Les harmonies Werckmeister

2000

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Genre : Film épique

(Werckmeister harmoniak). D'après Mélancolie de la Résistance de László Krasznahorkai. Avec : Lars Rudolph (Janos Valushka), Peter Fitz (György Eszter), Hanna Schygulla (Tünde Eszter). 2h25.

Il est dix heures du soir dans le café d'une sous-préfecture de Hongrie (Békéscsaba ?). Le patron, M. Hagelmayer veut fermer. Les hommes avinés qui sont là demandent à Janos Valushka de donner une représentation pour prolonger un peu la soirée. Janos choisit un client pour faire la terre, un autre le soleil et un troisième la lune et, les faisant tourner les uns autour des autres, représente le mystère de l'éclipse totale du soleil. M. Hagelmayer met tout ce petit monde à la porte et János s'enfonce dans les rues sombres de la ville.

S'avance dans la rue un tracteur entrainant derrière lui un immense container. Une affiche récemment collée sur un mur annonce la tenue d'un spectacle sur la place du marché : une baleine géante et un prince fantastique.

Janos arrive chez son oncle, le vieil György Eszter qu'il trouve endormi et l'aide à se coucher. Il continue ensuite son chemin pour trouver un second oncle qui tient une imprimerie de journaux. Janos a pour métier de distribuer ces journaux dans les boites aux lettres des habitants. En attendant de charger sa besace, il écoute une ouvrière se plaindre d'un froid bien trop vif pour un mois de novembre, de soi-disant disparitions de familles entières. On déboulonne les statues dans le parc Gömbös et partout se répandent des épidémies liées aux déchets abandonnés. Dans ce contexte, l'ouvrière est irritée par la venue du cirque, de sa baleine et du prince qui, parait-il, pèse 10 kg et qu'il faut porter. Ce cirque aurait déclenché un drôle de phénomène sur la place du marché de Sarkad : l'horloge se serait mise à fonctionner de nouveau.

Janos repart et livre ses journaux. Il passe par l'hôtel gardé par Karcsi, un troisième oncle. Celui-ci aussi se méfie du cirque. Ils sont arrivés par le train du soir pour la baleine dit-il. Les baleiniers seraient au moins trois cents... ou peut-être deux. Les pillages ont commencé affirme-t-il.

Au matin, János vient voir son oncle qui est déjà au travail. Musicologue, il remet en cause l'ordre harmonique qu'attestent tous les chefs-d'œuvre. L'harmonie, les accords sont intrinsèquement faux cette magie de l'harmonie et de la consonance sont une fraude grossière bien plsu qu'un compromis. Les purs accords n'existent pas. Les grecs disposaient de quelques tonalités seulement pour rendre compte de l'harmonie divine aux dieux. Ambition confiée a de techniciens: Praetorius et Salinas et Andreas Werckmeister qui a résolu le problème en divisant le système divin de l'octave en douze unités égales. Les sept notes ne constituent pas le septième d'une octave mais sept qualités différentes comme sept étoiles dans le firmament.

Sur la place du marché, les forains vendent les tickets pour la baleine. Janos est le premier client et en achète un pour 100 forints. A sa sortie, Argyelan, un notable, voudrait savoir s'il y a un prince. "Non, une baleine, témoin extraordinaire des océans lointains et inconnus. Faut-il que pour s'amuser ainsi, que le créateur soit puissant !" conclut Janos.

Janos rejoint la propriété de son oncle Lajos, bottier-savetier sont il habite une petite maison indépendante. Il mange une soupe quand arrive tante Tünde Eszter. Celle-ci vient le voir pour son ex-mari. Elle a renoncé à sa place auprès de lui pour qu'il se consacre entièrement à son art mais aujourd'hui, elle a besoin d'un service. Avec le préfet de police, elle lance un mouvement dans le but de rétablir l'ordre et la propreté. Pour lever des fonds, le mouvement a besoin d'un président reconnu et charismatique comme son mari. S'il refuse, elle menace de reprendre leur vie commune. Elel a dressé une liste de gens aisés et respectables et laisse quatre heures à son mari pour les visiter et obtenir des promesses de dons. Janos refuse mais Tunde insiste tant et tant quil finit par accepter.

