Le jeudi 23 novembre, au Café des Images à 20h30, Alain Bergala présentait Rosetta (Luc et Jean-Pierre Dardenne, 1998) qui bénéficiait d'une projection unique en pellicule 35 mm.

Les frères Dardenne ont confié à l’Imec (Institut mémoires de l'édition contemporaine) leurs archives de travail. Elles constituent un fonds d’une grande richesse qui rejoint ainsi les archives de Marguerite Duras, Éric Rohmer, Alain Resnais, Robert Kramer, Raúl Ruiz, Patrice Chéreau.

L’Imec, le Laslar, le CERCC et l’Institut Acte se proposent d’explorer collectivement ce fonds au cours d’un programme de recherche plus large qui comprendra colloque et publications, et s’étendra jusqu’en 2024-2025.

Vendredi 24 novembre 2023, 14h, Intervention d’Alain Bergala : « Archiver le présent » en hybride à l’abbaye d’Ardennes et sur zoom. Alain Bergala est essayiste, critique de cinéma, enseignant et cinéaste, auteur de nombreux articles et d’ouvrages sur Jean-Luc Godard, Abbas Kiarostami, Roberto Rossellini, Luis Buñuel et sur la pédagogie du cinéma.

Pour un film sur la mémoire d’un cinéma, L’Eden de La Ciotat (2022, 52'), Alain Bergala a demandé aux frères Dardenne de découvrir la ville qui a été, avec Lyon, le deuxième site essentiel de la naissance du cinéma. Il a imaginé, à cette occasion, un dispositif où il mettait en rapport des plans de Louis Lumière tournés à La Ciotat et des séquences de leurs propres films. Leur confrontation improvisée à ces deux archives a suscité chez eux une réflexion vivante sur leur pensée et leur geste de cinéma dans leur rapport originel et essentiel au cinéma Lumière.

Le compte-rendu qui suit est rédigé sous ma responsabilité après avoir assisté à l'intervention d'Alain Bergala en visio-conférence :

David Vasse et Alain Bergala, face à la caméra le vendredi 24 novembre 2023

Les Lumière possèdent un château familial à La Ciotat où ils passent la plupart de leurs étés et reçoivent beaucoup de monde. Louis Lumière va y filmer tous ses films sur les repas des enfants, les jeux de plage ou de mer, les loisirs... pendant deux ans. Presque en même temps va se monter le premier cinéma. La Ciotat étant un chantier naval avec beaucoup d'ouvriers, la bonne ou mauvaise santé du cinéma dépend de celle des chantiers navals.

Alain Bergala cherche un cinéaste ayant, comme les Lumière, une affinité par rapport au cinéma ou une ville. Il pense d'abord à Wenders, qui refuse du fait du Covid, puis aux Frères Dardenne. Outre que ce sont deux frères comme les Lumières, ils sont aussi extrêmement liés à une ville industrielle, puisqu’ils ont fait tous leurs films à Seraing, banlieue industrielle de Liège et notamment des documentaires sur les grèves. Or, à La Ciotat, les ouvriers ont mené la plus longue grève de France, en lutte pendant quatre ans. Les Dardenne se sont impliqués dans ce film avec une grande générosité alors que leur emploi du temps était surchargé. De plus, ils ont eu un contact très facile et chaleureux avec un ouvrier qui a pleinement participé à la grève historique sans avoir le discours parfois un peu prévisible des syndicalistes.

Mais le cœur du film consiste à confronter des plans des Lumière et des Dardenne à voir s'il existe des gestes de création communs ou différents. Luc et Jean-Pierre sont installés face à l'écran et ne savent pas ce que Bergala va leur montrer. Il n'y a ainsi pas de réponses toutes prêtes.

Photogrammes de L’Eden de La Ciotat (2022, 52'), où Alain Bergala interroge les Dardenne sur ce qu'ils perçoivent des choix des Lumière et les leur propre pour filmer les loisirs ou le travail.

Saisir le geste créatif

Si on étudie un film comme un objet en soi, on passe à côté du geste créatif : on peut voir, comment la séquence a été crée mais sans connaitre l'option particulière qui a été prise. Le geste de création consiste à voir comment deux scènes équivalentes ont été tournées de manière différentes par deux cinéastes.

Par exemple la fin de Voyage en Italie (Roberto Rossellini 1954) et la fin de Je pense à vous (L. et J.-P. Dardenne, 1992) ou bien la fin de Mouchette (Robert Bresson, 1967) et Rosetta (L. et J.-P. Dardenne, 1998). Chez Bresson, rien ne peut empêcher le suicide alors que  pour Rosetta c'est une circonstance extérieure qui  l'empêche : l'épuisement du gaz dans la bombonne, puis son poids une fois échangée contre une pleine pour la ramener à la caravane.

De même, le corps de Mouchette est érotisé par Bresson alors que ce n'est jamais le cas pour Rosetta. Elle ne porte que deux tenues. Elle est soit engoncée dans un vieux pantalon soit en jupette. Mais même là, les Dardenne prennent bien soin qu'elle ne soit pas objet d'un regard désirant mais toute entière dédiée à la marche, marche pour s'en sortir, tendue vers l'avant. Souvent filmée de dos, il n'y a pas, comme chez Hitchcock par exemple, un cadrage plus resserré sur sa nuque. On pourrait faire une distinction entre les cinéastes du désir et ceux de l’amour comme Guediguian par exemple qui garde une réserve vis-à-vis de ses personnages, les incluant dans un contexte social. Il est sensible à la collectivité des humains, ce qui les relie et pas dans la fusion. Par ailleurs, même ceux qui sont du coté du désir, il est important de souligner dans une période qui a parfois tendance à mélanger les choses, que c'est un désir de filmage et non pas un désir de l’actrice : "Les pulsions, ont les a tous et toutes, mais l’important c’est ce qu'on en fait".

Chez les Dardenne, le mal qui s'abat sur les hommes est social, ce il n’est jamais ontologique comme il peut l'être chez Bresson, Buñuel ou Lars von Trie. Chez Bresson, les personnages innocents sont attirés par le mal. Marie se donne au mal, incarné par Gérard, le voyou, dans Au hasard balthasar (Robert Bresson, 1966). Bess s'offre au mal sur le bateau de Breaking the wave (Lars von Trier, 1996) pour obtenir que Jan ressuscite. Pedro suit Jaibo sur la voix de la délinquance dans Los Olvidados (Buñuel, 1950) et Fernando Rey, particulièrement avec Don Jaime dans Viridiana (1961) ou Don Lope dans Tristana (1970) est, à chaque fois, l'incarnation du mal.

Alain Bergala conclut sur l'intérêt de se déplacer sur les lieux de tournage, autre moyen de saisir le geste créatif. On peut ainsi observer le choix particulier du cinéaste quant à la place de la caméra qui relève d'un geste qui n'est pas perceptible si on se contente de seulement regarder le film.

Jean-Luc Lacuve, le 8 décembre 2023.

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