Editeur : Blaq out. Juin 2012. 20 €.

Suppléments :

  • Master class au Centre Pompidou (2011)
  • Bande-annonce du film

Une voix off sur l'écran noir raconte : Le 3 janvier 1889, Friedrich Nietzsche sortait de chez lui lorsque sur la piazza Alberto de Turin, le cheval d'un cocher refusa d'avancer. Incapable de le remettre en marche, le cocher a battu la bête, ce qui suscita chez le philosophe un élan de compassion. Nietzsche se pendit au cou de l'animal et passa ensuite les dix dernières années de sa vie dans un état de démence légère. Quant au cheval, on ne sait pas ce qu'il est devenu, conclut la voix off. Alors, à l'image, surgit un cheval trainant un fiacre et son cocher. La voiture à cheval traverse un bouillard de plus en plus épais sur une musique lancinante...

Après les 28 plans de L'homme de Londres, ce sont 34 plans que nous propose Béla Tarr pour sa grande méditation métaphysique qu'est Le cheval de Turin. Il y pousse aux extrêmes la beauté de sa mise en scène dans une somptueuse chorégraphie de mouvements. Son film est aussi beau et exigeant à voir que peut l'être la musique sérielle à entendre. Le rapprochement est d'autant plus tentant que, comme le retour inexorable des mêmes notes, ce sont ci les journées qui se répètent à l'identique, rythmées par les mêmes gestes sans que presque aucune parole ne soit échangée entre le père et sa fille. En laissant subsister le doute sur l'époque et le lieu dans lesquels se déroule cette grande fable picturale, il émet une violente mise en garde envers les valeurs qui gouvernent notre monde.

Suspens des fins de plan et surprise de leur début.

L'exigence du film est extrême. Dans un décor unique, trois bâtisses dans une cuvette enclavée dominée par un arbre mort battu par le vent, un père et une fille répètent les mêmes occupations. Quatre d'entre elles occupent vingt plans sur trente-quatre : alimenter le feu de la cuisinière et prendre l'eau au puits; Prendre soin du cheval ; Manger des pommes de terre .

Ces actions répétitives ne sont pourtant jamais filmées de la même façon et respectent la progression vers l'anéantissement que raconte le film. Les trois sorties au puits sont ainsi chorégraphiées bien différemment. Lors de la seconde journée, c'est surtout la tempête qui est mise en scène. La fille, les cheveux flottant dans le vent, semble emportée, droite et inflexible, dans sa tâche. Le troisième jour, le seau pèse et la caméra saisit ses mains ayant du mal à remonter la corde tout comme le poids des seaux d'eau. Enfin, le quatrième jour, la caméra ne suit pas la fille. Elle pressent le drame, attend qu'elle crie une fois arrivée au puits. Ce n'est que lors du deuxième départ, avec le père, que la caméra se décide à les accompagner... et de quelle façon ! En empathie avec leur stupéfaction devant le puits vide, elle passe par-dessus eux pour le filmer, à sec, en plongée (suite de la critique, ici).

Master class au Centre Pompidou (2011, 0h44)

Leçon de cinéma avec Béla Tarr animée par Antoine Guillot le 3 décembre 2011 à l'occasion de la rétrospective intégrale, Béla Tarr, l'alchimiste au centre Georges Pompidou :

A. G. : Vous avez l'intention d'ouvrir une école de cinéma en Hongrie. Vous avez pourtant dit qu'il ne sert à rien de parler ; qu'il faut donner une caméra aux étudiants et être derrière eux pour leur donner des conseils. Comment envisagez-vous la transmission ?

B. T. : Etre cinéaste c'est essayer d'exprimer quelque chose en vous. Le cinéaste voit plusieurs situations et souhaite partager ces choses avec le monde avec sa propre façon de s'exprimer. Il doit hurler et répéter ces choses. Il faut vomir les choses et les faire à votre façon.
Ce n'est pas bien d'enseigner une seule façon de faire car le monde est trop grand. Chacun a sa sensibilité, sa culture, son budget. Impossible d'enseigner tout ça. Il convient juste d'encourager, de pousser l'étudiant, lui donner confiance, l'inciter à regarder à ne pas s'inquiéter. Si vous êtes fort, vous pouvez y arriver. Pas de raison de faire des compromis, de faire du show-biz. Le cinéma est un art.
Après 34 ans terribles, je peux dire j'ai trouvé ma voie.

