La comtesse aux pieds nus

1954

Genre : Mélodrame
Thèmes : Hollywood , flash-back

(The barefoot Contessa). Avec : Humprey Bogart (Harry Dawes), Ava Gardner (Maria Vargas), Edmond O'Brien (Oscar Muldoon), Marius Goring (Alberto Bravano) Rossano Brazzi (Vincenzo Torlato-Favrini) Warren Stevens (Kirk Edwards). 2h08.

Dans un cimetière de la Riviera italienne par un jour de grande pluie, on enterre la star hollywoodienne Maria d'Amato, née Maria Vargas.

Dans un premier récit, Harry Dawes, scénariste et réalisateur qui dirigea les trois films de la brève et fulgurante carrière de Maria, fut aussi son ami et un peu son psychanalyste, se remémore sa première rencontre avec elle dans une taverne de Madrid où elle dansait et où elle fut engagée par le producteur Kirk Edwards.

Dans un second récit, Harry se rappelle qu'il avait protégé la carrière de Maria en invitant quelques producteurs à la première projection des rushs de Maria qui avait impressionné tout le monde mais dont la carrière aurait pu être anéantie par la perversité de son producteur.

Dans un troisième flash-back, Oscar Muldoon, le public-relation du producteur, se souvient du procès du père de Maria qui avait tué sa mère et que Maria avait défendu en chargeant sa mère. Contrairement à tous les pronostics, cette déclaration courageuse et sincère avait décuplé sa popularité.

Dans un quatrième flash-back, Harry se rappelle la rupture entre Kirk et Maria. Celle-ci suit alors un milliardaire chilien, Alberto Bravano.

Dans le cinquième flash-back, Oscar Muldoon qui avait accepté l'offre d'emploi de Bravano, se souvient que Maria ne s'était pas plus donnée à Bravano qu'à Kirk et qu'elle avait des relations clandestines et brèves avec des hommes qui ne comptaient pas dans sa vie... La vie qu'elle mène avec Bravano, égoïste et mondain, se dégrade. Un soir, celui-ci l'insulte. Un étranger au groupe, le comte Torlato-Favrini, s'approche de Bravano, le gifle et sort au bras de Maria.

Dans le sixième flash-back, Torlato-Favrini fait le récit de sa rencontre avec Maria et notamment de sa vision, par hasard, de Maria dans un camp de gitan avant la soirée au casino.

Retour au cimetière, 7e flash-back. Harry Dawes avait lu dans la presse que Maria allait épouser le comte. Un jour, alors qu'il repérait des extérieurs à Santa Margarita, il l'avait vu apparaître rayonnante de bonheur. Il avait été ensuite témoin de son mariage non sans éprouver une certaine inquiétude sur son sort. Cette inquiétude avait augmenté quand elle était venue lui raconter (8e flash-back) que, le soir de ses noces, son mari lui avait montré un document militaire faisant état d'une blessure de guerre datant d'octobre 1942 qui l'avait rendu impuissant. Après ce récit, elle avait avoué à Harry qu'elle couchait avec un domestique mais qu'elle s'apprêtait à rendre son mari heureux en lui annonçant qu'il allait avoir un descendant et lui éviter ainsi d'être le dernier des Torlato-Favrini. Dawes s'était montré très inquiet lui reprochant d'agir comme dans des films romanesques. Il pensait que son mari, homme torturé, névrosé aimait terminer sa vie à sa façon. Maria, sûre d'elle-même, s'apprêtait à rompre le soir même avec le domestique pour annoncer à son mari la naissance prochaine d'un enfant qu'il pourrait considérer comme le sien. Quand elle était partie, Dawes avait vu qu'une voiture suivait la sienne. Il s'était rendu en toute hâte au palais du comte mais était arrivé trop tard : le comte venait de tuer Maria et son amant. Dawes, enlevant une dernière fois les chaussures des pieds de Maria pour l'allonger sur le lit en attendant la police, n'avait pas même pris la peine de dire au comte la vérité sur la liaison que sa femme entretenait avec le domestique.

Retour au cimetière. C'est la fin de la cérémonie. La pluie a cessé et le soleil chasse les nuages. Le comte part entre deux gendarmes sous l'œil de Dawes. Son assistant lui fait remarquer qu'ils auront demain de bonnes conditions pour tourner son film. Dawes acquiesce : le travail et le cinéma continuent.

