sur cette terre aride. Le nom de l'homme est Ohlsdorfer.

Troisième jour. 3-1. La fille se lève et s'habille de plusieurs manteaux et d'un tablier. Elle alimente le feu, ouvre la porte et sort avec ses deux sceaux. La corde est difficile à remonter, les seaux pèsent lourd. Elle recouvre le puits et entre dans la maison

3-2. Le père, allongé (de profil) se réveille et sa fille, vient l'habiller. Elle lui sert un verre de palinka. La table, avec la bouteille et les deux verres, est saisie en contreplongée.

3-3. Le père vu de dos se dirige vers l'écurie. Le père constate, sans commentaire, que le cheval n'a pas mangé et nettoie l'écurie avec une fourche. La fille entre dans l'écurie et la caméra opère un panoramique à 360° pour la cadrer se servant d'une brouette pour emmener la paille décomposée dans un fossé proche. La musique démarre quand elle rentre à nouveau dans l'écurie. Elle s'approche du cheval et constate elle aussi qu'il n'a pas mangé. Elle l'encourage à le faire. Puis elle s'en va en fermant la porte de l'écurie.

3-4. Pour le repas du midi, la fille dispose deux assiettes. La caméra les cadre tous les deux pour déjeuner. Soudain, ils fixent un point hors champs. Le père envoie sa fille voir ce qui se passe et continue de fixer seul ce point hors champs

3-5. La fille qui regarde au travers de la fenêtre dit à son père qu'elle voit une charrette à deux chevaux descendre la colline. Ce sont des tziganes qui arrivent. Ohlsdorfer peste contre eux et envoi sa fille les chasser. Alors que les tziganes se servent à l'eau du puits, la fille leur ordonne de partir.

3-6. Les tziganes ne font pas vraiment attention à sa colère et ne se décident à partir que lorsqu'Ohlsdorfer les chasse en les menaçant de sa hache. Le plus âgé donne quelque chose à la fille pour la remercier de l'eau. Les tziganes s'en vont en les menaçant de revenir puisque la terre leur appartient. La fille tient, serré contre elle, le livre que le vieil homme lui a donné.

3-7. Le livre est sur la table. La fille s'en saisie et déchiffre le texte avec son doigt. Il est question de Dieu et des lieux saints qui ont été souillés par de grandes injustices. Alors le matin deviendra la nuit et seulement lorsque les injustices auront été réparées, la nuit prendra fin. La lumière s'éteint progressivement et la voix off prend le relais évoquant la tempête sans fin et le coucher du père et de la fille qui remontent leur couverture dans la nuit.

Quatrième jour. 4-1. La fille prépare le feu et sort pour chercher de l'eau. La caméra reste sur le pas de la porte et la regarde s'éloigner. Arrivée au puits, la fille crie, revient er appelle son père. Celui-ci s'habille à la hâte d'un manteau et part vers le puits avec sa fille. La caméra les accompagne au puits et alors que le père se penche sur celui-ci, elle passe au-dessus d'eux pour découvrir le puits à sec. Comme la caméra revient vers eux, le père émet un "putain". Le père ordonne à sa fille de couvrir le puits et revient vers la maison suivi par elle. Il demande où en est la palinka et reste le regard fixe.

4-2. La fille s'en est allée à l'écurie et constate que cheval n'a toujours pas mangé. Elle nettoie l'écurie mais cette fois la caméra reste fixe et ne l'accompagne pas lorsqu'elle sort la paille souillée. Elle ferme les trois parties de la porte.

4-3. Le père a décidé qu'ils doivent partir. Ils préparent leurs affaires, les outils et la palinka pour le père, le coffre en bois avec ses vêtements, ses souliers délicats et la photographie de sa mère pour la fille

4-4. La fille, conformément à l'ordre de son père, sort la petite charrette de la bâtisse attenante à l'écurie. Le père vient à son tour chercher le cheval dans l'écurie dont il observe la tête et l'air sombre en gros plan. Il sort le cheval et vient le placer derrière la charrette maintenant pleine et que tire la fille. Le petit cortège s'ébranle fille, père et charrette et cheval. La caméra cadre la roue en gros plan

4-5. Le petit cortège est presque arrivé au sommet de la colline. Passant sous l'arbre ils disparaissent à l'horizon... puis reviennent sans que l'on sache pourquoi.

