L'invention de l'acteur moderne
Conférence d'Alain Bergala
dans le cadre des séminaires de l'Exception, du Café des images et du CDN, le dimanche 6 février 2005.

La question de l'acteur est fondamentale lorsque l'on travaille sur la naissance du cinéma moderne. Elle est presque première : habituellement c'est l'acteur qui s'adapte aux changements de la mise en scène. Pour une fois, c'est l'inverse : la mutation de l'acteur a entraîné un changement du cinéma.

La modernité surgit à la fois en Europe et en Amérique. Après la guerre, les acteurs changent à la fois chez les vaincus, les Italiens, mais aussi chez les vainqueurs, les Américains. Dans deux systèmes économiques complètement différents la même nécessité d'arrêter avec le grand cinéma classique se fait sentir.

Entre 1947 et 1953, s'établit une coupure qui fera que, longtemps encore en Europe, rien ne sera plus pareil. Et tout un pan du cinéma français, celui de Desplechin et Jacquot, par exemple, joue encore là-dessus.

Après la guerre, les images des camps de concentration circulent dans la presse. Rossellini et Bergman n'ont probablement pas analysé froidement les conséquences de ces images des camps de concentration. Mais il y a comme une phobie, une répulsion, un rejet du corps glorieux, de la star parfaite avec son corps de pure lumière. Il y a comme une obscénité de ce type de corps idéal et un refus de continuer à idolâtrer des figures mythiques qui n'ont rien du corps réel. Le corps réel, ordinaire, organique fait retour.

Ceux qui vont être les réalisateurs modernes éprouvent également une phobie envers une direction du spectateur où tout le monde passe en même temps par la même compréhension, la même émotion, où il n'y a pas de dysfonctionnement dans la gestion collective des spectateurs.
Dans ce système, l'acteur est un outil, obéissant, docile, instrument de perfection permettant de diriger le public. Ce système de mise en scène résonne très mal par rapport à d'autres mises en scène, celles du fascisme et des jeux olympiques de cette période.

Dans le cinéma classique, l'acteur, technicien, est protégé alors que l'acteur moderne met en jeu ce qu'il est. Il doit selon le mot de Bresson "cesser de paraître, il doit être ". Seul, Jean Renoir, dans les années 30, avait été précurseur avec Boudu sauvé des eaux (1932), où il ne demande pas de jouer à Michel Simon.
Avec Bresson, pas de direction d'acteur, pas d'études de rôles. Déclarations semblables chez Tarkovski pour qui le plus important est que l'acteur s'exprime "en pleine concordance avec sa structure émotionnelle et intellectuelle, en plein accord avec son individualité. " Même chose avec Jean-Luc Godard : " l'acteur ne doit pas dominer son personnage. Avec moi, l'acteur a rarement l'impression de dominer son personnage ". Et, répondant à un acteur qui lui demandait de définir son personnage, il répond "le personnage c'est vous. " ou encore " Dans mes films, j'ai besoin de prendre des gens capables de dire leur vérité et de supporter ma fiction ". Pour Cassavetes : " l'acteur ne doit surtout pas devenir autre chose que ce qu'il est. Ne pas devenir la personne qu'il n'est pas "

On a ainsi une révolution de l'acteur comparable à celle des années 30, avec le passage du muet au parlant. Des années 30 à la fin des années 40, quatre acteurs : Cary Grant, Gary Cooper, John Wayne, James Stewart dominent le cinéma américain. Pendant vingt ans, ils imposeront l'image de l'Américain, grand, aux yeux bleus, d'une Amérique, debout, aux solides valeurs terriennes

Après la guerre, ces acteurs ont vieilli et l'Amérique ne pouvait plus se représenter sous cette forme là. Et puis les Américains ont vu les corps des camps les premiers. Il n'est donc pas si étonnant que cela affecte les vainqueurs comme les vaincus.

Elia Kazan fonde l'Actor's Studio dans les mêmes années où Rossellini tourne ses films néo-réalistes et Lee Strasberg renforce la méthode pendant que Bergman tourne Monika (1952). C'est une nouvelle Amérique. Lee Strasberg fortifie la méthode et impose un jeu plus névrosé dont l'archétype est James Dean, acteur sans colonne vertébrale, il coule, il se tient aux meubles. De Niro s'inscrit dans cette continuité : ce n'est pas un géant et son registre privilégié est celui de personnages disjonctés, psychotiques. Un pays a les acteurs qu'il mérite et c'est parfois très inquiétant

Synchronisme troublant entre l'apparition de nouveaux acteurs et d'un nouveau cinéma en Europe et aux USA. D'habitude, on raconte ces deux histoires de manière séparées. Mais le corps réel de Brando, ses muscles et sa peau luisante très différente de la peau lumière des acteurs hitchcockiens explose dans Un tramway nommé désir (Elia Kazan,1952) et Sur les quais (Elia Kazan, 1954) soit autour de l'année de Monika.