Tante Harrer qui fait le ménage chez Gyuri Eszter a peur. En ville on a, parait-il, commencé à incendier et casser des vitres. Janos la rassure. Il vient de la ville et cellle-ci est calme. Gyuri Eszter trouve que le prélude en mi bémol mineur du Clavecin bien tempéré Bach grince sur son piano récemment accordé. Janos expose la situation à son oncle. Il refuse d'être président du Front de la propreté mais János le convainc de la détermination de son ex-épouse et il finit par accepter.

Ils sortent vers le ville et rencontrent des habitant excédés : l'hiver est arrivé très tôt. Le générateur est capricieux. Il manque du bois et du charbon, l'école n'est plus chauffée. Il n'y a plus de téléphone ni d'éclairage. En plus ce cirque arrive mais qui a envie de s'amuser ? (4'30, dont 2'30 de marche). Janos va chercher son déjeuner dans l'hôtel où Karski embrasse goulument une cuisinière.

János est pris à parti sur la place. Le directeur du cirque annonce que le prince ne se présentera pas. János est effrayé de tous ces hommes réunis autour des feux.
Tante Tünde a bien du mal avec son capitaine, saoul, écoutant la marche de Radzinski. Elle envoie János dire à ses enfants qu'il rentrera tard. Ceux jouent du tambour et ne l'écoutent pas.

János traverse la place et entre dans la roulotte voir la baleine. Il surprend le directeur et l'interprète du prince : celui-ci veut des adeptes prêts à fomenter la révolte. Le directeur voudrait qu'il reste muet et se montre. Il voit ce qui n'existe pas; ce qui n'est que ruine. Tout ce que l'on fait, on le détruira. Tout ce que l'on bâti, on le fait à moitié. Dans la ruine tout est complet. Les adeptes mettront tout en ruine. Balivernes répond le directeur. Ils seront déçus, nous les punirons, nous les écraserons de rage. Soyez sans pitié, massacrez dit le prince.

Janos fuit la roulotte et sort de la ville. Au loin, les explosions retentissent. Une armée d'adeptes avec des gourdins s'en prend aux malades de l'hôpital mais recule et fait demi-tour devant un vieillard nu et décharné.

Janos retrouve un cahier dans un magasin dévasté où sont retranscrites des paroles du prince : "Tout ce que vous faites et ferez n'est que mensonge et déception. Ce que vous pensez et penserez est ridicule. Vous pensez que vous avez peur et celui qui a peur ne sait rien. Il aimerait que tout ici ne soit que rien parce que dans la ruine toute la construction est incluse". Les villageois, raconte le cahier, ont tout cassé sans trouver la cause de la haine. Ils ont anéanti le central téléphonique, tué et violé, les demoiselles qui y étaient employées.

L'armée a pris le contrôle de la ville. Tante Tünde accompagne les autorités dans leur mise au pas de la population. Janos rentre chez lui et découvre son oncle Lajos mort, assassiné. Il n'ose l'avouer à sa femme, Harrer. Celle-ci lui dit qu'il est recherché. Janos ignore pourquoi mais fuit par la voie ferrée. Il est repéré par un hélicoptère.

György Eszter vient le voir dans l'hopital où il est incarcéré, à demi-fou. György l'assure qu'il pourra habiter chez lui lorsqu'il sortira d'ici. Il est cependant lui-même réduit à occuper la cabane du jardin. Sa femme a pris la maison avec le préfet.

György Ester abandonne Janos et passe par la place où la camion a disparu laissant la baleine pourrir sur place. György Ester la laisse derrière lui.

Premier film de Béla Tarr à être distribué en France, Les Harmonies Werckmeister est adapté d'un roman de Laszlo Krasznahorkai (La Mélancolie de la Résistance). Cinéaste réputé difficile, (Le tango de Satan durait plus de sept heures), Tarr est une référence pour quelques happy few dont Gus van Saint qui reprend le long et beau travelling des deux amis marchant d'un même pas dans Gerry, son dernier film non encore distribué en France.

