Le lac aux oies sauvages

2019

Genre : Film noir

Festival de Cannes 2019 (Nan Fang Che Zhan De Ju Hui). Avec : Hu Ge (Zhou Zenong), Gwei Lun Mei (Liu Aiai), Liao Fan (Capitaine Liu), Wan Qian (Yang Shujun) Qi Dao (Hua-hua), Huang Jue (Yan Ge), Zeng Meihuizi (Ping Ping), Zhang Yicong (Xiao Dongbei). 1h46.

Aux abords d'une petite gare de la banlieue de Wuhan, un soir de pluie, un homme attend une femme. Celle qui vient n'est pas celle qu'il attend. Liu Aiai annonce en effet à Zhou Zenong que sa femme ne viendra pas au rendez-vous qu'il lui avait fixé. Elle est cependant prête à tout pour la remplacer. Elle se méfie pourtant de lui, et il lui raconte alors ce qui s'est passé il y a deux nuits.

Zhou Zenong avait rendez-vous dans un hôtel où, au sous-sol, se tenait une assemblée de voleurs auxquels on faisait une démonstration des meilleurs moyens de voler une moto ou de se saisir rapidement de sa pièce la plus chère, la batterie. Puis Chao, le coordinateur de l'assemblée des voleurs, se chargea de répartir devant une carte, le territoire de chacun des gangs. C'est alors que tout dégénéra : Œil de chat et son frère voulaient se voir attribuer la très convoitée avenue Xingye. Cette ambition déplaisait à Zhou Zenong qui la contrôlait jusqu'à présent. Et lorsque "le rouquin" sortit un révolver pour tirer dans le genou du frère d'Œil de chat il laissa faire, entrant lui-même dans la bagarre. Celle-ci fut sanglante mais à la fin Chao réunit les principaux protagonistes dans une chambre de l'hôtel. Le rouquin se devait d'être puni pour posséder une arme alors qu'elles étaient prohibées et son chef, Zhou Zenong, se voyait contraint d'accepter une sorte de jeux olympiques du vol. Si son gang ramenait dans la nuit plus de motos volées que celui d'œil de chat, il garderait le contrôle de l'avenue Xingye.

Les courses de motos dans la nuit pluvieuse se succèdent donc pour ramener au lieu du décompte celles qui étaient volées. Mais le rouquin continua de provoquer œil de chat qui, pour s'en venger, plaça une lame d'épée en travers d'un passage étroit sous un tunnel. Le rouquin ne vit pas l'épée et s'en trouva décapité. . Zhou Zenong n'eut guère le temps de s'en voir effaré ; œil de chat lui tira une balle au-dessous de l'épaule et remontant la pente boueuse dans laquelle était tombé enfourcha ensanglanté et aveuglé par la pluie sa moto. Quand un peu plus loin il distingua deux silhouettes sur la route, il tira ; il constata trop tard que c'ait sur un policier qu'il tua ainsi.

Zhou Zenong est maintenait en cavale avec tous les policiers de la ville, conduits par le capitaine Liu, à ses trousses et une récompense de 300 000 yuans pour qui le livrera.

Hua-hua, le chef de clan de Zhou Zenong, qui dirige les baigneuses du lac aux oies sauvages, avait plaidé vainement sa cause auprès de Chao pour cacher Zhou Zenong. Celui-ci est en effet devenu un individu gênant pour les voleurs et Œil de chat lui en veut toujours de la blessure de son frère.

Hua-hua avait donc délégué Liu Aiai, l'une de ses baigneuses, des prostitués discrètes faisant des avances aux hommes sur la plage, pour contacter la femme de Zhou Zenong afin qu'elle l'accompagne auprès de son mari. Mais la femme n'en a aucune envie ; depuis que Zhou Zenong fait partie du gang de Hua-hua, elle ne l'a plus revu. Au grès de ses séjours en prison, il la laissé seule avec leur fils et a entrainé son frère dans la délinquance. Elle accepte toutefois de suivre Liu Aiai. Les deux femmes errent ainsi dans la banlieue de la ville cherchant le restaurant, lieu du rendez-vous. Mais elles ne parviennent pas à semer leurs poursuivants, membres des gangs ou policiers. Et soudain la violence éclate, la police intervient et poursuit un fugitif jusque dans un zoo. Le fugitif est abattu, c'est le beau-frère de Zhou Zenong. Sa femme est effondrée ; elle crie son désespoir ; elle se sait suivie par la police qui lui a ordonné de coopérer. Pourtant, elle tente d'éviter de trahir son mari et, lorsque le capitaine Liu vient l'interroger le lendemain, elle refuse de lui dire qu'elle connait Hua-hua. A bout, elle refuse aussi d'aller plus loin avec les amis de Zhou Zenong, insensible à la révélation de Liu Aiai : son mari veut qu'elle vienne avec elle pour le dénoncer dans la gare le lendemain, lieu d'un second rendez-vous afin de toucher la prime de 300 000 yuans pour elle et son fils.