La modernité de l'acteur a traversé le corps d'Ingrid Bergman. Au milieu des années 40, elle est numéro un mondiale avec Hitchcock. Il n'y avait aucune chance raisonnable pour qu'elle devienne la première actrice moderne. Elle ne quitte pas l'Amérique parce qu'elle est boudée du public mais en pleine gloire parce qu'elle a vu, à New York, Rome ville ouverte (1945) et Païsa (1946) et a compris que quelque chose s'était passé. Elle a écrit à Rossellini : "si vous me dites oui, j'arrive".

Rossellini ne la connaissait que par les journaux. Il se dit : " je ne peux rien en faire, je ne vais rien en faire. Je vais la confronter à l'Italie la plus brute, la plus volcanique, je vais lui faire expier son passé hollywoodien. "


Projection d'une scène de Notorious (Ingrid Bergman et Claude Rains)

Dans Notorious (Alfred Hitchcock, 1946), elle est la star hollywoodienne au sommet de sa gloire. Qu'est ce qu'une star ? Elle bénéficie d'un système de protection qui recouvre tout ce qui pourrait toucher la personne. On fabrique un corps de lumière et de grâce, on élimine tout ce qu'il y a de dangereux.

Sur les gros plans de star, le maquillage a gommé toutes les aspérités de la peau. Peau et cheveux ne sont plus matière mais pure lumière grâce au savoir-faire des chefs opérateurs qui utilisent optiques et voiles pour les gros plans.

Dans ce gros plan, Ingrid Bergman irradie la lumière, sa source n'est pas en accord avec le plan moyen qui la saisit avec Claude Rains, celui-ci n'a pas négocié son gros plan avec la même attention : les ombres le rendent plus moche.

Projection d'une scène de Notorious (Ingrid Bergman et Cary Grant)
Les larmes hollywoodiennes n'affectent pas le visage qui reste toujours impeccable. L'affect ne bouleverse pas le visage

Projection d'une scène de Notorious (Ingrid Bergman et Cary Grant)
Pas de dos, corps parfaitement aux normes, refus des plans de dos.

Ingrid Bergman est encore sous contrat avec la RKO mais elle est loin et ne bénéficie plus de leur protection. Elle va devoir subir la cruauté de Rossellini. La cruauté comme chez Godard ou Pialat pour sortir des choses vraies (pas chez Rivette et Truffaut) Ingrid Bergman s'inquiète "pourquoi tu me filmes de dos ? " ce à quoi Rossellini répond "Je découvre les choses avec toi " "Pourquoi j'ai des habits mal coupés " "Tu vas en baver vraiment ". Dans le cinéma classique, le décor est un arrière plan docile. Dans le cinéma moderne, le décor est aussi important que l'acteur.

Projection d'une scène de Stromboli (l'ascension du volcan)
Le critique du Monde interprète ainsi le plan final de Stromboli : " Ou tu retournes en Amérique ou tu restes avec moi. ? " Elle restera mais le regrettera, ne retrouvant après Rossellini aucun rôle de la dimension qu'elle obtenait avant.

Projection d'une scène de Stromboli (la discussion avec l'enfant, les herbes)
Stromboli : la beauté n'est merveilleuse que si elle est fugitive.


Bergman, homme de théâtre en hiver et qui tourne en été. Sa mise en scène est très théâtrale, expressionniste jusqu'à Monika (1952). Avec ce film, il lâche tout ce qu'il sait faire. Liberté permise par le lieu : une île où une certaine folie peut s'exprimer, où il y a moins de contrôle social. Et, surtout, après douze jours de tournage, le laboratoire renvoie d'un coup des rushes inutilisables, rayés. Bergman ne veut pas retourner ce qu'il a déjà fait.

Projection d'une scène de Monika (le premier matin sur l'île)
Harriett Andersson est une fille ordinaire comme plus tard Isabelle Huppert ou Sandrine Bonnaire, le contraire du corps inaccessible. Le spectateur voit sur l'écran quelqu'un qui est comme lui une actrice qui ne recherche pas le contrôle ne surveille pas son ego et s'abandonne à la situation de tournage. Tous les cinéastes modernes vont vouloir la même chose. Mais cet abandon est très coûteux pour les acteurs et actrices : Anna Karina sortira exténuée de ses films avec Godard. De même pour Bresson qui reconnaît que l'acteur ne se donne qu'une fois et, considérant que personne ne peut faire mieux que lui, sait qu'ils ne pourront retourner après lui. Les carrières modernes sont ainsi accidentées, très courtes à l'image de Jean-Pierre Léaud qui a donné tout ce qu'il est.