4-6. La fille dételle le cheval et remporte les affaires à l'intérieur. Le père finit le travail et laisse tomber un harnais. La fille regarde à travers la fenêtre pendant que le brouillard se lève et que le père revint chercher le harnais tombé. La fille regarde à travers la fenêtre. Le brouillard envahit l'écran.

Cinquième jour. 5-1. Le père (vu dans une perspective raccourcie) se réveille et la fille vient l'habiller. La musique s'élève. Ils boivent un verre de palinka. La bouteille, les deux verre et un bouchon sont vus en plongé.

5-2. Le père est dans l'écurie et constate que le cheval est au plus mal. La fille nettoie. Ils sortent et la caméra reste à l'intérieur de l'écurie alors que le noir se fait lorsque la porte est fermée.

5-3. Les feuilles tourbillonnent devant la fenêtre. Au loin, on voit le petit arbre sur la colline. La caméra par un travelling arrière découvre le dos du père qui regarde l'extérieur.

5-4. La fille coud puis met le couvert. Ils mangent leur pomme de terre qui semble à peine cuite. Soudain l'obscurité se fait. "Ca veut dire quoi cette obscurité ?" interroge la fille. Le père demande qu'elle l'allume les lampes à huile. Elle allume la grande lampe centrale puis une petite à coté et s'en va sur son lit regarder dans le vide.

5-5. Gros plan sur la lampe centrale qui s'éteint brutalement. La fille tente vainement de les rallumer. Le père la réprimande pour avoir oublié de la remplir d'huile. Elle réplique que la lampe est pleine. Le père s'essaie à la rallumer avec une mèche mais ne parvint pas à redonner de la lumière pas plus qu'avec les braises de la cuisinière. Il ne reste plus qu'à aller se coucher.

5-6. La voix off commente le coucher du père et de la fille qui remontent leur couverture sur eux et indique que la tempête a maintenant cessé et que l'on n'entend plus que leur respiration. L'obscurité gagne la pièce

Sixième jour. 6-1. C'est le jour et il fait toujours nuit. Le père et la fille sont à table devant leur pomme de terre mal cuite. Le père insiste pour que sa fille mange. Elle ne semble pas décidée. La nuit envahit l'écran.

Après les 28 plans de L'homme de Londres, ce sont 34 plans que nous propose Béla Tarr pour sa grande méditation métaphysique qu'est Le cheval de Turin. Il y pousse aux extrêmes la beauté de sa mise en scène dans une somptueuse chorégraphie de mouvements. Son film est aussi beau et exigeant à voir que peut l'être la musique sérielle à entendre. Le rapprochement est d'autant plus tentant que, comme le retour inexorable des mêmes notes, ce sont ci les journées qui se répètent à l'identique, rythmées par les mêmes gestes sans que presque aucune parole ne soit échangée entre le père et sa fille. En laissant subsister le doute sur l'époque et le lieu dans lesquels se déroule cette grande fable picturale, il émet une violente mise en garde envers les valeurs qui gouvernent notre monde.

Suspens des fins de plan et surprise de leur début.

L'exigence du film est extrême. Dans un décor unique, trois bâtisses dans une cuvette enclavée dominée par un arbre mort battu par le vent, un père et une fille répètent les mêmes occupations. Quatre d'entre elles occupent vingt plans sur trente-quatre : alimenter le feu de la cuisinière et prendre l'eau au puits (2-1; 3-1; 4-1), L'habillage du père (1-4; 2-2; 2-4 ; 3-2; 5-1), Prendre soin du cheval (1-2; 1-3; 2-3; 3-3; 4-2 ;5-2), Manger des pommes de terre (1-5; 2-6; 2-8; 3-4; 5-4; 6-1).

Ces actions répétitives ne sont pourtant jamais filmées de la même façon et respectent la progression vers l'anéantissement que raconte le film. Les trois sorties au puits sont ainsi chorégraphiées bien différemment. Lors de la seconde journée, c'est surtout la tempête qui est mise en scène. La fille, les cheveux flottant dans le vent, semble emportée, droite et inflexible, dans sa tâche. Le troisième jour, le seau pèse et la caméra saisit ses mains ayant du mal à remonter la corde tout comme le poids des seaux d'eau. Enfin, le quatrième jour, la caméra ne suit pas la fille. Elle pressent le drame, attend qu'elle crie une fois arrivée au puits. Ce n'est que lors du deuxième départ, avec le père, que la caméra se décide à les accompagner... et de quelle façon ! En empathie avec leur stupéfaction devant le puits vide, elle passe par-dessus eux pour le filmer, à sec, en plongée.