A. G. : Vous avez fait très jeune, à seize ans, un court métrage en huit millimètres ce qui vous a permis de faire une école de cinéma. Y avez-vous appris quelque chose ?

B. T. : J'ai tout appris dans les rues en écoutant les gens ; être sincère s'intéresser, c'est le plus important. J'ai encore une grande sensibilité sociale. Je peux aimer des alcooliques moches. Le suis capable de les aimer de les protéger car personne n'en parle. La société les cache et personne ne les écoute. C'est très important qu'ils aient leur dignité. J'ai eu un prix à Mannheim pour Le nid familial. Après mon professeur m'a dit : "Va fais tes films. Tu perds ton temps ici". Il était très intelligent.

A. G. : L'évolution de votre cinéma, de films d'abord très découpés vers des plans longs avec des corps intégrés dans les paysages, est-elle liée à une évolution de votre sensibilité ?

B. T. : A 22 ans, j'étais en en colère, très beau, frais, jeune. J'avais envie de taper sur le monde et je m'en foutais du cinéma. Je voyais des films mauvais, faux, une caméra mauvaise, plein de couleurs. Tout me semblait, faux, faux, pas authentique. J'ai tout de suite voulu une caméra au poing seize millimètres, pas d'acteurs professionnels et pas de scénario. On fait des progrès petit à petit comme sur un escalier. Il n'y a alors pas que les problèmes sociaux. On adjoint des problématiques ontologiques. Il faut parfois tomber dans une dépression et se relever. Il faut surtout trouver une forme pour s'exprimer de plus en plus précisément et doucement, avec de la tendresse. On n'a pas le droit de juger les gens. Il faut aimer tout le monde

A. G. : László Krasznahorkai a adapté Mélancolie de la Résistance pour Les harmonies Werckmeister. Qu'est qui s'est passé dans cette rencontre, comme cela a-t-il fait évoluer vos films ? Comment faire pour travailler avec un coscénariste quand on n'aime pas les scénarios ?

B. T. : C'est comme un homme et une femme. Ils sont très différents mais peuvent former un couple lorsqu'il existe une force magnétique entre eux. Littérature, musique et cinéma trois langues différentes. On ne peut pas les traduire, les adapter. Satan tango était son premier roman publié en Hongrie. J'ai reçu le manuscrit par un ami ; je l'ai lu dans la nuit et appelé László le matin. On s'est rencontré et, depuis, on travaille toujours ensemble. On ne parle jamais d'art mais de relations humaines... la question principale c'est le point de vue ; comment on regarde les gens. Je travaille aussi avec le même compositeur depuis 1983. Il ne se mêle pas du tournage. On parle avant ou après. Il m'encourage aussi ; ca me suffit ainsi, d'être avec quelqu'un.

A. G. : Vous avez dit que Le chaval de Turin est parti d'une une idée que vous portiez en vous depuis trente ans. Qu'est ce qui déclenche ce moment où vous vous dites "oui, c'est ce film que je veux faire."

B. T. : Pour Le cheval de Turin, c'est une dette que j'avais et je devais payer cette dette. En 1985, László a fait une lecture publique de son roman et il a parlé de cette anecdote de Nietzsche à Turin en concluant : "On ne sait pas ce qui est arrivé au cheval alors qu'on se fout de Nietzsche, c'est le cheval qui est intéressant". Après, il y a eu le suicide de Humbert Balsan durant le tournage de L'homme de Londres. La presse m'a presque accusé de l'avoir tué, seul le journal Libération m'a défendu. J'ai alors traversé une grave dépression et László est venu et m'a dit : "Allez, qu'est-ce qui est arrivé au cheval ?" C'était reparti. On a parlé des personnes vraies plus que des personnages Erika sera la fille et János Derzsi sera le père.
Pour Les harmonies Werckmeister adapté de Mélancolie de la Résistance, le problème était qu'on n'a d'abord pas réussi à trouver quelqu'un qui serait Janos Valushka, le personnage principal. Cinq ans après, j'ai travaillé avec des étudiants de cinéma. Une étudiante a invité Lars Rudolph pour faire un bout d'essai. Le soir même j'appelais László pour lui dire que j'avais trouvé l'homme qu'il fallait. Il faut avoir quelque chose qui vous touche. Ici ce fut la personnalité de l'acteur, capable d'être très ouvert.