Ainsi dans cette gare où ils sont maintenant tous les deux, Liu Aiai conseille à Zhou Zenong de partir pour un troisième rendez-vous. Ce sera cette fois près du lac aux oies sauvages où elle le dénoncera à la police empochant, ainsi que Hua-hua, une partie de la récompense dont le solde ira à sa femme. En attendant, le soir, ils font l'amour dans une barque et se promènent près d'une colline, soudain zébrée de phares.

Le lendemain, bien que blessé à l'épaule, Zhou Zenong parvient à échapper aux forces de police déployées à sa poursuite. Il tente de retrouver Liu Aiai sur la plage mais la police veille. Pendant qu'elle tente d'échapper à un client, Zhou Zenong se cache dans un petit cirque où se produit une femme dont seule la tête apparait telle une fleur au-dessus d'un vase. Puis les deux jeunes gens errent à la recherche d'un hôtel où elle pourra enfin le dénoncer.

Mais c'est un piège. Hua-hua avait été retrouvé par Œil de chat. Résolu à trahir Zhou Zenong, Hua-hua avait indiqué le lieu de rendez-vous dans l'hôtel. Mal lui en avait pris : Œil de chat l'avait poignardé après cette trahison.

Dans l'hôtel, Œil de chat, son frère et leur bande ont donc capturé Zhou Zenong. Ils lui révèlent qu'ils ne lui en veulent pas mais que les 300 00 yuans sont trop tentants. Ils vont les obliger à le tuer pour le livrer à la police sans qu'il révèle leurs méfaits. Mais Œil de chat sous-estime la puissance de Zhou Zenong qui le tue en le transperçant avec un parapluie. Zhou Zenong échappe ainsi aux gangsters comme aux policiers. Il retrouve Liu Aiai, qui elle-même était tombé sous la coupe d'un gangster qui la violait. Il la délivre de cet homme.

A bouts de forces, Zhou Zenong et Liu Aiai entrent dans un restaurant où l'homme, affamé dévore son plat de pates pendant que la femme va payer. Zhou Zenong voit les rideaux bleus qui servent de porte s'agiter sans que Liu Aiai ne revienne ; il comprend qu'elle le dénonce et tente de s'enfuir une dernière fois. En vain, il est abattu par la police, le nez dans l'eau d'un lac.

Quelques jours plus tard, Liu Aiai reçoit en grande pompe, dans un sac ostensiblement remplis de billets, la récompense promise devant une assemblée de notables et de policiers. Le capitaine Liu l'accompagne ensuite pour qu'elle dépose l'argent à la banque. S'attardant pour acheter des cigarettes, Liu a la surprise de voir Liu Aiai sortir de la banque avec son sac de billets. Il la suit et constate qu'elle est bientôt rejointe par la femme de Zhou Zenong. Bien que surpris, le capitaine Liu laisse à leur nouveau destin ces deux jeunes femmes qui partageront leur vie et la mémoire de Zhou Zenong.

Wuhan, capitale de la province du Hubei, est avec 10 millions d'habitants, la huitième ville la plus peuplée du pays, et la deuxième plus grande ville de l'intérieur, après la municipalité autonome de Chongqing. Plaque tournante du transport, avec des dizaines de chemins de fer, de routes et d'autoroutes traversant la ville, Wuhan aussi le plus grand port fluvial de Chine, sur les rives du fleuve Yangzi (Le fleuve bleu). La capitale tient un rôle clé dans le transport intérieur et est ainsi parfois appelée le "Chicago de la Chine". Autour de Wuhan, s'étend une aire urbaine de 20 millions d'habitants qui, en raison de sa proximité avec le Yangzi, est qualifiée de "ville aux cent lacs". Diao Yinan, originaire de Xi'an, capitale de la province de Shaanxi, plus au nord, a choisi Wuhan comme lieu emblématique de son film noir car "Le jianghu" s'il signifie littéralement "rivières et lacs", désigne toutes les catégories "en marge" de la conformité sociale, des chanteurs de rues et chevaliers errants de la Chine ancienne à la pègre et aux gangsters. Le monde des marges et de la pègre qui existe dans de vastes territoires à la périphérie des villes est ainsi ici associé au romantisme.