Les séquences avec le cheval respectent aussi la progression vers le drame. Il trotte le premier jour, ne fait plus que quelque pas le second, refusant d'avancer plus avant. Le cheval refuse de s'alimenter le matin du troisième jour. Il est cependant filmé dans un grand mouvement de caméra à 360°. Il accepte de sortir le quatrième jour mais reste enfermé, immobile, dans le noir, le cinquième.

Le rituel des pommes de terre mangées bouillantes et agrémentées d'un peu de sel est probablement en train de devenir culte (Pensez à préparer ce plat et ce rituel à vos invités cinéphiles : succès garanti !). Le premier jour, seule la façon de manger du père est filmée. Le second, la caméra cadre la fille et, le troisième, juste avant l'arrivée des tziganes, ils sont filmés tous les deux comme ils le seront, dans un noir de plus en plus fort, les cinquième et sixième jours.

Les séquences les plus répétitives sont celles de l'habillage du père, handicapé œil et bras droits, aidé par sa fille. Seule la musique vient parfois les agrémenter. Elles rendent toutefois sensibles l'un des points essentiels de la mise en scène de Béla Tarr : le suspens insoutenable avec lequel il termine un plan et la surprise de l'ouverture du plan suivant.

Presque toutes les séquences d'habillage sont précédées d'un plan d'anthologie. Ainsi le magnifique plan chorégraphié (1-3) qui montre le cheval mené par la bride, son déharnachement avec l'aide de la fille entrée dans le plan, puis la rentrée du cheval à l'écurie avec la charrette et qui se poursuit par le linge défait de son fil et ramené dans une bassine. Ce n'est que lorsque le plan s'est vidé de toute présence humaine, que les feuilles volent au vent, que Tarr se décide à couper. Même suspens de la durée du plan fortement chorégraphié avec la premier sortie de la fille au puits (2-1) ou celle, plus difficile, du troisième jour (3-1) ou la fausse sortie du cheval (2-3).

Parallèlement, le choix des ouvertures de plan est toute aussi magnifique pour qui sait les regarder. La première scène de déshabillage-habillage (1-4) s'ouvre sur un lit vide. Au début de la seconde (2-2), il est de face en plongée, vu par sa fille, debout appuyée sur la porte. Le troisième jour, il est allongé de profil et le cinquième il est vu de face, depuis ses pieds, dans une perspective raccourcie. Cette façon de filmer des séquences avec des variations toujours surprenantes concourt à la beauté plastique du film. En contrepoint, une phrase musicale très simple redouble ce rythme métronomique.

Une fable sur la fin du monde tant les injustices y sont trop fortes

Si c'est d'abord à la splendeur du plan qu'est sensible le spectateur, ce n'est pas pour autant que le film est dépourvu d'une progression narrative vers cet anéantissement dans la nuit par lequel il se clot.

Certes les indices de cette progression sont minces mais constituent une série (1-1, 1-6, 2-3, 2-7, 3-2, 3-5, 3-7, 4-2, 4-5, 5-4, 5-5) dont on ressent l'inexorable marche lors d'une deuxième vision du film. Le prologue sur écran noir nous met sur la piste d'une progression de l'homme, fut-il Nietzsche, vers l'anéantissement. Le cheval s'en est-il tiré mieux que celui qui l'a pris pour objet de compassion ?

Le denier plan de la première journée évoque les vers du bois que le père n'entend plus travailler. Au troisième de la seconde journée, c'est le cheval qui refuse d'avancer puis, au septième, la visite du voisin, prophète de la fin du monde. Lors du deuxième plan de la troisième journée, c'est le cheval qui refuse de s'alimenter et l'arrivée des tziganes qui ont décidé de fuir et offrent la bible. Celle-ci parle d'un matin qui se transforme en nuit, nuit qui ne cessera que lorsque les injustices auront été réparées. Le quatrième jour, c'est le puits à sec et la fuite impossible et le cinquième l'extinction de la lumière. Ne reste plus, le sixième jour, que le constat de la fin du monde.

La beauté sauvera le monde... peut-être.

On jaugera sans doute différemment le poids d'espoir qui reste en ce monde selon que l'on attache aux personnages, aux indices bibliques, ou à la mise en scène opératique du film.

