Le chant du Styrène

1958

Genre : Documentaire

Texte de Raymond Queneau. 0h18.

Un carton introductif signé Victor Hugo :
L'homme se fait servir par l'aveugle matière.
Il pense, il cherche. Il crée. A son souffle vivant
Les germes dispersés dans la nature entière
Tremblent comme frissonne une forêt au vent

Puis , le poème écrit par Raymond Queneau pour le commentaire du film:

O temps, suspends ton bol, ô matière plastique
D'où viens-tu ? Qui es-tu ? et qu'est-ce qui explique
Tes rares qualités ? De quoi donc es-tu fait ?
D'où donc es-tu parti ? Remontons de l'objet
À ses aïeux lointains ! Qu'à l'envers se déroule
Son histoire exemplaire. En premier lieu, le moule.
Incluant la matrice, être mystérieux,
Il engendre le bol ou bien tout ce qu'on veut.
Mais le moule est lui-même inclus dans une presse
Qui injecte la pâte et conforme la pièce,
Ce qui présente donc le très grand avantage
D'avoir l'objet fini sans autre façonnage.

Le moule coûte cher; c'est un inconvénient.
On le loue il est vrai, même à ses concurrents.
Le formage sous vide est une autre façon
D'obtenir des objets : par simple aspiration.
À l'étape antérieure, soigneusement rangé,
Le matériau tiédi est en plaque extrudé.
Pour entrer dans la buse il fallait un piston
Et le manchon chauffant - ou le chauffant manchon
Auquel on fournissait — Quoi ? Le polystyrène
Vivace et turbulent qui se hâte et s'égrène.
Et l'essaim granulé sur le tamis vibrant
Fourmillait tout heureux d'un si beau colorant.
Avant d'être granule on avait été jonc,
Joncs de toutes couleurs, teintes, nuances, tons.

Ces joncs avaient été, suivant une filière,
Un boudin que sans fin une vis agglomère.
Et ce qui donnait lieu à l'agglutination ?
Des perles colorées de toutes les façons.
Et colorées comment ? Là, devint homogène
Le pigment qu'on mélange à du polystyrène.

Mais avant il fallut que le produit séchât
Et, rotativement, le produit trébucha.
À peine était-il né, notre polystyrène.
Polymère produit du plus simple styrène.
Polymérisation : ce mot, chacun le sait,
Désigne l'obtention d'un complexe élevé
De poids moléculaire. Et dans un réacteur,
Machine élémentaire, oeuvre d'un ingénieur,
Les molécules donc s'accrochant et se liant
En perles se formaient. Oui, mais — auparavant ?

Le styrène n'était qu'un liquide incolore
Quelque peu explosif, et non pas inodore.
Et regardez-le bien; c'est la seule occasion
Pour vous d'apercevoir ce qui est en question.
Le styrène est produit en grande quantité
À partir de l'éthyl-benzène surchauffé,
Le styrène autrefois s'extrayait du benjoin,
Provenant du styrax, arbuste indonésien.
De tuyau en tuyau ainsi nous remontons,
À travers le désert des canalisations,
Vers les produits premiers, vers la matière abstraite
Qui circulait sans fin, effective et secrète.
On lave et on distille et puis on redistille
Et ce ne sont pu là exercices de style :
L'éthylbenzène peut — et doit même éclater
Si la température atteint certain degré.
Quant à l'éthylbenzène, il provient, c'est limpide,
De la combinaison du benzène liquide
Avec l'éthylène, une simple vapeur.
Ethylène et benzène ont pour générateurs
Soit charbon, soit pétrole, ou pétrole ou charbon.
Pour faire l'autre et l'un l'un et l'autre sont bons.

On pourrait repartir sur ces nouvelles pistes
Et rechercher pourquoi et l'autre et l'un existent.
Le pétrole vient-il de masses de poissons ?
On ne le sait pas trop ni d'où vient le charbon.
Le pétrole vient-il du plancton en gésine ?
Question controversée... obscures origines...
Et pétrole et charbon s'en allaient en fumée
Quand le chimiste vint qui eut l'heureuse idée
De rendre ces nuées solides et d'en faire
D'innombrables objets au but utilitaire.
En matériaux nouveaux ces obscurs résidus
Sont ainsi transformés. Il en est d'inconnus
Qui attendent encor la mutation chimique
Pour mériter enfin la vente à prix unique.