Mankiewicz écrit le scénario et réalise La comtesse aux pieds nus en toute liberté grâce à une production des Artistes Associés. C'est ainsi dans un film très personnel qu'il décrit le monde du cinéma comme il avait décrit celui du théâtre quatre ans plus tôt avec Eve (1950). Le cinéma hollywoodien lui semble dans un état de décomposition avancé puisqu'il lui adjoint en miroir la description de deux autres microcosmes, celui d'un groupe d'errants et d'exilés richissimes menant sur la Riviera une vie frivole et dérisoire et le palais d'une grande famille aristocratique italienne en voie d'extinction. Dans ces châteaux en perdition menaçant de s'écrouler sous la vacuité, l'alcool, l'égo ou la névrose survient la fière et splendide Maria Vargas, cendrillon espagnole peut-être capable de les régénérer.

Ce sentiment que le vers est déjà dans le fuit, qu'il est trop tard, est magnifiquement incarné dans le mode du récit sous forme de huit flashes-back racontés par quatre narrateurs. Harry raconte les 1er, 2e, 4e et 7e, Oscar les 3e et 5e Torlato-Favrini le 6e et Maria le 8e, flash-back dans le 7e flash-back. Il ne s'agit pas en effet avec ces multiples témoignages contenus dans les flashes-back d'exprimer des points de vue radicalement différents ou de cerner une vérité psychologique et sociale. Il s'agit bien plutôt de redoubler le sentiment d'inquiétude et de pourriture d'une civilisation en l'englobant dans une sorte de chant funèbre qui va venir en ausculter les plaies. La beauté de la narration faite depuis des pointes de présent qui vont s'ouvrir sur des nappes de passé est de magnifier l'inquiétude sous l'apparent bonheur de chacune des bifurcations du destin que se choisit Maria Vargas. Héroïne d'une beauté irréelle, inaccessible et faussement sereine, elle ne cesse de se prouver à elle-même qu'elle est libre. Mais cette liberté n'engendrera pour elle que frustration et tragédie.

Le chant funèbre amorcé dans un cimetière sous la pluie se termine sous le soleil. Tournant le dos à la statue définitivement tragique de Maria, Harry aura la consolation de la création qui répare les imperfections de la vie. "C'était l'homme de tes rêves et toi la femme des siens. Vous auriez pu vous rendre heureux. Une fois de plus, la vie fout le scénario en l'air" avait-il dit à Maria avant de la quitter le dernier soir.

Jean-Luc Lacuve le 15/02/2014

Vincent Amiel et José Moure, Histoire vagabonde du cinéma : "Alors que la star jouée par Ava Gardner se trouve sur la yacht du milliardaire Bravano, où elle l'objet de tous les regards, elle se déplace vers le pont arrière du bateau pour s'allonger au soleil. Plusieurs hommes sont là dont le regard converge vers le corps de la femme. Lorsqu’elle enlève son caraco, Mankiewicz les filme en champs/contre-champs, les hommes comme au spectacle, la star offerte à leurs regards appuyés, lourds de désir. Celle-ci, surprise par la grossière impudeur des visages tournés vers elle, a le reflexe, dans un premier temps de recouvrir son buste du vêtement qu’elle vient d'enlever, puis, se ravisant, ouvre au contraire les bras s'expose littéralement, majestueuse et pin-up à la fois, renvoyant les homme présents à leur position de voyeurs(...) Mankiewicz actualise ainsi, pour le cinéma et son système de stars, la figure antique de Phryné : celle-ci, prostituée et modèle à Athènes est accusée par l'aréopage d'impiété et de mener une vie dissolue. Pour exprimer son innocence, son avocat, écarte ses vêtements et la montre nue au tribunal. C’est ce que représente Gérôme dans son tableau, Phryné devant l'aréopage.

Phryné devant l'aréopage Jean-Léon Gérôme, 1861
Maria D'Amato sur le pont arrière du yacht

Phryné constitue une sorte d'aporie dans le tableau de Gérôme aussi bien que dans le film de Mankiewicz : son exhibition n'est en rien la marque de son innocence, mais elle rejette par son attitude, toute responsabilité sur le regard des spectateurs. Phryné était un modèle pour les sculpteurs de son temps, tout comme Ava Gardner était un modèle pour les cinéastes; à travers elles, c'est bien l'acte de montrer et d'exposer les corps qui est donné à interroger."

Bibliographie :