Les personnages principaux, le père et la fille ne sont guère reluisants. Si l'on accepte que le second plan, le cheval sortant du brouillard, s'inscrit dans la continuité du premier, l'écran noir narrant la célèbre anecdote de Nietzsche devenant fou, alors le cocher est bien celui qui fouetta si durement sa bête et nous sommes dans les environs de Turin en 1889. Son attitude face au refus du cheval d'avancer le second jour le confirme tout comme la photographie (plutôt fin XIXe) de la mère que la fille met dans son coffre le quatrième jour.

La dimension prophétique du film s'accorde pourtant mal avec ces localisations. Si l'eau avait disparu du monde, que la nuit l'avait envahie, cela se saurait. La plaine désertique et l'arrivée des Tziganes durement chassés par un Ohlsdorfer engoncé dans son racisme évoquent bien davantage la Hongrie contemporaine. La prophétie d'un monde qui va vers sa perte, la nuit et le manque d'oxygène, s'adresse bien davantage aussi à notre monde contemporain.

Trois instances commentent la tempête et la nuit qui s'abattent sur la maison. La voix off que l'on entend au premier plan revient aux derniers des second, quatrième et cinquième jours. Sous son apparence objective (raconter l'anecdote de Nietzsche, donner le nom de famille du père), elle confirme l'anéantissement du monde (affirmer ce qu'a d'exceptionnelle cette tempête, laisser planer la menace sur la respiration du père et de la fille). Le discours du voisin en donne une raison politique. Tout tombe en ruine dans le pays depuis l'arrivée des accapareurs : "Ils touchent, ils accaparent, ils souillent". La tempête n'est pas la colère divine mais le jugement de l'homme sur lui-même. C'est la vengeance de ceux qui ont été vaincus et ont disparu, de ceux qui étaient excellent, nobles et grands". On peut voir dans ce personnage, sorte de clochard céleste, une incarnation du cinéaste s'adressant à la Hongrie contemporaine et désespérant de tout, n'ayant plus qu'à se saouler pour oublier. Il est toutefois interprété par l'acteur qui jouait l'interprète du "prince" dans Les harmonies Werckmeister et, comme lui, il réclame la ruine du monde. Il peut donc assez vraisemblablement représenter la classe politique qui joue la politique du pire.

La seule note d'espoir se trouve dans la lecture de la bible que laissent les tziganes à la fille. Les Tziganes, habitués à bouger sont peut-être les seuls à échapper au désastre. Eux au moins ont, semble-t-il, réussi à fuir cette terre de malheur. L'extrait de la bible que lit la fille (3-7) laisse subsister l'espoir que la nuit peut prendre fin lorsque les injustices auront été réparées.

Politiquement il n'y a en revanche aucun espoir, les choses nobles ont définitivement disparu de la terre et ceux qui en étaient l'incarnation n'ont plus que cette colère de l'anéantissement à faire souffler sur le monde. Entre les deux, reste le sort des pauvres humains que nous sommes. Car si le père et la fille, routiniers et racistes, ne sont guère séduisants, Tarr les magnifie néanmoins, tout comme il magnifie la simplicité de leur existence qu'il nourrit de référence à la peinture (Mantegna, Rembrandt, Van Gogh). La vision de Tarr, grand ballet funèbre, laisse ainsi peu d'espoir entre le constat politique et le refuge hypothétique dans la réconciliation biblique.

Les souliers
(Van Gogh, 1886)

Les 34 plans-séquences du film relient les règnes végétal (paysages désertés) et animal avec notre condition humaine comme pouvait le faire Andrei Tarkovski. Mais, alors que la métaphysique du cinéaste russe est basée sur la foi des plus faibles, capables de sauver le monde, Béla Tarr se montre bien plus pessimiste. Particulièrement sensible à l'inexorable dégradation de l'homme (d'où ses nombreuses séquences d'habillage ou de déshabillage d'un être faible par un plus jeune que lui, qui l'aide), il met en garde sur la fragilité de toute volonté de puissance. Fut-elle celle magnifique du philosophe ou du cinéaste, elle exige que le monde ne s'enfonce pas dans l'injustice, l'accaparement, l'aveuglement, la haine et la violence.

Jean-Luc Lacuve, le 5 février 2012.

critique du DVD
Editeur : Blaq out. Juin 2012. 20 €.

Suppléments :

  • Masterclass au Centre Pompidou (2011)
  • Bande-annonce du film