Isabelle Adjani est encore la seule actrice à vouloir être une star. Si elle échoue plus personne ne pourra réussir. Surtout lorsque l'on n'a plus la beauté parfaite que le cinéma classique des stars exige. Comment nier le corps quand le corps lâche ?


Projection d'une scène de Monika (le regard caméra) :
Le regard caméra de Monika. L'actrice regarde l'objectif de la caméra et, quel que soit l'endroit où est placé le spectateur, il a l'impression que c'est lui que regarde Monika. Ce regard est fondateur du regard de discrimination des spectateurs entre eux. A chaque spectateur, Monika demande personnellement : "soit tu restes avec moi, soit tu me condamnes et tu restes avec mon gentil mari". Jusqu'à présent tout le monde adhérait au personnage de Monika : elle a pris toutes les initiatives alors que son compagnon est plutôt falot. Mais, cette fois-ci, elle veut quitter cet homme, petit bourgeois, gentil, travailleur et économe qui lui fait mener une vie qu'elle ne supporte pas plus que son ancienne condition de prolétaire. Elle n'aime pas son enfant. Elle décide de coucher avec le premier homme venu pour que la rupture soit définitive, qu'elle puisse quitter son mari et son enfant.

Bergman et elle ont dû décider. Tu vas arrêter de jouer et tu vas regarder l'objectif.
Chaque spectateur doit se décider et prendre un parti qui n'est pas celui de son voisin, de son ami ou de sa femme. Changement de registre. Il ne s'agit pas d'une petite transgression.

Le plan est prémédité. La lumière du jour provenant de la vitre du café est rendue avec des projecteurs. Bergman éteint progressivement cette lumière du jour pour ne garder qu'un rapport d'intimité avec Monika. Bergman est à la limite de l'obscène : l'actrice fait une passe avec le spectateur

Plus tard, Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire dans Les valseuses (Bertrand Blier, 1974) puis A nos Amours (Maurice Pialat, 1983) apporteront un changement important par le remplacement du corps bourgeois par celui d'acteurs venant du café-théâtre plus vulgaires et plus réels. Puis la culture beur proposera d'autres corps mais cela révèle plus un changement de société qu'un changement de cinéma.

Question : Vous nous avez parlé de la modernité en Europe et aux Etats-Unis ; N'a-t-on pas aussi une modernité assez identique au japon avec Ozu ?

Alain Bergala : Oui, Deleuze analyse très bien le même phénomène d'image temps chez Rossellini et Ozu. Et puis Ozu utilise un rapport aux acteurs aussi intransigeant que celui de Bresson. Avec une utilisation particulière du faux raccord. Lorsque quatre personnages sont au restaurant, ils regardent tous successivement la caméra et ce n'est que dans le plan d'ensemble plus tardif que l'on comprend la disposition réelle des personnages. Le corps de Chishu Ryu, autarcique, possède la même modernité que les modèles de Bresson.

Question : Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira (2001) que vous verrez tout à l'heure au Café des images s'inscrit-il aussi dans cette modernité ?

Alain Bergala : Je rentre à la maison est moderne par l'oscillation entre l'acteur et le personnage. Piccoli interprète un personnage qui comme lui et comme Oliveira ont cette angoisse de l'entrée dans la vieillesse. Piccoli a également la peur de ne plus se souvenir du texte. La peur d'oublier est peut-être plus forte que les conséquences de l'oubli. Brando a refusé, dès 50 ans de jouer s'il n'avait pas de prompteur ou d'oreillette. Godard a également utilisé une oreillette avec Anna Karina pour l'intervention de Brice Parain dans Vivre sa vie (1962). Brice Parain intervient pour ce qu'il est, un philosophe, et a une oreillette et Godard dicte réponses et questions à Anna Karina. Il s'agit toutefois là plus d'un dispositif de mise en scène que d'une aide à l'acteur : le philosophe réagit à chaud aux questions.

Question : La fragilité de l'acteur moderne rend sans doute impossible de construire le succès d'un film sur un casting d'acteurs ?

Alain Bergala : Théoriquement oui. Aucun acteur, pas même Deneuve ou Depardieu, ne peut assurer d'un succès public. Les acteurs comiques constituent peut-être encore une des seules valeurs sures. Mais Canal+ continue pourtant de fonctionner sur une écurie d'acteurs et demande de changer tel ou tel acteur pour prendre untel ou untel. Ça n'a aucun sens par rapport au public mais le réalisateur change d'acteur pour avoir le fric de Canal. C'est absurde mais comme beaucoup de choses au cinéma où les choix ne sont pas encore totalement rationnels.

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