Le noir et blanc expressionniste et la fable philosophique rappellent les premières œuvres de Bergman ou, sur un scénario assez proche, La Honte (1967), et l'œil de la baleine fait penser à l'œil du monstre marin ramené par les pêcheurs sur la plage à la fin de La dolce vita (1959).

Tarr, comme Fellini ou Bergman, ne choisit pas un héros positif comme point d'ancrage et d'identification pour son spectateur. Sa sympathie va manifestement à Janos Valushka, le jeune postier un peu simple fasciné par l'astronomie et admirateur du musicologue M. Eszter. Celui-ci semble être porteur de la question centrale que pose Tarr dans ce film : jusqu'où peut aller l'exigence de l'artiste ?

Le musicologue isolé du monde et des autres a accordé son piano pour échapper aux tricheries avec les mathématiques concoctées par Werckmeister pour obtenir la gamme tempérée dont seront issus tous les chefs-d'œuvre de la musique dite classique à partir de Jean-Sébastien Bach. Seul face à son micro, le musicologue déclare vouloir retrouver la musique naturelle et l'harmonies des sphères. Dans un de ses magnifiques plans séquences, Béla Tarr tourne autour du musicologue qui ne semble prêter aucune attention à son jeune ami Janos venu comme chaque jour lui porter à manger, et le coucher.

L'exigence du musicologue va se heurter au monde extérieur et l'amener à capituler en rase campagne. Il devra accepter le dictât de sa femme qui a besoin de sa notoriété dans la ville pour obtenir les signatures de soutien à son projet de retour à l'ordre et, face à la violence déchaînée par le mystérieux prince qui accompagne la baleine, il acceptera sagement de réaccorder son piano selon la gamme tempérée pour mieux le vendre. Cette façon de sauver les meubles est toutefois au service d'une bonne cause : Janos, probablement torturé par les militaires est devenu fou, c'est dorénavant M. Eszter qui devra veiller sur lui.

Jusqu'où aller trop loin dans l'exigence ? Cette question Béla Tarr se la pose dans chaque plan. Chaque plan étant un plan séquence d'entre une et dix minutes avec des mouvements souvent magnifiques mais parfois minimalistes (le tracteur avec la benne de la baleine que l'on suit depuis le fond de la rue jusqu'à son passage devant Janos, Janos marchant dans le soleil levant, courant sur la voie ferrée, la séparation de Janos et de M. Eszter...). Ce refus du champ contrechamp exacerbe parfois le suspens ainsi de la découverte par Janos du cadavre de son ami le bottier. Mais elle est surtout l'occasion d'une véritable chorégraphie de la mise en scène, somptueuse dans les scènes de foule.

Le premier plan séquence amorcé sur la grille d'un poêle à charbon débute par l'ordre donné par le patron d'un bar de sortir à tous les poivrots. Mais l'un d'eux demande que l'on laisse Janos faire son spectacle. Les tables sont rangées. Janos se saisit des habitués fait joué à l'un le soleil à l'autre la terre en mouvement et à un autre la lune. Le ballet s'arrête pour mimer l'instant de l'éclipse puis repart avec tous ces hommes aux corps massifs ou meurtris incarnant le mouvement des planètes. La caméra s'élève, saisit la lumière du plafonnier qui les illumine tous avant de repartir saisir le patron qui, cette fois, s'assure que tous vont partir. Le long trajet de Janos dans la campagne déserte est illuminé de cette hauteur de vue. Grande séquence aussi celle de la caméra saisissant les visages des hommes qui commencent à s'assembler sur la place qu'ont déserté femmes (peu présentes dans le film) et enfants (totalement absents). La chorégraphie de Tarr culmine dans la scène du saccage de l'hôpital où un lent travelling saisit les passages à tabac des malades dans les chambres avant que la vision d'un vieillard décharné, image des camps de la mort nazis, ne vienne redonner une conscience à ces hommes qui s'en reviennent alors lentement chez eux.

Jean-Luc Lacuve le 10/04/2003