A. G. : Comment est-ce que l'on trouve une forme, par exemple pour l'entrée dans le café de L'homme de Londres. Il n'y a pas de contrechamp. En quoi est-ce la juste forme ?

B. T. : Qu'est ce qui est important pour vous ? L'action ? Je ne sais pas comment on est supposé faire. C'est la même histoire depuis La Bible ; pas besoin de montrer l'action mais plutôt de montrer la distance entre l'action et le protagoniste. Il n'y a pas besoin de montrer plus car l'important est de rester avec lui. Si je montre un mur qui n'a pas l'air de faire partie de l'histoire mais du monde, je créée de la tension entre lui et le monde. C'est ce qui m'inspire.

A. G. : Est-ce une justification a posteriori pour une mise en scène instinctive ou est-ce théorisé à l'avance ?

B. T. : (Béla Tarr, riant)... Je renonce, je n'aime pas m'expliquer. Rester dans le budget et le temps imparti, ce sont les deux choses qu'il faut respecter. Les gens autour de moi ne s'attendent pas à des explications. Mes acteurs et techniciens font ce que je dis sans que j'aie besoin de m'expliquer. Je n'ai pas le temps. C'est comme quand on fait la cuisine avec des amis autour de soi. On ne s'explique pas, on fait.

A. G. : Ce que vous dites a propos de vos collaborateurs, est-ce que ça s'applique aussi aux comédiens ?

B. T. : (Béla Tarr, riant) Quand on n'a pas de scénario, on ne peut pas le donner aux comédiens. La seule chose que je leur dit c'est de ne pas jouer : il faut être. Il ne faut pas être le personnage de l'histoire. L'histoire est déjà loin. Il faut vivre la situation humaine concrète. J'ai des actrices qui font la plonge dans un restaurant à Vienne et qui viennent jouer dans mon film. La comédienne doit me faire confiance. Je ne vais jamais les humilier toujours les aimer et je vais rendre ce traitement sensible à l'écran. On verra la situation humaine ; c'est ce que j'appelle faire un film.

A. G. : Par rapport au film idéal que vous aviez pensé. Vous allez accueillir avec bienveillance un incident sur le tournage ? Vous espérez que quelque chose d'autre va arriver que ce que vous aviez imaginé ?

B. T. : J'adore les surprises. Il faut que je sois ouvert quand on tourne. Il faut être à l'écoute. Il ya quelque chose que j'attends... c'est vous (dit Béla Tarr en se tournant soudain et en touchant amicalement Guillot). Il y a toujours une surprise et c'est ça que je veux montrer. La chorégraphie des plans est très longue et très difficile pour les techniciens alors que ce qui est devant la caméra doit rester frais et vivant. La contradiction est qu'il faut avoir beaucoup répété avec les techniciens alors, qu'avec les acteurs, on ne répète que les mouvements, sans quoi ils perdent leur spontanéité. Il faut rester précis d'un côté et, de l'autre, tout lâcher.

A. G. : Le moment de tournage est-il un moment de bonheur ou est-il un moment d'angoisse auquel vous préférez le montage ?

B. T. : Nous ne montons pas le film. Le cheval de Turin, c'est 38 plans : on les colle du premier jusqu'au dernier et le film est fait. Tout se fait sur une ligne, en tension permanente. Il faut tout décider lors du tournage. Il faut rester concentré. Toute l'équipe et les comédiens doivent être là à 100 %. Une fois, j'ai écouté pendant une longue prise un plan du cheval de Turin, je me suis aperçu que chacun respirait dans le même rythme, acteurs techniciens. Mon producteur hongrois qui était là et n'est pas bavard m'a dit : "C'est mieux que le sexe".
Sur Le cheval de Turin, j'avais besoin de machines à vent et même d'un hélicoptère pour faire bouger les branches de l'arbre. On ne pouvait donc pas utiliser le son d'origine. Tous les sons sont refaits en studio de même que les bruitages et les dialogues. Dans L'homme de Londres aussi c'était un vrai chaos lingusitique : Tilda parlait en anglais, Miroslav en thèque et Erika était hongroise. Tout a été postsynchronisé en français et à Londres pour les dialogues anglais du film. C'est cher mais on peut alors ajuter des bruitages, de la musique. J'aime beaucoup travailler sur la bande sonore ça me plait.

 

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Le cheval de Turin de Bela Tarr