Dans ce livre sous titré, petit traité de transmission du cinéma à l'école et ailleurs", Alain Bergala répond très concrétement, avec passion et un certain sens de la polémique à toute une série de questions à ceux qui sont aujourd'hui dans une position de passeur à l'école ou ailleurs.

"Si l'on veut approcher le cinéma comme art, on doit se débarrasser une fois pour toutes de la vieille idée scolastique selon laquelle il y a une bonne façon et une seule de dire quelque chose et de filmer une scène ou un plan au cinéma (...)

S'il y a véritablement art, c'est qu'est à l'œuvre dans le film ce "coefficient d'art personnel" dont parle de façon limpide Marcel Duchamp, qui savait de quoi il en retourne en matière de création artistique :

"pendant l'acte de création, l'artiste va de l'intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une série d'efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique.
Le résultat de cette lutte est une différence entre l'intention et la réalisation, différence dont l'artiste n'est nullement conscient.
En fait, un chaînon manque à la chaîne des réactions qui accompagnent l'acte de création ; cette coupure qui représente l'impossibilité pour l'artiste d'exprimer complètement son intention, cette différence entre ce qu'il avait projeté de réaliser et ce qu'il a réalisé est "le coefficient d'art" personnel contenu dans l'œuvre. (…)"
Marcel Duchamp, le processus créatif, coll Envois, ed. L'échoppe,1993.

Ce disant, Duchamp postule que tout créateur a un projet un cap, un programme, inévitablement transformé par l'œuvre en train de s'accomplir. (…) Mais il prend en compte le fait que cet accomplissement lui échappe en partie, pour des raisons qui font justement qu'il est un artiste et pas un simple traducteur ou exécutant de son propre projet. "

Alain Bergala privilégie sans doute un peu trop les conditions du tournage par rapport aux décisions prises préalablement et qui, tout autant, peuvent faire intervenir le coefficient d'art personnel qui s'oppose à l'application de recettes toutes faites.

Alain Bergala explique dans un autre exemple comment se fonde le jugement critique qui est moins l'affaire d'un plan isolé pris dans un film qu'une attitude consistant à évaluer un choix de oppaln dans une situation donnée.

"L'hypothèse désormais historique des Cahiers du Cinéma selon laquelle "le travelling est une affaire de morale" a trouvé sa formulation radicale dans le fameux texte (De l'abjection n°120, juin 1961) de Jacques Rivette sur Kapo, un film de Gilles Pontecorvo, où le jeune critique fonde son jugement moral sur l'analyse d'un plan du film, emblématique selon lui de cette abjection, plan où une prisonnière d'un camp de concentration vient de se suicider :

"Voyez cependant dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifies : l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme là n'a droit qu'au plus profond mépris."

Le choix de Rivette de fonder son jugement sur un plan relève d'une stratégie critique à l'efficacité pédagogique indiscutable. La convocation d'une preuve localisée emporte plus aisément la conviction du lecteur qu'un jugement général sur le film. Mais ce serait une erreur de croire que c'est en analysant le fameux travelling de Kapo que Rivette en a déduit que ce film était abject. Les choses ne se passent pas ainsi pour le spectateur : j'imagine qu'il a d'abord éprouvé globalement l'écœurement et la honte d'être le spectateur d'un film esthétisant l'horreur. Le plan incriminé est simplement arrivé à point nommé pour cristalliser une opinion déjà constituée en cours de film. Et ce sentiment de répulsion, il a été en mesure de l'éprouver pour avoir déjà vu une grande quantité de film, et pour s'être posé depuis longtemps la question d'une morale de la forme au cinéma (…)

L'illusion pédagogique consiste à croire que les choses pourraient se passer ainsi, en trois phases bien sagement à leur place dans l'ordre chronologique. Phase 1 : on analyse un plan ou une séquence, comme Rivette le fait de Kapo. Phase 2 : on juge le film à partir de cette analyse. Phase 3 : on se constitue ainsi progressivement un jugement fondé sur l'analyse.


Il est évident que les choses ne se passent jamais ainsi : c'est le goût, constitué par la vision de nombreux films et les analyses qui les accompagnent qui fonde petit à petit le jugement qui pourra être porté ponctuellement sur tel ou tel film. Et c'est le jugement sur le film, tel qu'on l'a globalement ressenti en cours de projection, qui permet de voir et d'analyser la grandeur, la médiocrité ou l'abjection d'un plan ou d'une séquence. Le travelling est bien une affaire de morale, mais pour voir la morale d'un travelling, il faut déjà avoir vu beaucoup de travellings de toutes sortes, et s'être constitué en amont ce que l'on appelle tout simplement une culture de cinéma."

 

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L'hypothèse cinéma
Alain Bergala
Éditeur : Cahiers du cinéma (7 mai 2002) Collection : Essais. 136 pages. Dimensions : 17 x 24. En librairie ou à commander sur amazone.fr