Les résonances du romantisme

L'un des premiers plans du film annonce clairement la dimension romantique de ce film noir, où l'intrigue et le suspens auront moins d'importance que les résonances poétiques que les images ne vont cesser d'entretenir entre elles. Beauté du plan où Zhou Zenong, ayant inspecté les alentours de la nuit pluvieuse, se cache derrière un pilier; la caméra le laisse sortir hors-champs pour capter une femme dont le visage est caché derrière un parapluie. Pendant qu'elle le ferme, la caméra panote vers ses hanches pour découvrir un sac à main duquel elle tire une cigarette. Ce n'est que lorsqu'elle l'allume que la caméra remonte pour découvrir son visage. Lorsqu'elle avance, Zhou Zenong entre dans le champ et commence alors leur dialogue.

Saisir la cigarette avant la femme renvoie au Grand sommeil (Howard Hawks, 1946), à son générique en forme de flash-forward, à la complicité qui unit le couple mythique Bogart et Bacall. La cigarette sera utilisée de nouveau comme élément de la dernière scène. Le capitaine Liu offre la dernière de son paquet en guise d'adieu à Liu Aiai. Il doit alors en racheter et découvre à cette occasion la complicité de celle-ci avec la femme de Zhou Zenong. La cigarette est aussi celle offerte par Œil de chat à Zhou Zenong en guise de dernière volonté.

Le parapluie, autre objet de cette séquence initiale, sera aussi celui qui servira d'arme à Zhou Zenong dans une des scènes de meurtre les plus poétiques jamais filmées : le parapluie enfoncé dans le corps hors-champ s'ouvre pour être éclaboussé de sang telle la fleur rouge du crime. L'humanisation cruelle de la fleur c'est aussi la femme dont seule la tête apparait au-dessus d'un vase dans la petite fête foraine où Zhou Zenong se cache pendant que Liu Aiai tente de se défaire d'un client. Zhou Zenong s'éloigne ensuite vers un palais des glaces défraîchi, écho de la fin de La dame de Shanghai (Orson Welles, 1946).

Enfin, dimension poétique totale, la poursuite dans un zoo où le duel entre le policier et le beau-frère de Zhou Zenong est métaphorisé par le regard croisé d'une chouette et d'un éléphant puis d'une panthère.

Le romantisme de l'eau et de la nuit est également très présent. La pluie et la nuit zébrées des phares de moto; la moto rouge sur laquelle Zhou Zenong s'échappe, couvert de sang et son tir malheureux dans la nuit sur un policier. Le romantisme de l'eau, c'est celui du lac et de ses baigneuses prostituées au chapeau blanc ; chapeau blanc vénal qui disparait en s'enfonçant dans le lac lorsque Liu Aiai donne une fellation à Zhou Zenong recrachant ensuite son sperme (qu'elle n'est pas obligée d'apprécier !) en se lavant la bouche avec l'eau du lac. Cette nuit amoureuse, amorcée avec le maillot de bain blanc-orange de Liu Aiai, se poursuit avec leur promenade dans la nuit et la découverte de la colline zébrée des lumières des voitures.

Comme dans Black coal, son précédent film, la nuit de Diao Yinan est sans cesse parcourue de couleurs, intégrées pourtant de manière assez naturelle : les déclinaisons chaudes autour du rouge (rouge de la robe de Liu Aiai et bientôt du sang) de l'orange des éclairages de nuits, du jaune des phares de motos et des voitures, du rose de l'enseigne de l'hôtel ne cessent d'alterner avec les teintes froides du blanc du costume des baigneuses, du bleu du lac et du vert de la forêt.

Z le maudit

Comme le souhaite Diao Yinan, Zhou Zenong est bien ce chevalier solitaire poursuivi aussi bien par la police que par la pègre. Comme M dans M le maudit (Fritz Lang, 1931), Zhou Zenong est pourchassé car il gène les situations établies. Ce parallèle entre deux sociétés organisées qui pourchassent l'homme solitaire se traduit par les deux scènes avec une carte affichée au mur. Celle de la réunion de la pègre dans le hôtel où se répartissent les quartiers à voler est suivie de celle où les policiers se répartissent les zones de patrouille pour retrouver Zhou Zenong. Fragilité de cet homme qui voit son destin s'accomplir en regardant les rubans bleus du rideau de porte s'agiter sans que Lui Aie ne les franchisse ; sachant alors qu'elle le dénonce enfin, tel qu'il le souhaitait. Sans doute pour ne pas révéler leur complicité, il se laisse tuer dans une fuite sans autre but que de retrouver l'eau d'un lac.

Comme il n'est pas de film noir sans morale, de film symbolique privé de sens, ce sont ici les femmes qui les donneront. Fuyant la violence des hommes, elles rendront hommage à la mémoire de Zhou Zenong en se partageant l'argent de la récompense à la barbe des gendarmes et des voleurs.

Jean-Luc Lacuve, le 4 janvier 2020.